Les clients de la Place de Luxembourg n’ont peut-être pas autant évolué qu’on veut bien le dire et leurs dispositions à se laisser « regarder » leur patrimoine, pour en démontrer l’origine licite, a des limites. De son côté, la nouvelle génération des opérateurs du secteur financier n’a pas tellement changé ses pratiques par rapport à ses aînés, souvent plus prompts à contourner les obligations de contrôle de l’origine des fonds de leurs clients qu’à prendre le risque de perdre du business. Le procès de deux experts-comptables et d’un apporteur d’affaires, tous résidents en Belgique, qui s’est tenu cette semaine devant le tribunal correctionnel, montre quel fossé sépare parfois le respect des lois et la pratique courante des affaires. Le Luxembourg de papa a toujours ses quartiers.
Trois hommes, deux générations. Les deux premiers sont experts-comptables (mais comptables de formation), ils ont été formés un peu sur le tas dans un grand cabinet d’audit du Luxembourg. Ils se sont rencontrés chez Mazars Luxembourg et en sont partis ensemble en 2004 pour créer leur propre affaire, parce que la loi d’établissement du 9 juillet 2004 leur a permis justement de rentrer dans le sérail des professions réglementées et de devenir expert-comptable en faisant valoir leurs années d’expérience professionnelle. Ils quittèrent Mazars en même temps qu’un gros client suisse de la firme, Jawer Suisse, un gestionnaire de fortune qui vend et gère accessoirement des sociétés de droit luxembourgeois à ses riches clients.
Les deux hommes – nous n’en citerons que leurs prénoms, Pascal (40 ans) et François (32 ans) – récupèrent le portefeuille de sociétés du client suisse et constituent le bureau d’expertise-comptables Jawer à Luxembourg, pour y poursuivre l’activité faite précédemment chez leur ancien employeur. Ce fonds de commerce représentera pour eux un confortable matelas au démarrage des affaires en 2005. Parallèlement, ils reconvertissent Sicris, une ancienne Société de participation financière, en un autre bureau d’expertise comptable. Les affaires prospéreront aussi grâce à la reprise un an plus tard de 60 et 80 dossiers d’un cabinet d’avocat forcé de passer la main. Ces dossiers ne seront pas remis à jour, les repreneurs se dispensant de la peine de rencontrer les clients et de leur faire signer un nouveau contrat de domiciliation. Ils ne s’inquiéteront pas davantage de vérifier la provenance de leurs fonds ni leur identité.
Ce n’est qu’après la perquisition en janvier 2009 qu’un ménage du portefeuille sera entamé : des sociétés seront placées en liquidation, le siège de certaines, en délicatesse avec la loi, sera dénoncé et les autres dossiers seront mis en conformité, toute relative d’ailleurs aux yeux du Parquet.
Jawer et Sicris partagent les mêmes bureaux, bien que leurs adresses diffèrent, l’une au 241 route de Longwy et l’autre au 2 rue Béatrix de Bourbon. C’est une des spécialités des « domiciliataires », qui affectionnent particulièrement les localisations dans des immeubles de coin, offrant deux portes de sortie. Sur le papier, les adresses distinctes ne permettent pas de faire un lien entre les sociétés, chacune disposant aussi de sa propre boîte-aux-lettres. L’indépendance s’arrête là. Une fois dans les bureaux du premier étage de l’immeuble d’angle entre la route de Longwy et la rue Béatrix de Bourbon, la promiscuité prend ses quartiers.
Pascal est administrateur-délégué de Jawer et administrateur de Sicris. François est le patron de cette dernière et siège au conseil d’administration de la première. Ils en furent longtemps les deux seuls « salariés » avant de recruter du personnel, sans que ces embauches d’ailleurs ne leur permettent de vraiment sortir la tête du guidon. La société travaille désormais avec quatre personnes. « Vous êtes un bureau d’une certaine envergure alors pourquoi ne pas avoir embauché ? », a demandé la présidence de la XVIIIe chambre correctionnelle. « Il fallait que le client paie » a répondu Pascal. Manière de dire combien la pression du client est forte dans le business de la domiciliation et combien aussi certains professionnels ont eu du mal à accepter de se faire « ausculter » le patrimoine et à remplir une série de documents prouvant la légalité de son origine. Pascal et François n’ont pas « osé » enquiquiner leurs clients, en tout cas pas ceux qu’ils reprirent de l’ancien avocat luxembourgeois. « Dans la plupart des fiduciaires de la Place, je suis sûr que l’une ou l’autre société n’est pas à jour. « Il faut montrer une forme de tolérance », a assuré leur avocat à l’audience, précisant que le poids de la législation ne rendait pas l’activité de domiciliation « évidente ». « Dans les jeunes sociétés, a-t-il encore plaidé, on se montre les plus obligeants » envers les clients. Pascal et François étaient de ceux-là.
La comptabilité des 135 sociétés domiciliées chez eux fut confiée à Guido, un résident belge de 58 ans, qui avait longtemps exercé l’activité de domiciliation de sociétés au Luxembourg avant que la nouvelle réglementation sur cette activité en 1999 ne limite le champ d’intervention de sa société, Community Services, à un simple prestataire de services administratifs. Guido n’aurait pas profité de la fenêtre de tir que lui offrait la réforme de la loi d’établissement du 9 juillet 2004, réglementant notamment l’accès à la profession d’expert-comptable, ni mis à profit ses années d’expérience, pour obtenir, malgré son absence de diplômes (il n’en a pas pour établir la comptabilité, car il a raté ses examens), l’agrément nécessaire pour devenir domiciliataire. Ce qui l’a sans doute poussé dans les bras de Jawer et de Sicris et mis en contact avec Pascal et François. Son déjà lourd casier judiciaire lui aurait toutefois rendu difficile l’accès à l’ordre des experts-comptables au Luxembourg.
Officiellement, Guido est apporteur d’affaires (il fera notamment venir le portefeuille de l’ex-avocat) et, malgré les indications fournies sur le site Internet de sa société, qui parle de gestion de sociétés et de conseil à la constitution de sociétés, il se défend d’avoir touché à l’activité de domiciliation prétendant s’être contenté d’amener les clients chez le notaire. Où est d’ailleurs la frontière de l’activité ? Les juges de la XVIIIe chambre correctionnelle seront peut-être amenés à la définir, ne serait-ce que pour clarifier le champ d’intervention des apporteurs d’affaires, population assez fournie au Luxembourg, royaume de l’ingénierie financière.
L’expérience professionnelle de Pascal et François chez Mazars Luxembourg et leur virginité judiciaire leur a permis de décrocher un agrément d’expert-comptable et donc d’être inscrits au tableau officiel de cette profession réglementée. À ce titre, les experts-comptables sont habilités à « faire de la domiciliation de sociétés ». Une activité extrêmement rentable. Mais sensible aussi : les responsabilités octroyées aux domiciliataires sont importantes depuis le durcissement opéré avec la loi du 31 mai 1999, qui a limité l’accès à l’activité à un nombre restreint de professionnels (avocats, banques, professionnels du secteur financier, réviseurs d’entreprises, experts-comptables, etc). Le but ayant été de moraliser une profession longetemps ouverte à n’importe quel quidam et de contrôler l’inflation des sociétés boîtes-aux-lettres aux activités souvent douteuses et particulièrement nuisibles à la réputation du centre financier.
Les projecteurs se sont braqués sur les cabinets de Pascal et François à la faveur d’une commission rogatoire internationale (CRI) venue des Pays-Bas. Les autorités néerlandaises cherchaient à identifier le bénéficiaire économique d’une société de commerce de feux d’artifice hébergée chez Jawer et Sicris, pour l’inculper par la suite. Les officiers de la Police judiciaire luxembourgeoise, qui exécutent la CRI, débarquent dans les bureaux à Merl le 17 janvier 2009 pour y perquisitionner. Les deux experts-comptables sont incapables de produire aux policiers un contrat de domiciliation pour cette société, pas plus qu’ils ne peuvent montrer la déclaration de bénéficiaire économique, documents que la loi sur la domiciliation exige pourtant d’avoir à disposition au siège statutaire de la société. François et Pascal disent aux enquêteurs que ces pièces se trouvent au domicile de Guido, dont la société Community Services « occupe » un bureau au premier étage de l’immeuble de la route de Longwy et y dispose d’une armoire et d’un ordinateur. Guido ne le fréquente qu’à titre occasionnel, car il travaille chez lui en Belgique.
Les policiers sont alors intrigués par la manière dont François et Pascal « tiennent » leurs bureaux respectifs. Si Jawer et Sicris ne sont pas des usines à boites-aux-lettres, elles gèrent tout de même quelque 135 sociétés, avec un portefeuille qui a triplé à partir de 2006, lors notamment de la reprise du « fonds de commerce » de l’avocat qui eut maille à partir avec la justice.
L’enquêtrice venue témoigner mardi à l’audience a raconté que seize sociétés domiciliées seulement disposaient des documents requis par la loi de 1999. La situation serait loin d’être claire à l’heure actuelle, a fait savoir de son côté le Parquet. Certaines déclarations de bénéficiaires économiques portent par exemple la signature d’une administratrice de Jawer en Suisse, ce qui n’est pas conforme aux prescriptions légales, la dame en question n’étant pas l’ayant droit des sociétés. Certaines déclarations de bénéficiaires économiques ne portent pas de date.
Une enquête est ouverte peu après la première perquisition de janvier 2009, débouchant sur une pléthore de préventions : infractions à la loi du 31 mai 1999 sur la domiciliation, à la loi anti-blanchiment de 2004, qui impose des obligations d’identification très strictes des clients aux professions réglementées, violation de la loi modifiée du 5 avril 1993 sur le secteur financier, non-respect de la loi de 1915 sur les sociétés commerciales (défaut de publication de bilan dans les délais requis), ce à quoi s’ajoute, pour Guido uniquement, l’abus de bien sociaux et l’exercice illégal de la profession d’agent immobilier.
Lors d’une de leurs auditions le 6 avril 2009, les deux experts-comptables ont reconnu ne pas avoir rencontré leurs clients. À l ’audience, ils ont reconnu avoir fait preuve de « négligence » dans leurs affaires, mais affirment avoir ignoré que Guido, qui leur servait de relais pour faire la comptabilité des sociétés domiciliées chez Jawer et Sicris, ne disposait pas d’habilitation pour faire les saisies comptables. Eux-mêmes se contentaient d’établir les bilans et de facture ces services à leurs clients.
Guido n’avait pas « mandat » de Jawer ou de Sicris pour vendre des sociétés pour leur compte, ont affirmé ses dirigeants devant les juges. Des documents en blanc, portant les noms des deux sociétés, ont pourtant été retrouvés dans les documents de Guido.
L’épluchage des pièces de Community Services montre en outre que Guido avait mis en place un système de refacturation à travers une société offshore du Delaware. Il y fit entre autres transiter une série de dépenses personnelles comme ses achats de fer à repasser, de tondeuse à gazon, de GPS (il en avait vingt) ou de cabane de jardin. Du matériel électro-ménager que les enquêteurs ont eu du mal à relier avec l’objet social de prestations de service de Community. En plus de ses activités présumées illicites de domiciliation, Guido opérait dans le secteur immobilier, faisant l’intermédiaire entre une agence immobilière en Espagne et les amateurs de lieux de villégiature dans ce pays. Là non plus, il ne disposait d’aucune autorisation, même si, pour sa défense, il a plaidé que n’était pas nécessaire puisqu’il n’a jamais signé de contrat de vente. La saisie de documents a toutefois montré des factures de frais de participation à des salons spécialisés dans l’immobilier. L’offshore américaine faisait également office de commissaire aux comptes pour les sociétés domiciliées chez Jawer, à raison de 500 à 1 000 euros par société.
Guido est un multirécidiviste et la liste de ses condamnations en Belgique, dressée devant les juges par la substitut du procureur d’État, est impressionnante : 1985, une condamnation pour banqueroute simple suivie par une autre en 1991, puis une troisième deux ans plus tard pour abus de confiance. En 1998, rebelote pour faux en écritures et usage de faux. Dix ans plus tard, en 2008, le voici condamné par la Cour d’appel de Bruxelles pour une banqueroute simple. Un lourd passé judiciaire de l’autre côté de la frontière qui a contribué sans doute à pousser le Parquet de Luxembourg à requérir contre lui 18 mois de prison. Pour la peine d’amende (il risque jusqu’à 250 000 euros), la substitut s’en est remise à la « sagesse » du tribunal.
Pour ne rien gâcher au tableau, Community Services doit 75 000 euros au fisc luxembourgeois et 25 000 aux caisses de sécurité sociale, ce qui la met théoriquement au bord de la faillite. En arrêt de maladie juqu’au printemps prochain, Guido touche un peu plus de 2 000 euros par mois de revenus de remplacement de la part de la Caisse de maladie luxembourgeoise, somme qui correspond au salaire, volontairement modeste, qu’il se faisait payer par Community Services, afin de ne pas attirer l’attention en Belgique, où sa dette sociale est mirobolante. Compte tenu de la modestie de son salaire, il se rattrapait sur les avantages en nature, assura en substance son avocat. Le Parquet a requis une peine d’amende de 15 000 euros contre chacun des deux autres prévenus, mais pas de peine d’emprisonnement.
Dans son réquisitoire, le substitut a surtout invoqué des circulaires de la Commission de surveillance du secteur financier qui clarifie les obligations d’identification des clients pour les domiciliataires. Reste à savoir la portée que ces circulaires ont sur des experts-comptables, qui échappent en principe à la surveillance du régulateur financier.