L’époque est difficile pour quiconque se dit internationaliste. La montée de l’extrême-droite en Europe et la profonde xénophobie qui anime les architectes du Brexit menacent ceux qui, comme Victor Hugo l’écrivait en 1843, ont « pour patrie le monde et pour nation l’humanité. » Dans un tel contexte, les idées à l’origine du projet européen, tel qu’il fut défini dans le cadre de la Ceca, sont d’une radicalité étonnante. L’interdépendance entre les États devait garantir la paix en Europe de l’ouest alors que des politiques économiques d’inspiration keynésienne dompteraient la bête capitaliste. Ce projet que certains à gauche considéraient comme réactionnaire en pleine guerre froide semble en 2019 révolutionnaire. Se ressourcer aux origines du projet européen apporte un tant soit peu du baume au cœur et, dans un moment de faiblesse, on se met à croire ceux qui affirment que l’Union européenne est aujourd’hui la maison commune des internationalistes dans le conflit fondamental qui les opposent aux Victor Orbán, Marine Le Pen, Matteo Salvini et consorts.
Mais cet égarement n’aura été que de courte durée grâce à Ursula von der Leyen et à son équipe. Dans l’organigramme de la nouvelle Commission européenne, le vice-président Margaritis Schinas a pour ressort « la protection de notre mode vie européen ». Or le fait qu’il s’agit là du portefeuille anciennement appelé « migrations, affaires intérieures et citoyenneté », suggère que pour la nouvelle Commission, ce sont les migrants qui constituent un danger pour un « mode de vie européen » qu’il faudrait protéger. L’explication de la Commission que le « European way of life » est une référence aux valeurs soi-disant européennes de « tolérance, d’accueil et d’asile » ne convainc guère. La principale menace contre ces valeurs universelles ne vient pas des réfugiés et travailleurs immigrés, mais bien des partis d’extrême droite dont la Commission semble s’approprier le langage. L’utilisation de l’adjectif possessif « notre » est indicatif de cette dérive. C’est « nous » contre les autres.
Le problème est bien évidemment la définition du « nous ». Qu’un certain malaise semble exister au sein de la Commission par rapport à ce nouveau portefeuille est confirmé par le fait que la version allemande de l’organigramme ne mentionne pas la « protection de notre mode vie européen », mais parle seulement « de protection de ce qui constitue l’Europe » : « Schützen, was Europa ausmacht ». Mais quelle Europe protéger ? Certes l’Europe, ce sont les œuvres d’Alexandra Kollontaï, de Thomas Mann et de bien d’autres encore. Mais ceux qui brulèrent leurs livres à Berlin le 10 mai 1933 étaient tout aussi Européens. Les voies qui menèrent aux camps de la mort avaient leurs origines dans des aspects d’une pensée européenne qui elle aussi opposait le « nous » et les autres. Il n’y a donc nul doute à avoir. Être internationaliste, c’est être au côté des autres.