d’Land : L’année 2022 commence. On arrive à la destination que vous vous étiez fixés par votre nom ?
Richtung22 : En fait, le nom que nous avons choisis lors de la fondation en 2010 ne fait pas référence à 2022, mais au 22e siècle. Comme notre fonctionnement est basé sur une démocratie large et directe, les discussions ont été vives pour se mettre d’accord sur un nom. Une soixantaine de noms avaient émergé, avec l’idée de mettre en avant une direction, avec la notion de futur. La proposition d’intégrer un chiffre avait aussi remporté une bonne adhésion et enfin, une abréviation qui fonctionne et qui est graphiquement assez jolie.
Dès les débuts, vous avez rassemblé des étudiantes et étudiants, voire des élèves, actifs dans le théâtre. Comment vous êtes vous constitués ?
Au départ, les membres étaient issus de trois groupes assez proches : le club des jeunes du TNL, des élèves en art dramatique au Conservatoire de Luxembourg et la troupe de théâtre scolaire du lycée Echternach. On a débuté avec un premier film en 2010, Ons Identitéit, une satire politique humoristique qui se demande s’il existe vraiment une identité nationale. La même année, on a écrit et joué la pièce de théâtre Bau der Heimat, aussi sur le sujet du nationalisme. On était sans doute naïfs, car à l’époque, on pensait que ce sujet n’aurait pas d’importance dans le futur… l’actualité nous a donné tort.
Au fil du temps, on a vu vos films, vos pièces et vos actions s’intéresser à différentes thématiques, toujours liées à la politique et à l’actualité, comme l’enseignement, le space mining, le freeport, le passé colonial ainsi que plus généralement autour de la politique culturelle… Comment choisissez-vous ces sujets et la manière de les traiter ?
Pour tout ce que nous faisons, nous mettons en œuvre un processus démocratique et non hiérarchisé où les décisions sont prises ensemble. Aujourd’hui nous sommes trop nombreux pour que tout le monde discute de tout. On travaille en amont de l’assemblée générale avec des questionnaires qui rassemblent les idées et les positions. Ce processus est essentiel pour déterminer les sujets qui nous préoccupent, mais aussi pour se forger des opinions. Il est important de respecter les orientations des membres pour que leur engagement soit fort. Si le sujet n’intéresse pas vraiment, peu auront envie de participer. Des sous-groupes autonomes sont ainsi créés en fonction des sujets, avec des gens qui sont motivés et qui avancent.
Comme il s’agit d’utiliser les moyens qu’offre l’art pour élargir le débat social, on observe aussi ce qui revient dans l’actualité, dans la presse. On s’intéresse aussi à des sujets de société qui sont des lames de fond, sur le long terme. On pointe ce qui nous paraît être un déclencheur, ce qui nous choque. Ensuite, c’est à travers nos recherches que la manière de traiter le sujet s’affine et que le médium est adopté. En faisant le bilan des quatre dernières années, on observe quelques grandes thématiques récurrentes. Ainsi, nous avons réalisé de très nombreux projets autour du féminisme, de l’égalité, de la discrimination et du patriarcat. La problématique du racisme, notamment depuis le mouvement Black lives matter, a pris de l’ampleur dans nos préoccupations. Depuis les débuts, tout ce qui concerne la politique culturelle est plébiscité comme sujet de réflexion et d’action. La place financière arrive aussi en tête des sujets. Cela peut paraître un thème difficile et complexe à aborder par des artistes, mais c’est ce qui domine l’image du pays à l’étranger, où beaucoup de membres étudient ou travaillent. En plus, au fur et à mesure de nos créations, nous avons acquis des connaissances sur ces questions et il importe de continuer à bâtir sur ce know-how.
Vous vous estimez légitimes à traiter tous les sujets ?
C’est une question que l’on se pose régulièrement. On fait parfois appel à des experts ou à d’autres associations pour renforcer nos connaissances dans certains domaines. Nous nous rendons compte que nous sommes aussi des personnes privilégiées, notamment issues de lycées classiques, ayant fait des études à l’étranger. On fait d’importants efforts pour élargir notre audience et être plus représentatifs de la jeunesse du Luxembourg. On n’a pas de solution miracle, même si on va vers des populations frontalières ou des productions en portugais. C’est pour cela que nous menons des actions simples et fortes, dans l’espace public. Il s’agit de sortir, de s’intéresser aux problèmes qui préoccupent les gens, de participer aux discussions qui ont lieu dans la société.
Puisque le collectif est composé de beaucoup d’étudiants, comment envisagez-vous sa continuité et sa pérennité ?
Cela dépend de plusieurs facteurs : est-ce que les gens restent là où ils ont fait leurs études ou reviennent-ils au Luxembourg ? Est-ce qu’ils ont le temps, les moyens de s’engager ? De ceux qui ont créé le collectif, il reste peu de personnes. Mais cela ne nous semble pas un échec, c’est même plutôt sain. Beaucoup de groupes de jeunes luxembourgeois engagés sont des groupes d’amis. Ils sont actifs pendant un temps, mais quand ils finissent un cycle de leur vie, commencent à travailler ou à avoir une famille, le groupe s’estompe et s’arrête. Pour éviter cela, nous essayons toujours de recruter de nouvelles personnes et de leur donner très vite des responsabilités. Cela veut dire que les plus âgés ou les plus expérimentés font place aux plus jeunes en les encadrant ou en leur donnant des conseils. C’est assez difficile, quand on a passé quelques années dans le groupe, de s’éclipser et de ne pas vivre une heure de gloire. Mais cela nous permet d’éviter ainsi d’avoir des « stars » qui dominent le groupe et qui l’année suivante risquent de ne plus être là.
Pour certains membres, il était assez important de faire carrière et de trouver une place dans le secteur culturel après s’être montré et fait connaître à travers nos projets. C’est tout à fait légitime et il n’est pas question de critiquer cela. Beaucoup ont réussi et sont bien intégrés à la vie culturelle au Luxembourg. Mais rester dans l’activisme critique quand on dépend des subventions publiques peut être difficile. Or, il n’est pas question de renoncer à cet aspect critique et politique.
Il y aussi plusieurs personnes qui reviennent après avoir travaillé dans le secteur culturel, y compris à l’étranger. Il faut dire que la manière de créer de Richtung22 nous permet, en tant que comédiens et comédiennes, d’être entendus et de participer à la création. C’est assez rare qu’un metteur en scène prenne en compte ce qu’on pense, change le dialogue en fonction de notre opinion. Le collectif est ainsi devenu une alternative dans le fonctionnement du monde culturel qui permet aux artistes de se ressourcer et mener des projets où ils sont impliqués et écoutés.
À travers vos créations, vous voulez influencer le débat public, proposer des alternatives. Est-ce qu’une place dans l’échiquier politique vous tente ?
Plusieurs d’entre nous sont désillusionnés par rapport aux partis politiques existants. Il y a un grand potentiel politique au sein du groupe, mais il ne s’incarne pas dans les partis. On note cependant des engagements politiques au sein de la société civile, à travers des mouvements ou des associations comme le Mouvement écologiste, le CELL, la JIF. Certains sont professeurs ou journalistes et poursuivent leur engagement à travers leur métier, de l’intérieur. Leur militantisme se poursuit aussi en dehors de Richtung22.
Vous vous positionnez plus dans la dénonciation que dans la revendication ?
Non. Nos campagnes et nos initiatives sont généralement assorties de revendications, mais on ne nous les demande jamais. Quand on reçoit de l’attention sur nos actions, il est assez rare qu’on s’intéresse à la manière dont on a contextualisé ces actions. L’aspect critique est plus facile à entendre que comprendre et admettre les alternatives parfois radicales que l’on propose.
Cette façon de travailler sans hiérarchie et votre approche critique est assez rare au Luxembourg. Vous voulez avoir valeur d’exemple ?
Il semble en effet qu’il n’existe pas d’autre collectif comme Richtung22 au Luxembourg. Nous avons donc une sorte de responsabilité vis à vis de la société dans laquelle on a grandi. Si personne ne prend le taureau par les cornes, c’est à nous de le faire. À nous de créer des alternatives au carcan conservateur pour laisser autre chose aux plus jeunes. Car on se sent très seul quand on est politisé ou qu’on veut y vivre comme artiste et qu’on a seize ans au Luxembourg. Nous faisons en sorte que notre expérience serve à d’autres en partageant notre savoir à travers des workshops ou en travaillant avec des artistes moins expérimentés, en se laissant le droit de se tromper. Le collectif est une sorte de filet pour rattraper les jeunes qui veulent aller vers des écoles d’art et ne savent pas du tout ce qui existe, où aller, comment postuler... C’est pour cela que nous avons participé aux foires de l’étudiant : pour montrer que ce sont des métiers possibles et qu’il existe des formations publiques. Aujourd’hui, le potentiel de jeunes créatifs qui existe dans les écoles n’est pas vraiment pris en compte. On les laisse partir dans d’autres villes où ils restent bien généralement.
Est-ce qu’il vous semblerait alors opportun de créer une école d’art, par exemple au sein de l’université ?
Ce n’est pas ce que nous pensons nécessaire. Nos expériences ont montré l’importance de sortir du pays. Mais, il faudrait donner des moyens aux jeunes de revenir en leur proposant des bourses pour démarrer une activité. Pendant un ou deux ans, ils seraient financés, avec la possibilité de se créer un réseau, de réaliser des projets et d’approcher des institutions pour se lancer. Jusqu’ici cette proposition n’a pas été entendue et le potentiel que représente ces jeunes n’est pas mesuré.
Depuis fin 2020, vous êtes conventionnés par le ministère de la Culture. Aujourd’hui, vous êtes aussi logés au Bâtiment 4 avec une aide de la Ville d’Esch et vous avez des financements pour des projets de Esch2022. Cela va-t-il changer votre approche ?
Nous avons toujours milité pour un financement public de l’art et de la culture. Pendant dix ans, nous avons fonctionné de manière entièrement bénévole, parfois avec des soutiens institutionnels ponctuels et avec des dons individuels. Être conventionné permet de sécuriser notre activité de base et pour la première fois, avec les projets de l’année culturelle, nous allons pouvoir payer les artistes et les personnes qui font des recherches pour leur travail. Il n’est cependant pas question de laisser tomber notre approche critique de la politique culturelle qui, à notre avis, est surtout utilitariste. Notre idée est donc de participer au programme de l’année culturelle, d’exister au sein de cette année, tout en observant ce qui s’y passe. Nous ne sommes pas dupes du jeu qui se joue dans la transformation de la région, par exemple à travers la construction de nouveaux quartiers.
C’est-à-dire ?
Une année culturelle, a vocation européenne, financée par des moyens publics, en soi, cela correspond à nos valeurs, cela ne nous pose donc pas de problème d’en faire partie. Mais l’utilisation de la culture comme moyen de promotion du site, comme élément pour donner une nouvelle image à la région est questionnable. L’emplacement du Bâtiment 4 est à ce titre symbolique. Il est au cœur des projets de reconversion des friches. Le confier à des artistes n’est pas un geste altruiste et généreux. Il s’agit d’activer le site pour le rendre attractif aux investisseurs. Le risque est grand que Esch2022 serve surtout à instrumentaliser la culture au bénéfice de certains et à l’exclusion d’autres. La culture que promeut Esch2022, ce n’est pas la culture d’Esch. « Revitaliser », « redynamiser », ça veut surtout dire passer le rouleau compresseur sur la culture locale, faire fi de la spécificité des lieux et des gens. Sans compter que la glorification du passé industriel est aussi une réécriture de l’histoire qui oublie les souffrances, les mouvements sociaux, les inégalités. On est en train de nous prévoir quatre zones qui seront autant de petits Belval conçus pour des populations à hauts revenus pour qui la culture serait un argument marketing.
Vous pouvez en dire plus sur ce que vous allez proposer pendant cette année ?
Trois pièces de théâtre, deux courts-métrages, trois grands happenings dans l’espace public, un journal et… plein de petites choses. Le premier événement sera en février. Tout cela sera gratuit, ce qui est la règle de toutes nos productions.
Esch2022 ne finance les projets qu’à hauteur de cinquante pour cent. Comment financez-vous le reste ?
Le sponsoring privé n’était pas une option pour nous. Après de longues discussions avec Esch2022, on a réussi à valoriser notre apport à travers les heures de travail bénévole. Pour l’avenir, nous estimons que, si la durabilité est vraiment prise au sérieux, il devrait y avoir des mécanismes pour soutenir ce qui a été créé pendant l’année et ne pas laisser tomber ce qui a du potentiel pour la suite. Nous mènerons des discussions avec la ville d’Esch et le ministère de la Culture pour leur montrer ce qu’on a créé, l’impact sur le public et sur les artistes, l’innovation, quand bien même notre approche est critique. Il nous semble que la politique culturelle n’a pas à évaluer le contenu des projets et pourrait reconnaître que la critique est une mission essentielle de l’art.
Richtung22 a connu quelques démêlés avec la justice, avec plusieurs plaintes déposées. Où en êtes vous ? Comment cadrez-vous vos actions sur ces questions ?
Cinq plaintes ont été déposées dont une seule a été portée en justice, celle des écritures à la craie sur le parvis de la Philharmonie, pour laquelle nous avons d’abord été jugés coupables en première instance, puis acquittés en appel. Les autres ont été retirées ou classées sans suite. La plus récente a été déposée par la ville de Luxembourg à propos des plaques de rues qui ont été déboulonnées. Mais elle a été retirée au bout d’une journée. On sait qu’on n’est pas à l’abri de plaintes non justifiées qui servent surtout à nous faire perdre du temps et de l’argent (Slapp, Strategic Lawsuit Against Public Participation, ndlr), mais on se prépare en amont des actions pour mesurer le cadre légal. Nous informons toujours nos membres des conséquences légales possibles et nous essayons d’éviter les dépassements inutiles. Nous agissons donc en toute connaissance de cause si, comme dans le cas des panneaux de signalisation, ces dépassements sont nécessaires à notre action sur le plan du contenu et si les éventuelles discussions légales servent la cause. Ainsi, une plainte aurait mis sur la place publique le sujet de la participation luxembourgeoise aux colonisations et de l’art volé dans les musées, cela valait donc la peine de mener cette action d’autant que les panneaux n’ont pas été retirés de l’espace public puisqu’ils ont été installés au Casino Luxembourg.