En 2012, dans un magasin Safeway de Denver, une cliente qui participait au test d’un programme de prix individualisés découvrit que si elle alternait les deux marques de café Starbucks et Dunkin’ Donuts, elle obtenait un meilleur prix que si elle s’en tenait à une seule marque. Avec ce programme, un client s’intéressant à l’achat d’une eau minérale pour la première fois de son historique avait droit à un prix réduit par rapport aux autres consommateurs, Safeway espérant qu’il serait séduit et générerait des ventes de ce produit à l’avenir. Les prix individualisés évoquent davantage les pratiques du bazar, où un prix n’est avancé par le vendeur qu’après qu’il a pu mesurer dans les yeux du client potentiel à quel point il désire la marchandise, que le commerce du vingt-et-unième siècle. Pourtant, les signes d’un recours croissant du commerce en ligne à de tels procédés ont poussé le ministre de la consommation de Rhénanie du Nord-Westphalie, Johannes Remmel, Die Grünen, à demander il y a quelques jours des lois plus strictes contre les prix individualisés dans le commerce en ligne. « Nous devons empêcher de telles pratiques avant qu’elles ne se propagent davantage », a-t-il avancé.
Ce qui est visé n’est pas le pricing dynamique pratiqué par les compagnies aériennes, les chemins de fer ou les hôtels pour maximiser leur taux d’occupation, mais bien le recours aux données individuelles du client, recueillies par le biais de cookies, de bases clients ou des mille et une astuces du marketing, pour différencier le prix d’un produit ou d’un service qui lui est proposé. L’intention poursuivie peut être, tout simplement, d’augmenter la marge lorsque les circonstances le permettent, par exemple lorsque le parcours de l’internaute ou son profil suggère qu’il achètera le produit sans prêter beaucoup d’attention au prix. Ainsi, des clients se connectant depuis un quartier favorisé pourraient se voir proposer un prix plus élevé que ceux dont l’IP vient d’une banlieue mal lotie. Cette méthode assez grossière présente un risque élevé d’être détectée par les clients, qui peuvent la dénoncer comme discriminatoire mais peuvent aussi apprendre à tricher, par exemple en simulant une fausse adresse IP, ou à se déplacer pour effectuer leur achat depuis un quartier pauvre et tromper le serveur du marchand. Dans d’autres cas, un e-commerce pourra afficher un prix plus bas lorsque le client habite un lieu proche d’un magasin concurrent aux prix compétitifs. Ce qui semble particulièrement fréquent est d’analyser les achats passés d’un client pour évaluer le prix maximal qu’il sera disposé à payer.
Aux concepteurs de telles stratégies à qui l’on reproche de mettre en place des pratiques discriminatoires, ceux-ci répondent que personne ne se plaint d’un rabais individualisé et qu’il n’y a donc pas de quoi se frapper. Il y aussi ceux qui soutiennent que les prix varient de toute façon en fonction de la configuration du produit, des conditions de paiement et d’autres critères variables : un argument qui semble surtout destiné à noyer le poisson, suggérant qu’on ne peut jamais être sûr d’être en présence d’une pratique qu’une majorité de consommateurs condamne de manière instinctive. C’est un des paradoxes de l’univers du commerce en ligne : il est censé garantir davantage de transparence, notamment en matière de prix, mais en pratique, il est tellement facile, et manifestement tentant car lucratif, d’utiliser les ressources recueillies sur les réseaux et dans les bases de données pour changer les prix à la volée pour des clients individuels, qu’il faut à présent se prémunir contre ce risque, sous peine voir s’installer chez les consommateur une grande méfiance.
« Si en tant que client je reçois un autre prix que mon collègue de travail simplement à cause de l’endroit où j’habite ou de mes habitudes de consommation, alors il s’agit purement et simplement d’une politique de prix déloyale (de la part des entreprises) », s’est énervé le ministre Johannes Remmer. Une enquête effectuée auprès de mille habitants de son Land lui donne raison : 57 pour cent se sont prononcés pour des prix égaux pour tous, tandis que 38 pour cent acceptaient l’idée de prix individualisés.