« La préparation d’une exposition est comme une grossesse dont l’expo est l’enfant. Il faut d’abord trouver quelqu’un avec qui la faire, puis la faire grandir en interne pendant quelques temps et enfin l’introduire au monde » explique Véronique de Alzua, régisseuse en chef du Mudam. Nous avons pu assister à la face cachée d’une telle naissance pour l’exposition William Kentridge, inaugurée par une nocturne le 12 février.
Le Mudam, dont le rôle est de faire découvrir l’art contemporain à M. et Mme Tout-le-monde, s’appuie cette saison sur les œuvres d’un des artistes les plus influents de notre époque, William Kent-
ridge. Ce Sud-Africain né de parents blancs pendant l’apartheid exprime son art sous toutes formes. Connu pour ses courts métrages d’animation d’une grande force poétique, il pratique aussi le dessin au fusain, la peinture, la sculpture et met en scène des opéras ; c’est donc une explosion d’art que le Mudam propose depuis le 13 février 2021 au grand public. L’exposition a pour cadre le « Red bridge project », une collaboration entre trois des principales institutions culturelles du pays : le Mudam, le Grand Théâtre et la Philharmonie. C’est cette opportunité unique qui a notamment séduit l’artiste, avec qui Suzanne Cotter, la directrice du Mudam, est en contact depuis 2018 au sujet de ce projet. En effet, l’art de Kentridge étant aussi divers et également en lien étroit avec le monde du théâtre, il sera présenté dans les trois institutions.
Un projet de rêve
À son arrivée au poste de directrice du musée en janvier 2018, l’Australienne Suzanne Cotter, curatrice de métier, a décidé de se montrer ambitieuse avec « son projet de rêve » : faire venir l’œuvre de William Kentridge, un artiste qu’elle admire personnellement, au Grand-Duché. À ses yeux, le travail du Sud-Africain, un artiste de « qualité exceptionnelle », a une influence universelle et est le mariage parfait entre incertitude et absurdité. Le challenge était particulièrement audacieux, Kentridge étant très sollicité, mais la vision du Mudam et l’invitation conjointe des trois institutions a fait la différence. À l’équipe désormais de mettre en œuvre ce projet d’exposition inédit, consacré aux œuvres les plus récentes de l’artiste et à la dimension pluridisciplinaire de son travail, en résonance avec le Red bridge project.
Les acteurs de l’exposition
C’est ici que le travail du curateur commence. Entre deux réunions, Christophe Gallois qui, pour cette exposition, a assisté Suzanne Cotter dans l’organisation de l’exposition, nous parle de sa profession qui demande connaissance et passion. Il divise le travail que représente pour lui une exposition en deux phases. D’abord vient celle des premiers contacts entre l’artiste et la curatrice, destinés à définir le cadre général de la collaboration : les dates, le contexte, les collaborateurs, les directions que prendra l’exposition pour qu’elle se différencie des précédents projets de l’artiste. Ensuite, les choses se précisent, et le dialogue entre l’artiste et la curatrice vise notamment à définir la liste des œuvres. Cependant, la prise de décision ne dépend pas seulement de la beauté ou du prestige des œuvres, mais aussi de la logistique. Où se trouve l’œuvre ? Quel serait le coût de la faire venir jusqu’au Luxembourg ? Ou encore rentrera-t-elle dans le musée ? Les années 2020 et 2021 apportent, néanmoins, avec elles un défi en plus : les imprévus liés à la Covid-19.
Un de ces inattendus est l’impossibilité de se rendre au Grand-Duché pour l’artiste lui-même. Pour remédier à cela, William Kentridge a envoyé sa scénographe attitrée, Sabine Theunissen, sur place afin de superviser, avec Suzanne Cotter la mise en scène de son travail. Il s’en remet à elle entre de nombreuses visioconférences où les avancées du chantier lui sont présentées. La tête dans ses maquettes vieille école, « un outil de communication facile » qui a fini par devenir un élément à part entière des expositions, Sabine Theunissen, architecte de formation, nous dresse avec passion son parcours qui l’a menée du Théâtre de la Monnaie de Bruxelles à l’artiste Sud-Africain en passant par le Teatro alla Scala de Milan où elle s’occupait des décors de plateaux. Sa philosophie, proche de celle de Kentridge, lui a permis de gagner la confiance de l’artiste. Tous deux estiment que « nous sommes tous condamnés à mourir, mais continuons à danser », comme le dit le titre de l’expo. De plus, elle parle de « moments et non d’espace », tient à « rester simple dans les solutions » afin de mettre l’essence et le côté brut des œuvres en évidence et a pour but de « faciliter l’expérience du visiteur ». Grâce à sa collaboration avec Kentridge, elle est passée par des musées d’exception tels que l’Ullens Center de Pékin. Malgré cela, elle dit que « le Mudam, c’est juste du plaisir » et que le musée « présente les avantages d’un petit État avec les infrastructures d’un grand pays ».
Une fois les œuvres choisies, les pièces désignées et le travail de la curatrice et le plan d’exposition la scénographe terminés, c’est au tour de la régisseuse en chef du musée d’entrer en jeu. À cinq semaines de l’ouverture des portes, le montage de l’exposition commence. Débordante de passion, Véronique de Alzua nous décrit ses trois étapes de travail. D’abord, l’ancienne exposition est démontée et les cloisons temporaires sont abattues. Cela dure plus ou moins une semaine. Ensuite viennent deux semaines de décoration, peinture et construction pour préparer l’espace à la nouvelle exposition. Enfin, les œuvres arrivent des quatre coins du monde, et aussi bien de particuliers que d’autres musées. Au Mudam, elles sont déballées et réassemblées avec la plus grande délicatesse avant d’être exposées à l’endroit qui leur est réservé. Tout cela tombe sous la responsabilité des régisseurs de l’expositions. « Mon travail, c’est de m’assurer que l’exposition soit prête pour l’ouverture » explique celle qui est surnommée « Véro ». Au cours de notre reportage, les premières sculptures de William Kentridge commencent à arriver au musée ; un moment que Véronique de Alzua compare à plusieurs reprises à l’ouverture des cadeaux à Noël. Mais bien qu’elle prenne un plaisir fou à voir le projet se concrétiser et dégage un calme étonnant, la régisseuse est inondée de stress, et celui-ci ne la quittera plus avant la fin de l’exposition. En effet, chaque œuvre doit être rendue à son propriétaire dans un état identique à celui de son arrivée. « La régisseuse ‘n’aime pas’ les enfants de 4 ans qui courent dans tous les sens » rigole-t-elle, se rappelant de casses ayant eu lieu par le passé. Son métier ne lui accorde donc jamais de pause. La peur qu’un accident puisse arriver la suivra jusqu’à ce que les œuvres soient de retour à leur domicile. Chaque déballage, remballage et transport est un casse-tête, et chaque jour une « nouvelle partie de Tetris » pour que tout se passe sans accroc.
Alors que les choses s’activent aux étages du bâtiment accessibles au public, le sous-sol, la face cachée de l’iceberg, regorge, lui aussi, de surprises ; sculptures et tableaux à gogo, scierie, système de climatisation et Thierry Gratien, technicien en chef. L’air stressé et toujours en mouvement, il aborde les couloirs du musée avec son bandana sur la tête. Il est le cœur de l’atelier technique du Mudam, le pilier du musée. Sans lui, rien n’est possible. En effet, il accompagne la conception de l’exposition du début à la fin. À l’aube du projet, il participe aux réunions et fait attention à ce que les idées des départements créatifs soient physiquement réalisables. Une fois les plans confirmés, c’est à lui de les réaliser avec son équipe. Sa mission principale est d’assurer la sécurité des visiteurs et des œuvres en ne laissant rien au hasard en termes de fixations et de matériaux utilisés. Le technicien joue un rôle essentiel dans la mise en œuvre d’une exposition. Il n’en est donc pas moins un personnage clé, et les impressionnantes galeries de l’exposition que les visiteurs du musée peuvent admirer n’auraient pas vu le jour sans lui.
Une exposition monumentale
Du rez-de-chaussée au premier étage, les œuvres de William Kentridge sont exposées dans le Grand Hall et dans les galeries Est et Ouest du Mudam. Dans le Grand Hall, un impressionnant arbre noir haut de quinze mètres, Shadow, saute aux yeux. Il est accompagné de l’installation sonore intitulée Almost Don’t Tremble, produite par William Kentridge en collaboration avec cinq compositeurs sud-africains. L’ombre de l’arbre, « Shadow » , fait en papier déchiré pour la partie en hauteur, et en scotch pour la partie au sol, a été réalisé par Marine Fleury, qui travaille étroitement avec Sabine Theunissen, en collaboration avec une classe de l’École supérieure d’art de Lorraine de Metz. En haut des escaliers, la galerie Est présente les films Sibyl et City Deep ainsi qu’une constellation de dessins de différentes dimensions, d’œuvres sur papier et de sculptures qui laissent entrevoir toute l’étendue du vocabulaire narratif de l’artiste sud-africain. En face, dans la galerie Ouest, une spectaculaire installation vidéo à multiples projecteurs projette le film More Sweetly Play the Dance sur sept écrans faits de viroc, des pans à surface lisse, fabriqués à la couleur naturelle du ciment. Ce court-métrage déployé dans l’espace, œuvre principale de l’exposition, a d’ailleurs donné son nom à l’expo dont la durée de visite totale est estimée à environ une heure.
La naissance
À quatre jours de son ouverture, l’exposition est presque prête à être révélée au grand public. Il n’y a plus que quelques détails à terminer. Mais pour l’équipe du Mudam, qui a enfin fini de placer les œuvres, le stress retombe et les émotions sont au beau fixe. « Le cordon ombilical est coupé, l’enfant qu’on porte depuis deux ans est né » dit Véronique de Alzua. Christophe Gallois, ému par le résultat d’années d’efforts, tente de retenir ses larmes. En effet, le projet est l’aboutissement d’une cohésion de groupe dans laquelle chacun a mis une partie de soi. Mais comme tout parent, celui-ci doit désormais accepter de laisser son enfant prendre son envol. Désormais, il est dans les mains des visiteurs jusqu’au 30 août et William Kentridge, Suzanne Cotter, Sabine Theunissen et l’équipe du Mudam sont ravis de pouvoir faire profiter le Luxembourg du fruit de leur travail pendant quelques mois, si bien sûr la Covid-19 ne vient pas tout chambouler. Bandadas, Lara; Courte, Lisa; Rickal Samuel et Toussaint Maxime