Dans une société actuelle qui érige l’information numérique à un rang quasi divin, les pigeons pourraient-ils être les émissaires de cette nouvelle entité omnipotente, les agents du sacrosaint big data ? C’est le postulat qui sert de base à Two pigeons perching on a bench, écrit et mis en scène par Claire Thill et présenté au Kasemattentheater, en coproduction avec les Théâtres de la Ville de Luxembourg, la semaine dernière. Entre burlesque et second degré, Two pigeons… tente un peu maladroitement d’emporter le public dans un récit numérico-animalier anglophone complètement fou, véritable petite sonnette d’alarme contre les dérives d’Internet.
Invité à s’asseoir au plus proche de la scène, le public est immédiatement placé dans l’action, au contact des personnages de la pièce, pigeons anthropomorphes symbolisés par le truchement d’un masque dudit animal et par quelques interactions roucoulantes avec la salle. En toile de fond, des projections de recherches internet sur l’oiseau, des enregistrements sonores et une femelle essayant bien vainement de réussir un vol dont on ne connaît pas encore le but spécifique. Après quelques minutes passée en tête à tête avec le Pigeon 1.0 incarné par Feyesa Wakjira, qui décrit ses habitudes de vol au-dessus du centre-ville de Luxembourg et par-delà, les gens qui se croisent et dont il observe le petit manège immuable, le spectateur sera fixé : le Pigeon 2.0 et son interprète Catherine Elsen, immobiles au sol depuis le début du discours de leur congénère, sont beaux et bien vivants, seulement assommées par une nième tentative de prévention-choc auprès de la population, à grand coups de pirouettes aériennes et de flyers, afin que toutes et tous cessent d’être obnubilés par leur smartphone, avatar par excellence de la grande collecte de l’information...
S’en suivra une ribambelle de scénettes qui placeront ce duo de pigeons rêveurs et éduqués au centre d’un conflit entre l’humanité, le règne animal et la machine, entre le vivant et l’outil immatériel qu’est l’information digitale et dont il se sert afin de toujours mieux connaître amis comme ennemis. Tests de personnalité, tube de The Police aux paroles adaptées à la situation, figuration de vol par tapis roulant, arrivée inopportune d’objets étranges et automatisés sur la scène : une pléthore d’actions scéniques seront utilisées pour illustrer le propos de la pièce, opposant celle qui veut réveiller et celui qui sait bien que tant que l’humain reste les yeux rivés sur son écran, il ne les lève pas vers le ciel...
Si cette dichotomie est évidemment très pertinente aujourd’hui et clairement amenée, le tout est malheureusement traduit sur scène de manière trop fournie et pas assez cohérente pour créer l’impact souhaité. Les deux interprètes sont plutôt attendrissants dans leur combat, l’un regrettant l’époque où les petits cadeaux aviaires que laissaient ceux de son espèce sur les sols de l’Homme n’entachaient pas leur survie, l’autre voulant faire entendre sa voix à tout prix, un prix digital : « I’m gonna show the world. I have a plan. All the world will tweet about it. In 140 characters ! », mais l’ensemble reste en effet un peu trop cacophonique pour véhiculer le message efficacement.
Restent quelques instants de grâce, tantôt drolatiques, tantôt poétiques, bien aidés par la bande son et le soutien logistique du Pigeon 3.0 François Martig pour cette jeune pièce dont la maquette était sortie du TalentLab 2016.