Samedi matin 23 septembre, place de Strasbourg, quartier de la Gare. Plusieurs centaines de personnes se rassemblent le long de l’ancien Economat pour aller manifester leur ras-le-bol avec la situation sécuritaire et hygiénique qui empoisonne le quotidien dans leurs rues. S’y croisent des jeunes familles visiblement bien loties, des quadras, quinquas et sexas fringants, quelques ouvriers portugais, des candidats aux législatives du CSV et de l’ADR (ces derniers pour la plupart revêtus, en guise d’uniforme, d’une canadienne bleue sans manches), quelques anciens ou petits couteaux du DP, un candidat socialiste, et la patronne des patrons, Michèle Detaille. Le cortège s’ébranle lentement vers la rue de Strasbourg et sera drainée jusqu’au Centre Hamilius le long d’étroits trottoirs, grossissant au fil du parcours à un bon demi-millier de personnes, dont des candidats Déi Gréng.
Pour en arriver à cette manifestation, les quatre administrateurs qui gèrent le groupe WhatsApp « Quartier Gare Sécurité & Propreté » (fort de presqu’un millier de membres) depuis le 15 juillet n’ont pas eu la vie facile. En ouvrant un lieu de parole sur la situation sécuritaire et hygiénique du quartier, ils ont fini par lâcher les furies d’une colère longtemps retenue. Tout au long des premières semaines de l’existence du groupe, de nombreux intervenants tenaient, au-delà de leurs plaintes contre l’impact des dealers et toxicomanes sur leur vie quotidienne, des propos d’une rare violence contre différents groupes ethniques, la police, les autorités et les partis politiques. Les rares personnes qui essayaient de tenir tête à ces idées d’une gestion autoritaire, violente ou extra-légale de la situation dans le quartier, se faisaient insulter sans merci, mais aussi censurer par les gestionnaires du groupe avec l’argument que leurs propos ne correspondaient pas aux objectifs du groupe.
Entre lucidité et susceptibilité
Ce n’est qu’à partir de la fin du mois d’août que les administrateurs ont commencé à se rendre compte qu’il y avait péril en la demeure. Comme la surenchère se poursuivait jusqu’au petit matin, les temps de parole étaient réduits dans un premier temps à quelques heures par jour. Des recommandations légales de ne pas tenir des propos discriminatoires ou de masquer les visages des toxicomanes photographiés à leur insu dans des situations dégradantes sont émises. Bien qu’initialement, l’indignation ait été grande à l’égard des articles dans les médias qui critiquaient la tonalité fascisante de nombreux propos, les administrateurs finissaient par se rendre à l’évidence. Le 31 août, Graziela Bordin, une des administratrices du groupe, écrit : « Idées d’extrême droite, partisans de faire justice soi-même et autres personnes qui estiment que la violence résoudra le problème : vous êtes aimablement invités à quitter le groupe. » Le lendemain, épuisée, car elle avait tenu les rênes du groupe pendant la plus grande partie de l’été, elle ferme la discussion pour le weekend, instaure une trêve dominicale, et en explique les raisons : « Comme dans tous les grands groupes, il y a des discussions interminables qui ne mènent nulle part, et il y a aussi des commentaires méchants, racistes, extrêmes et totalement hors de portée de ce groupe. Cela exige que nous, modérateurs, fassions un effort constant pour garantir que les conversations soient productives et constructives. »
Mais au fil des semaines, les administrateurs n’ont pas su rester fidèles à leurs bonnes résolutions. Face à des voix plus modérées, notamment celles qui recommandaient de prendre une vue plus large sur le problème sécuritaire, leurs répliques sont devenues plus acerbes. Laurence Gillen, une des administratrices et candidate malheureuse du DP aux communales, s’était ainsi laissée aller à traiter de noms d’oiseaux les auteurs d’articles qui relevaient les propos extrêmes de nombreux membres du groupe. Autre incident : une personne, membre du groupe dès son origine, critique que ses fondateurs rejettent tout lien entre les questions sociales et de logement et les problèmes de sécurité dans le quartier, et estime qu’ils se situent ainsi, avec leurs revendications uniquement axées sur la sécurité, « à droite voire à l’extrême-droite ». Laurence Gillen réagit en l’accusant de diffamer le groupe et lui lance que sa contribution a été saisie et son numéro de téléphone noté. Une manière de dire : Craignez les poursuites judiciaires.
Pourtant, à la veille de leur manifestation, Bordin et Gillen avaient très peur des résonances de la bête immonde qui rugissait au sein du groupe. Elles mettaient en garde dans leurs directives contre ceux qu’elles appelaient les « mauvais acteurs », ces « personnes mal intentionnées […] agissant par intérêt spécifiques pour infiltrer la cause et la détourner de son objectif. » D’où cette recommandation, désarmante d’ingénuité, que, comme elles « ne peuvent pas garder tout sous contrôle, tout particulièrement compte tenu de la taille de la manifestation, il est de la responsabilité de chacun de réprimer toutes personnes mal intentionnées qui souhaiteraient détourner la manifestation de son objectif. »
Convergences perverses
Pourtant, les organisateurs n’ont pas demandé aux candidats de l’ADR, défilant en uniforme bleu frappé de leur logo, d’être plus discrets et de respecter la consigne que la manifestation ne devrait être « partidaire ». À l’instar du leader de la droite radicale Fred Keup, qui rêve de la restauration d’un mythique Luxembourg d’antan où l’on aurait vécu douillettement, avec moins d’étrangers, Graziela Bordin, qui vit depuis cinq ans au Luxembourg, a exprimé dans son allocution devant la Chambre le désir de « retrouver ce lieu, plein de vie, diversifié, multiculturel, unique, au cœur duquel nous avons choisi de vivre, travailler et élever nos enfants », applaudie par de nombreuses personnes qui savaient très bien que la Gare n’a jamais été un quartier tranquille.
Avec cette nostalgie commune d’un passé imaginaire, un autre axe de convergence pervers avec la droite radicale luxembourgeoise est ainsi maladroitement tracé. Pervers, car l’ADR n’a jamais été actif dans le quartier et sa population ne fait pas partie de ses groupes-cibles. Pourtant, il a pratiqué un entrisme remarqué lors de la manifestation pour mettre en avant ses idées sur la répression sécuritaire. Il est un parti qui, sous aucune condition, ne veut concéder des droits politiques supplémentaires aux non-Luxembourgeois qui constituent l’écrasante majorité des habitants du quartier. Pire, il veut rendre encore plus restrictives les conditions de leur naturalisation et de leur participation à la chose publique. Et pourtant, parmi ces non-Luxembourgeois qui ont pris la parole dans le groupe, nombreux sont ceux issus des classes moyennes qui pensent dans les mêmes termes hyper-autoritaires que l’ADR.
Alors que la foule venait d’arriver sur le Marché-aux-Herbes, Laurence Gillen a pris la parole sur le perron de la Chambre. Elle déclarait que les idées d’extrême-droite ne sont ni dans l’idéologie des non-Luxembourgeois ni dans celle des fondateurs de son groupe. Elle se trompait lourdement. Après la manifestation, un des participants parmi les plus présents lançait ce post très disant : « J’ai été choqué par les réactions négatives de certains organisateurs à la présence de l’ADR dans la manifestation. Tous les partis politiques sont autorisés par la loi luxembourgeoise et, à ce titre, compatibles avec la démocratie. Et on ne peut que constater que certains partis soutiennent le droit à la sécurité à la gare tandis que les partis d’extrême gauche (dei lenk et Green) considèrent que les agresseurs sont excusables. » Les perceptions et classifications politiques mutuelles entre les gens en place et les nouveaux entrants dans une société luxembourgeoise en plein bouleversement démographique deviendront, à en juger par ce post tout à fait significatif, matière de discussion dans les états-majors politiques, avec maux de tête garantis.
Ochlocratie
Quoi qu’il dise, quoi qu’il fasse, le groupe WhatsApp aura des problèmes à se défaire de sa réputation de tirer vers la droite. Le fait qu’une des revendications centrales des partis de centre-droite et de la droite radicale aux élections législatives – l’instauration d’une police municipale – figure en première place de ses doléances en matière de sécurité n’a pu que renforcer ces soupçons.
Son fonctionnement soulève également des interrogations. Le groupe entend parler au nom des riverains. Mais le processus de délibération, qui a conduit à la sélection et la formulation de ses revendications, a été tout sauf transparent. Des personnes désignées par les « fondateurs » ont rassemblé des « revendications » en procédant à une sélection selon des critères qui n’ont pas été expliqués. La « démocratie » dans le groupe WhatsApp de la Gare consiste actuellement en une délégation informelle à un leadership auto-désigné. Celui-ci s’arroge le rôle d’interprète des aspirations des très nombreux membres du groupe WhatsApp, parmi lesquels l’hostilité aux partis prévaut et l’adhésion à la complexité des chemins de l’État de droit s’effrite. Les autorités ont, il est vrai, laissé pourrir la situation dans le quartier. Et les partis du centre-gauche ont été tragiquement incapables de communiquer de manière crédible leur empathie et des solutions viables. Cette situation, somme toute perverse, a fini par générer un mouvement de classes moyennes qui constitue une variante de l’ochlocratie, du pouvoir de la masse, si chère aux libertariens de tout acabit.
S’y ajoute que nombreux sont ceux qui sont convaincus qu’il y a les Luxembourgeois et eux. Le Quotidien a ainsi cité le propriétaire d’un appartement payé 10 000 euros le mètre carré : « Moi qui suis plutôt bien intégré, notamment par mon travail, je vois bien qu’il y a deux mondes séparés : les Luxembourgeois d’un côté et les étrangers de l’autre. Et en tant qu’habitant de la Gare, je me sens comme un citoyen de seconde zone. » Deux phrases qui expriment on ne peut mieux la peur du déclassement de ces classes moyennes.
En ne contredisant pas systématiquement des discours qui considèrent presque tout ce qui relève du politique, de l’institutionnel et du légal comme un obstacle à leurs revendications, le leadership du groupe WhatsApp a mal mené sa barque et s’est, malgré lui, auto-positionné très à droite dans l’échiquier politique, entraînant avec soi un grand nombre de personnes issues des classes moyennes qu’il mobilise et qui forment la nouvelle échine dorsale du quartier le plus urbain de la capitale.
« Die ich rief, die Geister, werd’ ich nun nicht los »
Les organisateurs du groupe WhatsApp ne sont pas des personnes qui disposent d’une grande expérience politique. Pour la plupart universitaires, ils se sont malgré tout lancés dans cette aventure sans analyse des ressorts sociologiques, criminologiques, sanitaires et institutionnels des problèmes de leur quartier. Ils n’ont apparemment pas encore saisi l’ampleur clivante du mouvement social qu’ils ont déclenché.
Ce qui fait la différence entre ce qui se passe aujourd’hui et la période juste avant et après la pandémie à la Gare, c’est que jamais, le crime organisé n’avait pu étendre à ce point ses activités au grand jour. Or, le crime organisé est le sujet que les responsables politiques comme de l’appareil judiciaire et policier aiment le moins aborder en public. Et le groupe WhatsApp, faute d’avoir essayé de regarder un peu plus loin que ses revendications immédiates, ne l’a jamais abordé non plus.
Les dealers dans le quartier sont l’ultime maillon d’une chaîne qui va de la production des matières premières à leur transformation en stupéfiants, de leur transport vers les ports de l’Europe, jusqu’à leur arrivée dans les rues du quartier. Cette chaîne est faite d’exploitation, de violences, de corruption, de blanchissement de l’argent à toutes les étapes. Sur place, elle crée un biotope urbain qui inclut les dealers, les consommateurs, les lieux de rencontre, dont de nombreux bistrots et restaurants. Elle entraîne aussi la dégradation de l’espace public, la saleté, les déjections humaines, l’insécurité et une multitude d’actes illégaux et de violences. Au Luxembourg, ce sont le quartier de la Gare et une partie de Bonnevoie où se concentre au grand jour ce biotope généré par le crime organisé.
Si une indéniable radicalisation est maintenant en cours à la Gare, c’est parce que, sur une décennie, les doléances des citoyens n’ont pas été écoutées et suivies de mesures politiques et d’ordre public appropriées. La faute des autorités et des partis, c’est de ne pas avoir saisi la portée réelle de la souffrance de ceux qui, à l’origine, basaient pour la plupart leur relation à l’État, à la démocratie, et la politique sur un a priori de base qui est celui de la confiance et de la délégation de leur cadre de vie, censé être sécurisé, au monopole étatique de la violence légitime. Une évolution qui peut avoir des conséquences graves pour l’adhésion à la démocratie, l’intégration politique des non-Luxembourgeois et l’acceptation de solutions conformes à un État de droit qui agit selon le principe de la proportionnalité et des droits humains.