d’Lëtzebuerger Land : Quels sont, selon vous, les principaux mérites de la commission Juncker ?
Jean Asselborn : Après les années Barroso, le Président Jean-Claude Juncker a œuvré en faveur d’une Union européenne plus grande et plus ambitieuse pour les grands enjeux, plus petite et plus modeste pour les petits dossiers. C’est ainsi que la Commission Juncker a lancé un programme ambitieux en faveur de l’emploi, de la croissance et de l’investissement. La Commission a également utilisé ses prérogatives pour faire respecter nos valeurs communes, l’État de droit et les droits fondamentaux, toutefois avec un succès plutôt mitigé dans certains pays. Il faut également mentionner le rôle de la Commission Juncker dans le dossier épineux du Brexit. Le fait que les 27 ont réussi à rester unis tout au long du processus est aussi dû à l’action persévérante de l’équipe autour de Michel Barnier.
À ses débuts comme commissaire, Jean-Claude Juncker a parlé de la « commission de la dernière chance ». C’était dans le contexte de la crise de l’euro et de celle des réfugiés sur fond d’érosion de la confiance des gens dans les institutions européennes. Est-ce que la commission a tenu son pari ?
Il faut se rappeler qu’en 2014, peu après la crise économique et financière, l’objectif de la Commission Juncker était de rapprocher l’Europe de ses citoyens et de faire avancer les travaux sur les grands sujets européens, comme le renforcement du pilier européen des droits sociaux, la stimulation des investissements, la création d’un marché intérieur numérique et une politique de migration basée sur la solidarité et la dignité. Je pense qu’après un mandat de cinq ans qui a vu plusieurs crises, et des élections européennes en mai 2019, où les partis démocratiques se sont nettement imposés face aux populistes et aux nationalistes, il faut reconnaître que la « dernière chance » a été saisie, du moins en ce qui concerne l’essentiel : au Parlement européen, les familles politiques qui défendent l’âme de l’UE restent largement majoritaires.
Monsieur Juncker voulait une commission « politique ». Est-ce que cela lui a réussi ?
La Commission Juncker a, en effet, adopté un style plus « politique ». Le président Juncker a beaucoup insisté sur le fait que les décisions de « Bruxelles » sont souvent des décisions qui émanent des États membres. Cette prise de conscience est nécessaire pour comprendre comment fonctionne l’Europe, et pour dénoncer les discours mensongers des populistes qui renvoient aux prétendus « diktats » de Bruxelles pour dissimuler les défaillances au niveau national.
En même temps il faut réaliser que le rôle de la Commission est aussi celui de « gardienne des Traités », c’est-à-dire de l’organe qui veille à la mise en œuvre du droit européen, essentiel au fonctionnement du marché unique. À un certain degré, une Commission « politique » se heurte à ce rôle qui est essentiellement technique et administratif. Il s’agit donc de trouver le bon équilibre entre une Commission « politique » et une administration censée gérer le bon fonctionnement de l’Union en général et du marché intérieur en particulier.
Quel est donc votre bilan de la Commission ?
Somme toute, le bilan de la Commission Juncker est positif. Avec la contribution de la Commission européenne, l’UE a pu jouer un rôle de premier plan dans la négociation de l’accord de Paris sur le climat. L’UE est la seule grande économie au monde à avoir pleinement transposé dans sa législation les mesures qu’elle s’est engagée à prendre pour respecter les engagements de l’accord de Paris et réduire d’au moins quarante pour cent ses émissions de gaz à effet de serre d’ici 2030, en se préparant à une économie neutre sur le plan climatique. Quant à l’économie, le plan Juncker a contribué à soutenir la reprise économique. Le Fonds européen pour les investissements stratégiques devrait bénéficier à presque un million de PME à travers l’Europe …
Sur le plan de la politique d’asile, les plans pour instaurer un système de répartition des réfugiés ont cependant échoué...
En effet, la Commission Juncker a dû faire face à la crise migratoire de 2015. La réforme du système d’asile reste à faire, et on ne parvient pas à s’accorder sur une politique migratoire européenne commune. Alors que le nombre de demandeurs de protection internationale a diminué de 90 pour cent, l’Europe se transforme de plus en plus en une forteresse. Une politique d’isolement aussi radicale n’est pas une solution au problème actuel des réfugiés. Notre devoir en tant qu’Européens est de venir en aide aux gens qui fuient la guerre et la persécution.
L’Europe a commis une grave erreur en admettant que la responsabilité volontaire des États membres en politique d’asile prime sur la responsabilité obligatoire de tous dans le contexte du droit international. De ce fait, il ne reste plus que quatre à cinq États membres pour accueillir des migrants sauvés en mer, à l’image de ce qui a été fait pour le Sea-Watch 3.
Certains pays critiquent la Commission pour avoir opté pour une démarche trop idéologique, e.a. parce qu’elle veut restreindre l’accès aux fonds de l’UE en cas de violation de l’État de droit dans le projet budgétaire. Quelle est la position du Luxembourg ?
Le Luxembourg soutient l’introduction d’un tel mécanisme et partage l’avis de la Commission que le respect de l’État de droit est une condition préalable essentielle à une bonne gestion financière et à un financement efficace de l’UE. Soyons clairs : Il ne s’agit pas ici d’une initiative de la part de la Commission pour « punir » des États membres, mais bien d’une requête spécifique d’un large nombre d’États membres, dont le Luxembourg, à l’égard de la Commission.
Rappelons que le respect des valeurs retenues à l’article 2 du Traité constitue le fondement même de l’Union européenne. Le respect de ses valeurs, dont l’État de droit, par les États membres est indispensable pour le bon fonctionnement de l’Union. Au-delà d’être une question de valeurs, la protection de l’État de droit dans l’UE est également une question d’intérêts concrets. Nos sociétés et nos économies doivent travailler sur la base de règles appliquées correctement et de manière prévisible.
La Commission Juncker et la Banque européenne d’investissement ont créé un Fonds européen pour les investissements stratégiques (FEIS) doté de 33 milliards d’euros pour réagir aux baisses conjoncturelles. Dans quelle mesure le Luxembourg en a-t-il profité ?
Le soutien du FEIS a surtout été apporté aux régions les plus sévèrement touchées par la crise. Ainsi, la Grèce, le Portugal et l’Espagne figurent parmi les dix premiers bénéficiaires des investissements prévus au titre du FEIS, tout comme l’Estonie, la Bulgarie et la Pologne. Au Luxembourg, le volume total du financement au titre du FEIS depuis 2015 s’est élevé à 118 millions euros. Ceci devrait générer 548 millions euros d’investissements supplémentaires. Depuis le lancement du FEIS, six projets ont bénéficié d’un soutien qui devrait générer 268 millions euros en investissements. De plus, six accords ont été conclus avec des banques intermédiaires ou fonds, visant la création d’investissements supplémentaires de 280 millions euros.
Le développement de la zone euro ne progresse que lentement. Jusqu’ici la commission Juncker n’a encore réalisé aucun objectif dans ce contexte, ni le Fonds monétaire, ni l’intégration du paquet fiscal dans le droit de l’Union européenne, ni un budget spécial pour la zone euro ou la création d’un ministre des finances.
Contrairement à ce que votre question présuppose, les États membres et la Commission ont en fait réalisé des avancées considérables au cours des derniers mois. Lors du dernier sommet de la zone euro en juin 2019, les dirigeants de l’UE à 27 se sont accordés sur un paquet important de réformes majeures de la zone euro, à savoir de la réforme du Mécanisme européen de stabilité (MES), dont le Luxembourg est le pays-hôte, du filet de sécurité (common backstop) au Fonds de résolution unique (Single Resolution Fund), ainsi que d’un budget de la zone euro pour favoriser la compétitivité et la convergence.
Le Luxembourg se félicite de ces accords, auxquels il a activement contribué à tous les niveaux dans un esprit de compromis. Ces accords mettent en musique des mesures qui vont renforcer davantage la zone euro, en accordant un rôle plus important au MES, en créant une nouvelle facilité budgétaire propre à la zone euro et en renforçant la stabilité du système bancaire.
Quant aux aspects institutionnels, il existe encore des divergences de vues parmi certains États membres. C’est pour cette raison qu’il a été tout à fait compréhensible de se focaliser en priorité sur les éléments de réforme où des avancées sont réalisables. Le Luxembourg reste cependant ouvert à la poursuite de toute discussion sur des réformes d’ordre plus institutionnel.
Dans le cadre du développement de la Politique de sécurité et de défense commune, on discute de la création d’un conseil de sécurité européen afin de pouvoir réagir de manière plus rapide et efficace au niveau de la politique étrangère. Est-ce que le gouvernement soutient la création d’un tel conseil ?
Le Luxembourg s’est toujours engagé de manière déterminée en faveur d’une Politique de sécurité et de défense commune forte et adaptée aux défis du moment. Pour d’aucuns, l’idée de disposer d’un Conseil de sécurité européen viserait à aboutir à cet objectif, mais une mise en œuvre concrète semble encore bien éloignée, d’autant qu’un tel Conseil n’est pas prévu par les Traités de l’Union européenne.
L’idée de la création d’un Conseil de sécurité européen n’est pas nouvelle et demeure complexe. Elle soulève en effet un certain nombre de questions auxquelles il est difficile, voire impossible de répondre en l’état : quelles en seraient les modalités et compétences, quelle place prendrait un tel organe dans l’architecture institutionnelle européenne, qui en seraient les membres (et sur base de quels critères), quid d’une rotation équitable, quel serait le processus de prise de décisions, et comment en assurer la mise en œuvre ?
Dans un contexte particulier, où l’on observe une réémergence de tendances unilatéralistes et moins de solidarité entre États membres de l’Union européenne, il est nécessaire de rappeler que la recherche du consensus est à la base du projet européen. Redynamisons donc cette norme !
Le vote du Parlement européen sur la candidature d’Ursula von der Leyen, aura lieu mardi prochain. Qu’attendez-vous de la future présidente de la Commission européenne pour le Luxembourg?
Nous sommes aujourd’hui à un moment crucial pour l’Europe. Le taux de participation aux européennes a été de huit pour cent plus élevé qu’aux élections précédentes : c’est un gage donné par les électeurs qu’il ne faut en aucun cas mettre en cause. L’Union a le devoir de rétablir et de maintenir la confiance qu’ont les citoyens en ses institutions.
Pour un pays comme le Luxembourg, il est clair que nous nous attendons de la personne qui exercera la présidence de la Commission un certain respect de qu’on appelait jadis la « méthode communautaire » : la recherche du consensus et la conviction que les intérêts des « petits » États membres comptent autant que les intérêts des « grands ». En même temps, il nous faut un exécutif européen qui véhicule une image forte de l’Europe. Surtout en ces temps du Brexit, nous devons rester unis et rapprocher nos concitoyens des avantages qu’offre l’UE. Ce n’est qu’ensemble que nous pourrons faire face aux grands défis tels que le changement climatique, la crise du multilatéralisme ou les flux de migration.