Rétroviseur Covid-19 À la fin des sixties et au début des seventies, ce n’étaient pas les jeunes fumeurs de hachisch ou les mangeurs de LSD qui parlaient d’une « épidémie » et d’un « fléau » ; c’étaient leurs parents, les autorités politiques et morales, les responsables d’organisations et d’institutions sociétales, en unisson avec les journalistes et commentateurs. Venant de vivre la pandémie du Covid, l’observateur d’aujourd’hui pourra identifier des analogies suggérant que la métaphore de l’« épidémie » de la drogue, bien plus qu’une simple expression, pouvait à sa façon revendiquer un brin de pertinence.
Comme le virus, la drogue représentait une menace inconnue qui, soudain, se rapprocha à grands pas. Rosch Krieps, dans son article sur le « nouveau fléau de l’Europe », s’émut d’une « unheimliche Macht, die da auf uns zukommt » (Land, 21 août 1970). La vitesse de propagation et la soudaine proximité géographique se reflétaient dans les gros titres : « Erschreckende Zunahme der Rauschgiftsucht in der amerikanischen Jugend » (Wort, 26 février 1970), « Die Rauschgiftwelle. Stärkste Zunahme bei Jugendlichen » (Wort, 20 août 1970), « L’apparition de la bombe H [pour hachisch] » et « Luxemburg Sucht Drogen [pour LSD] » (Tageblatt, 13 octobre 1970). Des faits divers documentaient l’irruption sur le territoire grand-ducal du phénomène, tout en illustrant sa portée transfrontalière : première interpellation de touristes hollandais à Diekirch, « Sie verkauften Rauschgift », « Haschisch-Schmuggler gestellt » (Wort et Tageblatt, 25 juillet 1970) ; interpellation d’étudiants à Bitburg : « Junge Luxemburgerin an Rauschgift-Party beteiligt » (Wort, 31 juillet 1970) ; drogues hallucinogènes et autres stupéfiants livrés directement des États-Unis ou de la base militaire américaine de Francfort , « Les 5 étudiants U.S. arrêtés à Mondof recevaient le L.S.D. par la poste » (Républicain, 24 octobre 1970). La montée des chiffres de consommation fut observée avec anx iété, non seulement au niveau des statistiques internationales, mais surtout par rapport aux extrapolations nationales : « Mille drogués au Luxembourg ? » (Républicain, 26 juin 1971) ; « […] chiffre énorme de 1 000 intoxiqués » (Land, 16 juillet 1971), « Rauschgift in Luxemburg : 2 000-3 000 Haschischraucher » (Wort, 6 novembre 1971).
Comme pour le virus, il s’agissait d’évaluer les risques d’un premier contact avec la drogue. Comme après une infection avec le Covid-19 : Fallait-il s’attendre à une sorte de grippe légère ou à une maladie gravissime, entraînant l’hospitalisation en soins intensifs avec risque fatal ? Après un essai de hachisch par curiosité, pouvait-on sombrer dans la dépendance de l’héroïne ? Les quotidiens mettaient en garde contre les risques d’un passage plus au moins automatique entre hachisch et héroïne, dont seraient victimes les jeunes en quête de sensations toujours plus fortes. Ils publiaient des comptes-rendus de déchéance individuelle, « Der Weg in die Finsternis » (Wort, 31 juillet 1969), et collective, « Jugend, die sich selbst zerstört » (Wort, 28 février 1970). Une tendance à l’amalgame se manifestait surtout dans le choix des illustrations. La photo d’une seringue dans un bras fut accompagnée par la légende explicative, que les drogues se consommaient en fumant ou par piqure : « Die Rauschgifte werden entweder geraucht oder intravenös (Bild) eingespritzt » (Tageblatt, 2 juillet 1970). Tout comme récemment pour le Covid-19, une préoccupation récurrente concernait les séquelles à long terme de la consommation, même modérée, des stupéfiants. Y aurait-il des « flashbacks » chez les utilisateurs du LSD, après des mois ou des années ? Y aurait-il des dégâts génétiques, avec des risques incalculables pour la progéniture ?
En mars 2020, lorsque le Covid-19 fit irruption au Grand-Duché, la peur devenait une émotion dominante, surtout pendant les premières semaines de la pandémie. Les débuts de la drogue à la fin des sixties étaient également marqués par la peur, palpable même dans les textes des journalistes de tendance libérale. L’éditorialiste du Journal, Edmond Reuter, qualifia les faits divers de Diekirch et Bitburg comme des délits mineurs, « relativ kleine Vergehen », (4 août 1970). Mais il évoqua en même temps le procès en Californie du meurtrier Charles Manson et de ses complices, qui avouaient avoir agi sous l’influence de drogues. L’article de Rosch Krieps ouvrit sur une énumération tout aussi angoissante : À Ansembourg, une jeune fille ensanglantée, « ein Mädchen in seinem Blut » ; ailleurs, un jeune homme qui se serait ouvert les veines au poignet ; un adolescent en proie à des convulsions, sauvé de justesse par sa mère. Un Luxembourgeois finalement, mort sur le trottoir à Haïfa. Tous, expliqua Krieps, étaient sous l’emprise de drogues, surtout de l’LSD.
Comme le Covid-19 à ses débuts, le LSD apparaissait comme un intrus insaisissable, capable de se dissimuler jusque sous les signes de ponctuation d’un manuel scolaire : « Ein beliebiges Stück Papier kann so viele Dosen konzentriertes LSD tragen, wie es das Satzzeichen Punkt (.) enthält. Und jeder Punkt genügt für einen Trip. » Le trafic parmi les jeunes pourrait ainsi se dérober au contrôle des adultes. Plus généralement, comme au temps de la pandémie, où chacun pouvait être infecté du jour au lendemain, la peur d’une irruption soudaine de la drogue au sein de la famille était bien présente. Chaque chef de foyer, même dans les milieux aisés, devrait s’inquiéter pour ses enfants : « Selbst in sogenannten ‘besseren’ Familien kann kein Vater mehr sicher sein, ob sein Sohn oder seine Tochter nicht rauschgiftgefährdet ist. » Krieps lança un appel à surveiller les jeunes, surtout dans leurs rassemblements privés, lieux de consommation par excellence, tout en invitant les parents à la prudence et à la modération. Des témoins de l’époque se rappellent aujourd’hui de mesures parentales disciplinaires, qui s’étendaient jusqu’à l’interdiction de visiter le Dany Cage ou d’autres milkbars, sous peine d’interdiction de sortie (confinement !). Plus rares sont les témoignages de familles libérales, où la consommation de cannabis était ouvertement discutée entre parents et jeunes adolescents.
Au début, le Covid-19 fut assimilé à une infection étrangère. L’unique photo dans le reportage de Rosch Krieps semblait pointer dans la même direction, montrant des jeunes assis par terre en zone de transit de l’aéroport du Findel. Celle-ci fut décrite comme le plus grand point d’échange de drogues au Luxembourg, à cause des liaisons transatlantiques de la compagnie islandaise Loftleidir. Mais Krieps n’ignorait guère que la drogue était tout autant un problème des jeunes Luxembourgeois, toujours plus nombreux à partir en voyage : « Organisierte Reisen für Jugendliche führen zu bekannten Ferienzielen, die mit Rauschgiftkellern förmlich verseucht sind. » Krieps s’en prenait à la publicité pour des voyages aux îles Baléares qui promettaient aux jeunes des rendez-vous romantiques, tout en les informant sur les possibilités d’acheter du hachisch sur place. Krieps ne mentionna pas le film More de Barbet Schroeder, tourné justement à Ibiza, île Baléare, et présenté au festival de Cannes sous pavillon luxembourgeois. La BO était de Pink Floyd. La presse luxembourgeoise s’enthousiasma du succès inattendu de cette « histoire d’amour entre drogués » : « More, production luxembourgeoise, parmi les films à retenir » (Républicain, 16 mai 1969). Une méfiance vis-à-vis de jeunes Luxembourgeois en voyage s’était déjà manifestée dans la légende d’une photo dans le Wort du 31 juillet 1969, sur le retour d’environ douze personnes d’un séjour aux États-Unis dans le cadre d’un échange d’étudiants. Leur gaieté et l’individualisme de leur posture auraient étonné la famille et les représentants du service d’échange, venus les accueillir. Il semblerait que les jeunes Luxembourgeois étaient soupçonnés d’avoir été contaminés en Amérique, « amerikanisiert »
Grâce aux liaisons transatlantiques du Findel, les clients du Dany Cage avaient une longueur d’avance sur les lecteurs de la rubrique « teens & twens » du Wort. Un compte-rendu y vantait les atouts du nouvel album à succès Deep Purple in Rock (Wort, 29 octobre 1970), en cote aussi au Dany Cage. Bien avant que cela fût confirmé par les membres du groupe Deep Purple, les clients du club savaient déjà que le titre « Child in time », qui tournait en boucle dans le local et qui était, selon le Wort, « ohne Zweifel die beste Nummer dieser LP », était inspiré du morceau Bombay Calling du groupe It’s a beautiful day. Men Maas, le DJ attitré du Dany Cage, avait ramené cet album, encore inconnu en Europe, directement d’un voyage à San Francisco.1
Politiques, polémiques et débats Les parents contactaient les rédactions des journaux, soit pour partager leurs craintes, soit pour demander des informations supplémentaires, en particulier concernant les locaux soupçonnés de trafic de stupéfiants. Liliane Thorn-Petit confia : « Notre chronique ‘alerte à la drogue’ a heureusement eu un écho inhabituel. Nous avons reçu beaucoup de lettres, toutes venant de femmes, de mères de familles, qui s’affolaient à l’idée que leurs enfants puissent être du nombre des fumeurs de ‘Marie-Jeanne’ et qui, très souvent, avaient de sérieuses raisons d’être inquiètes » (Républicain, 12 juillet 1970). Le Tageblatt confirmait : « Verschiedene Eltern meldeten sich in unserer Redaktion, um zu erfahren, wo in Luxemburg Rauschgift umgesetzt wird. Sie wollen ihre Kinder von der Drogenwelt fernhalten » (12 octobre 1970).2 Lors de la discussion de sa question parlementaire dans la session du 14 juillet 1970 sur la montée des drogues au Luxembourg, le député Jean Wolter (CSV) assura : « […] ech wéss aus égener Erfahrung, datt ganz vill Elteren sech pré’okkupe’eren iwer dat, wat een hé’ert, a wat net emmer ganz licht ass, ze kontrollé’eren ». L’annonce de la conférence « Le monde de la drogue » le 8 octobre 1970 au Foyer européen, organisée par la « section féminine du CSV de la circonscription Centre » fit état d’un « problème familier au public, angoissant pour les familles » (Républicain, 1 octobre 1970). La manifestation donnait suite à un article de Pierre Frieden, « Die Flucht in den Rausch », qui avisait des campagnes d’information de la population, « die CSV hat die Initiative ergriffen, aufklärend zu wirken … » (Wort, 1 octobre 1970).
Un an plus tard, les journaux du 24 mars 1971 relancèrent le débat : « En correctionnelle. Vente de stupéfiants : les auteurs condamnés à trois mois de prison » (Républicain) ; « 3 Monate Gefängnis für Rauschgifthändler » (Wort) ; « 3 Monate Gefängnis für Hasch- und LSD-Verkäufer » (Tageblatt et Journal). Tous indiquèrent la rue Beaumont, mais sans nommer un local. Au cours des interrogatoires de la police,3 les jeunes Hollandais originaires d’Amsterdam, âgés de 22 et de 20 ans respectivement, avaient admis avoir vendu du hachisch et du LSD non seulement à des jeunes contactés au Dany Cage et au Kilt, un milkbar lui aussi sis rue Beaumont, mais également à des jeunes dans d’autres milkbars de la capitale.
Fernand Welter, vraisemblablement en connaissance du dossier, prépara le terrain avec « Thema der Woche : Stopp der Hasch-Lawine ! » (Journal, 19 mars 1971), suivi de « Das Stichwort : Lächerliche drei Monate ». (Journal, 31 mars 1971). Ce commentaire en appelle à la fondation d’une « Ligue de la lutte contre la drogue », qui fut repris dans une « Tribune libre : L’ennemi public n° 1 », signée « Fernand Welter, Parti démocratique » (Républicain, 8 avril 1971) : « Et cet ennemi public n° 1 de nos jours qui risque de faire sombrer notre jeunesse et – partant – notre avenir dans un abîme de déchéance n’est nul autre que ce fléau moderne, la drogue. » Welter souligna l’urgence de sa cause, en brandissant le spectre des meurtres californiens : « […] nous risquons – d’ici dix ans – des catastrophes à la Manson susceptibles d’anéantir les bases de notre société. » En affirmant qu’« un noyau d’initiative de citoyens soucieux [de] lutter contre la drogue s’est déjà constitué. […] les premières affiliations à la ‘Ligue de la lutte contre la drogue’ ont afflué », Welter lança l’appel aux lecteurs du Républicain « d’envoyer votre nom et votre adresse (une simple carte de visite suffit) à l’adresse suivante : Lutte contre la drogue, c.o. Journal ».
Mais Welter attribua aussi des tâches précises aux différents membres du gouvernement : « Ce sera surtout le ministre de la Santé publique (prévention et guérison), le ministre de l’Éducation nationale (prévention) et le ministre de la Justice (punition) qui devront se pencher sur le problème. » Sachant que la responsabilité pour les deux premiers ministères incombait au CSV (Jean Dupong pour l’Éducation nationale, Madeleine Frieden-Kinnen pour Famille, Jeunesse, Solidarité et Santé publique regroupées), Welter déchargeait en fait le ministre de la Justice du DP Eugène Schaus, en le citant en dernier. La balle fut cependant renvoyée dans le camp du ministre de la Justice par Joseph Hanck, qui termina son éditorial intitulé « Effekthascherei mit Hasch » à la une du Tageblatt (14 avril 1971), proche du LSAP, en proclamant « Mit Hasch macht man keine Parteipolitik. Gegen Hasch und tutti quanti macht man ein gutes Strafgesetz. » Dans son ensemble, la réaction de la société luxembourgeoise face au phénomène de la drogue basculait entre déni et surenchère : sonner l’alarme, accélérer ; mais aussi rassurer, freiner. Les tentatives de récupération politique ne paraissaient pas aboutir.
En revanche, la presse multiplia les tentatives pour comprendre et donner un sens au phénomène des drogues, avec des contributions à tous les niveaux, en passant des entretiens semi-privés avec des jeunes du propre entourage à d’ambitieuses études psychologiques, sociologiques, voire anthropologiques. Suivant les intervenants, les diagnostics oscillaient entre l’hypothèse « petite » du dysfonctionnement familial, « broken homes » (Liliane Thorn-Petit), « wohlstandsverwahrloste Kinder » (Rosch Krieps) ; et une hypothèse « large » qui identifiait les causes profondes dans le malaise d’une génération toute entière à la dérive, en protestation contre la société dans son intégralité : « Un monde malade de sa jeunesse » (conférence du Lions Club International au Nouveau Théâtre).
Polarisation (affective) Conscient du risque de discrimination vis-à-vis des jeunes, Edmond Reuter avait demandé de ne pas incriminer tout fumeur aux cheveux longs : « Meistens genießt er ein Produkt von Heintz van Landewyck, mit oder ohne Filter ». Mais les réflexes d’autodéfense contre la peur alimentaient le désir de la société luxembourgeoise d’identifier un coupable. Questionné par la police sur les raisons de sa consommation de drogues, un des jeunes condamnés dans l’affaire de la rue Beaumont avait établi un lien avec sa consommation de musique : « Die Musik erlebte ich intensiver ». Les interprètes de rock psychédélique et leur public avancèrent au rang de cible de prédilection et de bouc émissaire. Krieps avait déjà dénoncé l’industrie de la culture pop comme « die geheimen Verführer », qui idolâtraient les folies des musiciens et autres artistes drogués comme des créations culte, « neue Philosophie der übersteigerten Sinneswahrnehmung », et qui propageraient « le virus de la drogue » avec la vente de leurs albums. Comme remèdes, il proposa entre autres l’amour de la nature et du sport.
Un an plus tard, l’idée du sport comme activité saine fut reflétée en creux dans une description condescendante du public du concert de la formation rock Deep Purple sur le terrain de foot de l’Union Bonnevoie. Sous la plume du journaliste du Républicain (7 juin 1971), les jeunes visiteurs du concert se transformèrent en convertis d’une religion lointaine : « Dans la poussière sableuse d’une pelouse complétement pelée par les évolutions des footballeurs, les fidèles, l’échine courbée comme à La Mecque, pèlerins venus de tous les coins […], ... ‘pratiquants’ prostrés devant leurs dieux. » Aussi, la comparaison avec les joueurs du FC Hautcharage, petit outsider qui venait de gagner la coupe du football contre le grand champion Jeunesse Esch, fut hautement défavorable pour le public du rock à Bonnevoie : « Spectacle peu envoûtant, à vrai dire, contrastant étrangement avec celui qui, la veille, nous avait enthousiasmé au stade municipal. Là, toute une jeunesse villageoise, pleine de foi, luttant de tout son cœur pour conquérir une simple coupe. Ici, des jeunes gens et filles cachant mal leur ennui, méditant parmi les boîtes de conserve vides sur la décadence d’une civilisation en mâchant des saucisses grillées. »
En automne 1971, le Wort publia une série d’articles du journaliste et photographe Pol Aschman sur les jeunes et les drogues. Il s’agissait d’un genre de reportage immersif et participatif, très prisé à l’époque pour ce sujet. Dans la même veine, le « mini-wort für teens und twens » (Wort, 30 mai 1970) avait déjà publié « 8 jours avec les Hippies à bord d’un Micro-Bus transformé en fumerie ambulante ». Au cours de ses investigations sur le terrain à Amsterdam et à Luxembourg, Aschman s’aventura aussi à des essais avec une infusion de hachisch (résultat négatif), en compagnie d’un hippie rencontré sur la route. Aschman trouva que la musique à haut volume, la lumière intense et des coussins dans des coins sombres formaient un tout avec la drogue : « Harte Musik ; grelles Licht, oft mit wechselnden Farben ; breite Sitzflächen in dunkleren Ecken ; Haschisch … » Un titre du groupe Pink Floyd en particulier attira ses ires. Dans un petit paragraphe intitulé « andere Gifte », Aschman avertit qu’un crescendo d’orgue et de guitare culminerait en un cri épouvantable : « Seit einiger Zeit ist man ‘dans le vent’, wenn man sich zum Rauschgift ‘Pink Floyd’ kredenzen lässt. […] elektronische Musik, eine Mixtur mit Gitarren, viel Orgel. Die Affaire beginnt leise schwirrend, schwillt an, immer lauter, schneller, dann gibt’s einen markerschütternden Schrei: das ist die Apotheose. » La description correspond au morceau « Careful with that axe, Eugene », que le régisseur Michelangelo Antonioni avait utilisé pour la scène finale de son Zabriskie Point (1970), connue pour ses scènes apocalyptiques d’explosions réitérées au ralenti. La force destructive de ces images reflète à sa façon le ressentiment palpable dans les reportages de Pol Aschman sur les jeunes et les drogues.
Un an environ après Rosch Krieps et Jochen Herling (Revue, mars 1970), ce fut le tour de Pol Aschman de visiter le Dany Cage (printemps 1971). D’emblée, Aschman afficha la posture d’un citoyen bien-seyant, qui fait un tour de contrôle dans sa ville. En découvrant l’intense trafic de personnes et de véhicules devant le local, où, selon ses mots, on entrait et sortait « comme dans un pigeonnier », il s’écria avec un sursaut d’indignation : « A wât ass dann hei lass ? » Comme Krieps dans la Revue, Aschman fit donc état d’une grande affluence au Dany Cage. Mais contrairement à Krieps, qui s’était engagé pour attester au local une sorte de normalité propre, Aschman accumula les indices aptes à démontrer que rien n’y était normal : fenêtres non-transparentes décorées avec un dessin tigré, impossibilité de regarder à travers les rideaux pour se faire une idée avant d’entrer, caisse abandonnée, dédale de couloirs noirs où, autour de moult coins, on avançait à tâtons dans un beat assourdissant, mobilier moresque, sièges bas, qui rappelleraient la Tunisie, plutôt que chaises et tables comme dans un café luxembourgeois, des échafaudages enfin, où d’aucuns montaient ou descendaient à l’aide de petites échelles, tandis que d’autres perchés en haut balançaient leurs jambes dans le vide. Aschman fît tout pour souligner l’altérité du Dany Cage.
Même s’il déclarait y être retourné plusieurs fois, Aschman dit ne pas se rappeler s’il y avait une piste de danse au Dany Cage. Cette lacune de mémoire s’explique par le fait que la présence de danseurs aurait perturbé le flux de son récit : « … derrière des palissades semi-ouvertes étaient étendus garçons et filles, bien rangés, comme les sardines dans leur boîte […] Ainsi ils restaient étendus là sans bouger comme des cadavres dans leur cercueil […] Les clients paresseux et étendus au sol avaient fumé du hachisch. Ils étaient là étendus et paresseux en apparence ; en réalité ils étaient ‘en voyage’ dans l’espace, plus à l’écoute et plus attentifs qu’on ne le pense, et pour réattérir à l’heure de fermeture. » Aschman aurait pu mentionner qu’entretemps, le public du Dany Cage s’était conquis une sorte d’annexe dans le café de l’autre côté de la rue, Beim Anni. Le tube de l’été 1965, « … et j’ai crié, Aline … », tourna en boucle sur le juke-box, sans perturber outre mesure les échanges animés, sur des thèmes de politique, littérature et philosophie. Mais il pouvait arriver au client de découvrir aux toilettes que le carton d’un rouleau de papier WC avait été démonté, sans doute pour construire, comme c’était la mode à l’époque, un tube d’inhalation dit « chillum » pour la consommation de cannabis.
C’est dans le dernier article de la série de Pol Aschman que le nom « Dany Cage » semble avoir été épelé pour la première fois dans la presse luxembourgeoise : « Un local est fermé définitivement depuis août. ‘Dany Cage’ près de l’église des Patres à Luxembourg ». Aschman insinuait que la fermeture du Dany Cage serait due à une affaire de stupéfiants, comme c’était effectivement le cas plus tard pour le Blow-up, du moins temporairement. Pourtant, il expliqua aussi qu’au Dany Cage, « le dernier temps de son existence, on n’y fumait plus, en principe ». Quant à l’hypothèse qu’on y aurait fumé avant, les PV des interrogatoires suggèrent que les contacts entre vendeur et acheteur auraient été établis à l’intérieur des locaux concernés. En revanche, la transaction aurait été effectuée dans une voiture ou dans le parc. À ce propos, Aschman confia que « la clientèle [du Dany Cage] avait des cachettes pour le hasch dans la Pétrusse, dans les rochers. C’est aussi là qu’on fumait, et les clients ne retournaient vers l’église des Patres uniquement pour faire leur ‘trip’. »
Avec Aschman, la tendance à la polarisation (affective) avait atteint un sommet.4 Outre des répliques polémiques dans le Phare, feuilleton du Tageblatt, le journal d’Esch publia aussi des lettres de protestation de citoyens et d’une organisation d’enseignants.5 L’article valait également au Wort l’obligation d’une mise au point rectificative : les DJs de RTL ne feraient ni objet d’enquêtes policières ni de poursuites judiciaires en relation avec des drogues. Dans la foulée, Aschman avait suggéré que les DJs du programme anglais pourraient ne pas avoir les cartes en règle, quant à l’abus de stupéfiants, « sogar bei englisch-sprachigen Stimmungsmachern von Radio-Luxemburg ».6
La tendance à la polarisation (affective) se manifesta toutefois aussi sur d’autres bords. Peu avant la parution de la série de Aschman dans le Wort, une « Tribune libre » intitulée « Drogen hin, Drogen her » (Journal, 4 septembre 1971), signée N.M., vraisemblablement pour Nelly Moia, exprima un violent ras-le-bol face au débat sociétal sur les drogues. N.M. pointa du doigt les multiples autres formes d’ivresse, « Trinken, Rauchen, Pornographie », « Cola-Rausch … Zigarettenrausch … Konsumrausch », et fustigea parmi les dérives de l’abus de l’alcool non seulement les accidents de la route, mais aussi les violences conjugales. Le thème de la déchirure générationnelle fut élargi aux jeunes enseignants et professeurs. N.M. s’en prenait aussi au système scolaire, en accusant la génération antérieure de se réfugier dans un culte militariste du « bon vieux temps » : « Gewisse Generationen langweilen uns. Sie berauschten sich vielleicht an Marschmusik, Politisieren, Töten und Erobern. Das anakronistische Denken der ‘guten alten Zeit’ soll der Jugend, die andere Probleme hat, aufoktroiert werden, wir werden in Schulen gezwungen, die Lernmethoden und einen Stoff anbieten, der uns langweilt und uns so breit wie lang ist. »7
Normalisation Suivant ses propres dires, Pol Aschman avait découvert le Dany Cage lors d’une tournée nocturne à la recherche d’un local où il aurait pu déguster une bière en toute tranquillité. À son grand dam, des clients venaient le saluer, en l’interpellant par son nom. Le cercle des fans de musique rock et underground au Dany Cage était manifestement plus large que celui des hippies reconnaissables à leur look. Mais il en était de même pour le cercle des consommateurs de drogues au Grand-Duché. Les fils et les filles des dirigeants politiques de tout bord en faisaient leurs expériences. C’était une probable raison pour l’accalmie du débat, constatée par deux intervenants au Land, en vue de la nouvelle loi sur les stupéfiants en préparation.
Chiffres en main, le rédacteur Jean-Marie Meyer (signature j.m.m.), et la collaboratrice libre Nelly Moia (signature en clair, sans pseudonyme), rappelaient dans leurs contributions respectives, « Das Drogendrama versachlicht. Vor der Parlementsdebatte über das Drogendrama in Luxemburg » (Meyer) du 20 octobre 1972, et « Haschisch und Hypokrisie » (Moia) du 24 novembre 1972, qu’il existait des abus et des dangers aussi du côté d’autres substances prisées au Grand-Duché. Les différences d’appréciation entre les deux auteurs étaient perceptibles au niveau des photos illustratives et de leurs légendes.
Un arrangement d’objets sur la photo accompagnant l’article de Meyer. Il était composé de six récipients transparents et étiquetés, auxquels s’ajoutaient deux ustensiles de consommation de drogues. L’ensemble baignait dans la lumière propre aux laboratoires. La légende expliqua qu’il existait des différences entre les stupéfiants (« Droge ist nicht gleich Droge ») et que le hachisch se situerait sans doute parmi les substances les moins dangereuses, « … ohne Zweifel im unteren Gefährdungsbereich ». Et pourtant il n’y aurait pas lieu de le prendre à la légère (« Verharmlosung unangebracht »). La photo pour l’article de Moia sembla plutôt illustrer un moment de consommation, avec un cendrier débordant de mégots et une bouteille de bière de la marque Bofferding. Le troisième objet, un flacon transparent étiqueté, est peu reconnaissable, mais il devrait également appartenir à liste des substances (relativement) plus habituelles (alcool, tabac, café, le tranquillisant « Valium »), auxquelles la légende faisait référence : « Warum wird so wenig von den Gefahren ‘übermäßigen’ Genusses von Alkohol, Tabak, Kaffee, Valium usw. geredet und geschrieben ? ». Dans sa tribune au Journal, Nelly Moia, avait proposé d’autoriser la vente du hachisch dans des canaux de distribution contrôlés par l’État : « Haschisch [ist] wohl ungefährlich ». Elle se basait sur des résultats de recherches au Canada, consultées pour préparer son cours de « morale laïque » au lycée.
Le lycéen en classe pilote que j’étais au LGL du Limpertsberg regrette ne pas avoir connu une enseignante-professeur qui traitait de sujets d’actualité comme les drogues. En proie au malentendu que la toute nouvelle matière « morale laïque », qui avait été introduite comme alternative à la « doctrine chrétienne », ne serait qu’une autre religion, il opta avec quelques copains de classe, également suspicieux vis-à-vis de la nouvelle offre, pour la prétendue « troisième possibilité ». Libres de faire ce qui bon leur sembla pendant la non-leçon, ils passèrent ces heures dans une salle vide du bâtiment, à écouter sur un tourne-disque de fortune les tubes de progressive rock et underground en vogue au Dany Cage.
En 2023, le Covid-19 et la drogue poursuivent leur chemin, par mutation naturelle du virus, par variation synthétique des drogues. L’alcool, le tabac et les médicaments psychotropes sont prisés aujourd’hui comme ils l’étaient hier. Rosch Krieps avait conclu son article de l’été 1970 sur un ton quelque peu résigné. Il faudrait apprendre à « vivre avec – ou contre » la drogue, dont on ne réussirait probablement plus à se défaire. Un demi-siècle plus tard, la formule vaut toujours, autant pour le virus du Covid-19, que pour les drogues et les multiples autres substances qui risquent d’engendrer abus et dépendance.