Beaucoup de musées d’art contemporain semblent avoir adopté la même attitude lors du confinement dû à la pandémie de coronavirus : proposer des visites prétendument virtuelles (il faudrait plutôt appeler cela des visites à distance par écran informatique interposé) de leurs collections et de leurs expositions, plus quelques projets pédagogiques visant à fidéliser, autant que possible, leurs publics - surtout les enfants. C’est fort louable et je ne sais pas vraiment ce qu’ils auraient pu faire d’autre en l’occurrence. Et c’est précisément pourquoi cela révèle un réel problème. Depuis des décennies, les musées (dont une bonne partie sont sur la défensive parce qu’ils sont financés par l’argent public et que leurs coûts augmentent sans cesse) justifient leur existence avec l’argument qu’ils offrent au visiteur la possibilité de se confronter immédiatement avec l’œuvre d’art. Or, c’est justement cette confrontation que les mesures prises pour endiguer le Covid-19 ont d’abord rendue impossible en raison du confinement, puis conditionnelle lorsque celui-ci a été assoupli (obligation du port du masque presque partout, réservation préalable dans nombre de lieux, traçage au sol imposant un parcours unique réduisant le plaisir d’une aventure libre et d’une découverte individuelle, etc.).
Je suis le dernier à me plaindre que les principaux perdants (temporaires) de ces mesures soient les expositions blockbuster et les musées devant lesquels les gens font régulièrement la queue pour entrer : sous le couvert fallacieux de « démocratisation », ces entreprises événementielles sont la négation même d’une approche sensible et intellectuelle de l’art en le réduisant à une marchandise et en ne contribuant finalement qu’à l’abrutissement et à l’enlaidissement général1. Mais même les plus petits et les moins visibles des musées et centres d’art ont souffert des mesures imposées pour lutter contre la pandémie. L’on peut se demander s’il est vraiment nécessaire d’infliger le port du masque là où on ne compte guère plus d’une vingtaine de visiteurs individuels par jour.
Un certain nombre de musées, notamment ceux d’art contemporain, aiment à se considérer comme des lieux de la pensée alternative et même de la contestation de l’ordre établi, voire de l’émancipation des idéologies dominantes. Mais au vu de la vitesse à laquelle ils ont généralement adopté, et même anticipé, les mesures de distanciation sociale2 , on s’interroge sur leur capacité à être véritablement à la hauteur de ces ambitions. Voici un exemple : dès le 28 avril, le Cimam (Comité international des musées d’art moderne) a publié un texte intitulé Precautions for Museums during Covid-19 Pandemic3 dans lequel il est préconisé (à l’exemple de la Natio-nal Gallery de Singapour, de M+ de Hong Kong et du Mori Art Museum de Tokyo) « de mesurer la température de chaque visiteur, de prendre ses nom, adresse et numéro de téléphone, de lui demander de présenter une autorisation de déplacement ou un certificat de santé… » et cela pour voir, dans des salles presque vides, des œuvres qui ne craignent absolument rien du virus. Même les supermarchés ne sont pas allés aussi loin !
Il me semble que de telles initiatives témoignent d’une inquiétude larvée : celle de préserver à tout prix le statu quo au lieu de réellement faire face à un changement radical4. Rappelons que les musées sont apparus avec l’ère industrielle et au moment où se développe et s’institutionnalise la conscience historique. C’est aussi le moment où s’impose le concept de progrès, concept qui, d’après des études anthropologiques récentes, était probablement une réponse conservatrice aux critiques des sociétés occidentales de la part des non-Européens, surtout Amérindiens5. Dans cette perspective, le progrès n’est plus un facteur libérateur, mais une méthode d’assujettissement. Dès lors, il est possible aussi de penser les musées comme des instruments de normalisation et de formatage, et surtout de promotion de l’idéologie dominante (comme l’ont généralement été les musées d’ethnologie du 19e siècle pour l’expansion coloniale). En se débarrassant de la notion de progrès, le postmodernisme a pu donner l’illusion de fournir un nouvel élan libérateur mais, on l’a bien vu ces dernières décennies, c’était pour se livrer pieds et mains liés au bon vouloir du marché qui, en financiarisant même l’art, a fini par achever toute transcendance. Peu à peu, les musées mainstream se sont rendus à cette idéologie et il en reste bien peu qui font autre chose que gérer plus ou moins directement les intérêts – en monnaies sonnantes et trébuchantes ou symboliques – de la finance internationale6.
Mais voilà que la pandémie vient brusquement ébranler cet édifice sinistre et peu vertueux, construit avec la complicité du politique et largement soutenu par l’industrie médiatique et événementielle. Du jour au lendemain, les masses de visiteurs ont disparu et la circulation des œuvres d’art – nécessaire à la réalisation des expositions à grand public – a chuté de manière vertigineuse. Pour les musées, la perte de revenus en entrées, mais aussi en objets dérivés (merchandising) et en sponsoring (les sponsors, mécènes et autres soi-disant philanthropes sont particulièrement sensibles au nombre de visiteurs), peut avoir des conséquences désastreuses. Nombreux sont ceux qui devront réinventer leur fonctionnement, mais aussi leur mission.
Or, face à cette menace, les principales pistes explorées sont celles qui font la part belle à la digitalisation. C’est l’exact opposé de la confrontation physique immédiate qui fonde la raison d’être des musées. Certes, la présidente du Cimam, Mami Kataoka, reconnait que ces derniers doivent se positionner par rapport au « réchauffement climatique et à la durabilité »7, mais à aucun moment n’affleure le soupçon que les solutions proposées font partie du problème et qu’elles contribuent aux désastres sociaux, économiques et écologiques qui s’annoncent, voire les accélèrent. Il ne reste alors que le déni de réalité et le refuge utopiste comme issue, jusqu’à imaginer que les musées ne seraient plus des lieux « où les gens se rassemblent pour apprécier l’art », mais des espaces spacieux – donc plutôt vides, j’imagine – où l’on vient « contempler les questions fondamentales de l’existence… et la beauté de la vie ».
Ainsi, tout porte à croire que les musées (après avoir soutenu, parfois malgré eux, la financiarisation de l’art), se transformeront bientôt en promoteurs symboliques d’un monde désincarné où règne le simulacre en 5G, ce qui reflète bien l’impasse de nos sociétés productivistes qui n’ont d’autre solution qu’une fuite en avant désespérée et suicidaire. Et comment pourrait-il en être autrement si désormais mêmes les institutions dont elles s’étaient dotées pour penser et imaginer un ailleurs, une pensée autre, n’en sont plus capables ? Du coup, en pensant à La sagesse de Kandiaronk et à son influence sur les philosophes des Lumières, on réalise qu’en plus d’un crime humain effroyable, l’Occident a commis une faute incommensurable en exterminant les Indiens d’Amérique : il n’y a plus d’Autre pour pousser les musées à se réinventer, et l’ironie veut que ce soit un minuscule virus qui dévoile les limites et la fragilité d’un système qui a tout éliminé en dehors de lui. À cette aune, le slogan « Nuit des musées » prend une consonance lugubre.