Être honoré du Premium Imperiale au Japon, ce n’est pas seulement recevoir une très haute distinction. William Kentridge l’a reçu en 2019 et cela veut dire devenir un « trésor vivant ». Les Japonais férus d’esthétique, celle qui court à travers toute leur histoire et qu’ils ont su transmettre et transformer des temps anciens à aujourd’hui, récompensent ainsi un artiste contemporain, qui peut être dessinateur, sculpteur, vidéaste, scénographe, comme l’est Kentridge. C’est enfin distinguer une pensée qui traverse l’œuvre et qui relie l’individu à l’universel.
William Kentridge et son œuvre, sont, pour citer le philosophe et historien de l’art Walter Benjamin, comme un grain de riz qui contiendrait tout l’univers. Car s’il est un homme blanc sud-africain et si son œuvre est nourrie de l’histoire de son pays, son propos illustre une quête universelle : celle de la dignité humaine, qui, au cours de l’histoire passée, présente et future, aura été, est et sera encore à défendre, acquérir ou reconquérir. William Kentridge, illustre ce bien précieux à travers ce qu’il connaît : l’Afrique du Sud de l’apartheid, la nation « arc-en-ciel » de Nelson Mandela et le pays moderne qui n’est pas devenu une société multi-ethnique égalitaire.
Né en 1955 dans une famille blanche de Johannesburg, William Kentridge est l’enfant d’un couple de juristes activement anti-apartheid. Voilà esquissés en une phrase l’homme, sa famille et le contexte. Quant à l’œuvre, on a envie de dire que William Kentridge est un griot visuel. Car ce sont des récits oraux auxquels Kentridge donne forme en dessins, sculptures, animations et installations sonores.
Visitons donc l’exposition. On entre dans le grand hall du Mudam où on est tout de suite enveloppé par une musique. C’est comme une lamentation antique, un chant corse polyphonique, une ode sacrée chrétienne, une mélopée d’un peuple sans terre. Cette musique douce, dans le grand hall-cathédrale de Ieoh Ming Pei, jaillit de quatre entonnoirs géants, qui sont comme des mégaphones, de ceux qu’on utilise généralement pour crier des ordres ou des revendications. Car on peut être pacifique et savoir qu’il faut toujours résister. D’ailleurs l’œuvre s’intitule Almost Don’t Tremble. Au mur grimpe un arbre, qui prend appui sur le dallage comme s’il allait y prendre racine. On peut donc s’imaginer que l’arbre va encore grandir, s’épanouir. Que l’on va pouvoir s’asseoir sous son ombre. D’ailleurs ne s’appelle-t-il pas Shadow ? À moins que cela ne veuille dire que nous sommes comme chacune de ses feuilles et qu’un jour, nous allons en tomber laissant les branches nues ?
Cette supposition, on va la vérifier à l’étage, dans la galerie Est. Voici en effet l’arbre, entouré de citations, qui nous rappellent que notre vie n’est qu’un passage sur terre (Leaning on the Air). Car bien sûr, William Kentridge nous interroge. On peut lire en toutes lettres It is not enough, The inused years of your life, You will (for 20 minutes) have great happiness… Nous venons de pénétrer dans l’atelier de William Kentridge, c’est ce que suggère la mise en scène : dessins sur tables sur tréteaux et lampes d’architecte, petites sculptures rangées sur des étagères murales et grandes œuvres posées sur des palettes. Ce sont des pièces du puzzle qui donnent les clés de lecture des deux œuvres animées au fond, City Deep et Sibyl. Gamelle, assiette, cafetière, sont des objets de la condition des ouvriers des mines de diamants, le chant celui de leur peuple ; la prophétesse danse sur les pages d’un savoir peut-être trop cartésien, son chant est divinatoire comme le fut peut-être celui de la Pythie de Delphes ou celui des sirènes qui détournèrent Ulysse du cours de son voyage ? Il n’est pas interdit d’avoir des références occidentales pour guides dans l’œuvre de Kentridge.
Mais revenons à Johannesburg. Asseyons-nous dans la galerie Ouest et regardons le défilé de ses habitants : mineurs, communautés des églises africaines, gens ordinaires portant des bagages, fanfare jouant la musique d’un township. More Sweetly Play the Dance donne son titre à l’exposition du Mudam. On sort du musée en emportant pour longtemps ce récit visuel et sonore du griot Kentridge. Porté à un degré esthétique et dramatique exceptionnel, ce théâtre d’ombres de la condition humaine, est un bien rare et précieux. Oui, Kentridge est bien un trésor vivant.