d’Land : Vous avez travaillé plus de vingt ans comme addictologue à la Zitha-Klinik dans le quartier de la Gare. Vous souvenez-vous de votre premier patient ?
Jean-Marc Cloos : C’était une personne qui avait un problème de dépendance à l’héroïne. Elle m’a dit quelque chose qui m’a beaucoup marqué : « N’essayez jamais, c’est trop bon ». Ce que cette personne voulait dire, c’est qu’en comparaison avec l’héroïne, tous les autres plaisirs de la vie pâlissent. D’un point de vue psychiatrique, cela fait réfléchir. On ne peut pas avoir soif de quelque chose qu’on n’a jamais essayé ; tandis qu’un ex-fumeur reste toujours un ex-fumeur, quelqu’un qui se rappelle le goût du tabac, et ne deviendra jamais un non-fumeur.
Dans les débats actuels sur la sécurité à la Gare, les toxicomanes sont largement déshumanisés, réduits à des nuisances. Comment décririez-vous les personnes qui atterrissent dans cette « scène » ?
On y trouve quelques personnalités sociopathiques qui, depuis leur adolescence, ont tout essayé, ont testé toutes les limites. Mais il s’agit là d’une petite minorité. Pour l’immense majorité, il s’agit d’automédication. Dans presque tous les cas, on est face à des troubles de la personnalité, des psychoses non traitées ou des traumatismes familiaux. Certains multiplient et répètent sans cesse leur traumatisme initial. Je pense par exemple aux personnes qui ont subi des violences sexuelles et qui plus tard se prostituent pour financer leur dépendance.
Le vrai travail thérapeutique ne commence donc souvent qu’après le sevrage ?
Le cas le plus extrême que j’ai connu était celui d’une patiente qui avait eu un enfant d’un membre très proche de sa famille. Elle venait de terminer son sevrage et devait attendre une semaine avant d’aller en cure. Pendant cette semaine, tous ses démons ont resurgi. Elle utilisait la substance, l’héroïne dans son cas, pour ne pas devoir penser, pour oublier. Mais on n’oublie jamais ses traumatismes. Quand un toxicomane arrête, c’est donc souvent une thérapie du trauma qui s’impose dans le cadre d’une cure prolongée.
Les riverains estiment que la scène de la drogue serait devenue plus agressive. Qu’est-ce qui a changé ?
C’est la substance qui a changé. On est passé de l’héroïne à la cocaïne. Celle-ci est devenue de plus en plus pure et de moins en moins chère. Je me rappelle une patiente héroïnomane qui avait toujours été très calme. Sur cocaïne, elle est devenue carrément maniaque, quasi ingérable tant pour nous que pour ses proches. La composition des « bulles » a été progressivement modifiée par les trafiquants. On retrouvait ainsi de la cocaïne dans les urines de personnes qui étaient persuadées de ne consommer que de l’héroïne.
Existe-t-il des échanges informels entre les services médicaux et la Police ?
Il y a vingt ans, les dealers avaient coupé leurs produits avec de l’acide pour batterie. En très peu de temps, toutes les urgences ont été submergées par des personnes présentant des lésions cutanées, des trous dans la peau, parfois jusqu’à l’os. Chez une patiente qui s’était piquée dans le dos, on voyait carrément une vertèbre. On a immédiatement alerté la Police. D’un jour à l’autre, elle a fait tabula rasa chez les dealers de rue. Une ligne rouge avait manifestement été dépassée.
Sur les vingt dernières années, le Luxembourg est passé d’une politique prohibitionniste à une politique de « harm reduction ». Ce processus est très timide et très lent. La distribution étatique d’héroïne, sous forme de pillules, a ainsi été précédée de neuf ans de discussions.
Le programme a d’ailleurs été lancé en toute discrétion, sans grandes annonces dans la presse. Je crois qu’il y avait un grand scepticisme politique, l’État devenant quelque part dealer. À l’époque on s’était inspiré de Zurich. Très en avance, les Suisses avaient accumulé beaucoup d’expériences, notamment avec l’héroïne injectable. À l’état pur, l’héroïne ne provoque pas beaucoup de dégâts corporels, contrairement à la cocaïne. Les ravages causés par l’héroïne de rue sont justement dus au fait qu’elle est impure.
La distribution d’héroïne a fait ses preuves en Suisse où les scènes ouvertes ont quasiment disparu. Au Luxembourg, un premier bilan relève que trois quarts des participants ont totalement arrêté l’héroïne de rue et que la moitié exerce un emploi. Mais le nombre de places reste limité à 25. Pourquoi n’y a-t-il pas aujourd’hui des centaines de patients dans ce programme ?
Les conditions au Luxembourg sont très strictes. Actuellement, ce sont exclusivement des personnes plus âgées qui sont inscrites. Lorsque le programme a été lancé en 2017, certains avaient peur de créer une nouvelle clientèle. On craignait que des jeunes commencent à consommer dans le but d’avoir accès à l’héroïne pure. Ceci explique qu’avant d’être admis au programme, il faut avoir tenté le sevrage blanc, la méthadone, la buprénorphine. Bref, on doit avoir fait le tour du toxicomane. Mais en faisant ce tour, on perd son emploi, ses amis, sa famille, sa santé. Sur le plan médico-psycho-social, il existe donc des arguments favorables à un élargissement du programme aux jeunes consommateurs afin de les stabiliser aussi tôt que possible. En plus, cela casserait la scène.
Celle de l’héroïne oui, mais pas celle de la cocaïne ou du crack.
Il n’y a pas de vraie substitution pour la cocaïne. C’est une substance neurotoxique et vasoconstrictrice, avec des risques d’infarctus et d’accidents vasculaires cérébraux. Cela pose un challenge. Le vaccin contre la cocaïne a été un échec. Certains antidépresseurs peuvent être proposés, éventuellement du méthylphénidate (commercialisé sous la marque « Ritalin », ndlr.) pour un diagnostic parallèle d’hyperactivité. Mais le traitement contre la cocaïne reste essentiellement un traitement comportemental de réduction des risques : Tu passes de la cocaïne injectée à la cocaïne sniffée, puis éventuellement à une autre substance…
Vous êtes candidat aux législatives sur la liste des Verts. Mais votre parti n’a pas lancé de véritable contre-offensive pour inverser le narratif sur la question des drogues. Les partis de gauche ont laissé le terrain à la droite. Du coup, le discours sécuritaire et prohibitionniste reste quasi hégémonique.
Il y a tout de même eu quelques motions et questions parlementaires à la Chambre. Quant au programme électoral, il met en avant la décentralisation et la dépénalisation. Si on arrivait déjà à ça, une partie du problème serait résolue. Mais ce n’est pas un sujet avec lequel on va se faire élire. La question reste taboue. Il y a une peur de ne pas être compris ou d’être mal compris. Certains partis politiques adhèrent toujours à la guerre contre la drogue, à la prohibition. Les Verts, mais également le LSAP et Déi Lénk, proposent de prendre une autre direction, celle de la régulation et de la canalisation. Les personnes dépendantes aux drogues sont là, elles existent. Il faut les traiter, les considérer comme des malades et non pas comme des criminels.
La décentralisation est-elle possible, est-elle souhaitable ?
Je vais vous raconter une anecdote : J’avais envoyé un patient suivre une cure à l’étranger. Dans le train du retour, il est motivé et se jure de rester abstinent. Une fois arrivé à la Gare de Luxembourg, il tombe sur son ancien dealer qui lui dit : « Ah, tu as réussi… Je te file une dose gratos ! » Les rechutes sont aussi dues au fait qu’on retrouve son ancienne scène, ses anciens amis. La décentralisation, cela ne veut pas dire mettre la cocaïne au Kirchberg, l’héroïne au Limpertsberg et garder le cannabis à la Gare. La décentralisation, cela veut dire stabiliser le consommateur. Si on s’y prend bien, en assurant un suivi psychologique et social, elle peut réussir. Encore faudra-t-il persuader d’autres communes du pays qu’elles ont, elles aussi, une responsabilité.
Dans un groupe WhatsApp qui regroupe près de 600 habitants de la Gare, certains de vos voisins font l’apologie de Rudy Giuliani et veulent chasser les toxicomanes du quartier. Que leur répondez-vous ?
La Gare ne doit plus accueillir tous les toxicomanes du pays, mais il est illusoire de penser que ceux-ci vont disparaître. Il faut donc prévoir des douches et des vestiaires ou encore des poubelles pour jeter les seringues. Mais en installant de telles structures, on accepte implicitement la présence des personnes dépendantes. Et c’est là où ça cloche. Les toxicomanes ne se retirent pas seulement pour ne pas être vus, mais aussi pour pouvoir profiter de leur consommation. Cette privacité et tranquillité, ils la trouvent aujourd’hui dans les parkings, les arrière-cours, les sas d’entrée. Il faudrait donc créer des salles de consommation plus petites et plus agréables que la Fixerstuff actuelle. Mais qui dit petites structures dit aussi plus de personnel.
La prise en charge médicale est-elle actuellement assurée pour les personnes toxicomanes ?
À la Jugend- an Drogenhëllef, on avait un patient atteint d’une thrombose et d’une embolie pulmonaire. Je l’ai envoyé directement aux urgences. L’hôpital de garde a refusé à deux reprises de le traiter, le renvoyant à la maison. J’ai finalement dû appeler un chirurgien vasculaire à la Zitha qui a accepté le patient. Ce collègue m’a dit par la suite que si je ne lui avais pas envoyé le patient, celui-ci aurait perdu la vie. Faire mourir des gens dans la rue, cela ne me semble pas éthique du tout. Dans le cas que je viens de relater, le patient n’a causé aucun souci. Une fois hospitalisé, il a pris sa méthadone. Il faut dire que d’autres patients sortent de l’hôpital pour rencontrer leur dealer ou cachent des seringues sous les coussins. Pour assurer une prise en charge médicale et chirurgicale, j’ai plaidé pour l’instauration de structures de type « wet house » (en opposition à « dry house », ndlr) sur le modèle zurichois, dans lesquelles les patients toxicomanes peuvent continuer à consommer.
Les personnes qui veulent entrer en sevrage, trouvent-elles un lit ?
La Zitha est la seule unité d’addictologie où un tiers des lits sont occupés par des personnes dépendantes aux substances illicites. Dans d’autres psychiatries, on ne prenait en général pas plus que deux toxicomanes sur un total de 45 patients ; et cela reste toujours le cas dans certains hôpitaux. C’est ce qui explique qu’il y a une longue liste d’attente pour les sevrages.
Traiter des toxicomanes reste donc peu valorisé dans le champ médical ?
Un patient dépendant aux substances n’est pas très populaire auprès des médecins. Il ne va pas se pointer à un rendez-vous sur trois.
… Ce sont des actes manqués.
… Ce sont surtout des actes non facturés (rires) ! Par contre, les patients qui viennent aux consultations de la Jugend- an Drogenhëllef, on apprend à mieux les connaître. Ils ont fait le choix de faire une démarche thérapeutique et sont un peu plus stables. Certains ont une vie de famille, des enfants qui habitent avec eux, une activité professionnelle. Ils sont en sevrage sous méthadone avec très souvent une consommation annexe. Genre : la méthadone pendant la semaine et le « plaisir » de l’héroïne pendant le weekend. Chez tous les dépendants, le mot magique s’appelle « motivation ». Tant que la personne n’est pas motivée à changer sa consommation ou son type de consommation, un sevrage est voué à l’échec. Si je lui dis d’arrêter de fumer, de boire ou de se piquer, elle va se sentir agressée, parce que je fais intrusion dans sa liberté de décision. La contrainte peut être douce, mais forcer quelqu’un à devenir abstinent ne va quasiment jamais marcher.