À apprendre le titre de la dernière pièce de Theresia Walser, créée lundi dernier au Landestheater Salzburg, dans le cadre du festival : Die Empörten, bien sûr que le souvenir revint de l’encouragement, voire de l’injonction de Stéphane Hessel, qui remonte à 2010, hors du meilleur esprit de résistance. On en est loin, dans les indignations du temps actuel, parodiques quasiment, on est loin de l’idée sartrienne de l’engagement personnel, mais peut-être que les jeunes l’ont retrouvée pour le climat, les habitants de Hongkong pour leur survie.
À considérer la situation de départ de la pièce, son moteur, autre souvenir : du Ionesco, plus lointain encore, 1954, Amédée et Madeleine sous l’emprise d’une paire de jambes qui dépasse de la porte de la chambre voisine, et se trouve très vite prise dans une progression géométrique. Theresia Walser en reste à une « finstere Komödie », ne pousse pas jusqu’à l’absurde, côtoie des fois la caricature. Et le cadavre, lui, prend place dans une malle (pas dans un placard comme ça conviendrait pour des politiques), l’absurde, au mieux, c’est que le coffre se trouve dans le bureau de madame la bourgmestre, dans une petite ville qu’on situera à la frontière du Bade-Wurtemberg et de la Bavière (ou en Autriche en pensant à la FPÖ).
Une ville sans doute calme en temps normal, baignant dans la verdure, des montagnes en toile de fond (bien que les décors de Florian Etti montrent plus tard les ravages industriels dénoncés par l’un des personnages). Il s’est passé quelque chose, un accident, un suicide doublé d’amok, un attentat, un livreur de pizzas a foncé dans la foule, on ne sait trop, mais la rumeur court. Et la bourgmestre a reconnu à un tatouage son demi-frère, chose pénible dans une période électorale où en plus elle est en butte aux attaques d’une rivale populiste. Ce qui l’a donc amenée avec son autre frère Anton à aller récupérer le mort et le placer péniblement dans cette malle dont il ne bougera plus. Autour, ils sont cinq, pendant une heure trois quarts, Theresia Walser est adepte des trois unités.
La pièce commence avec du rythme, le face à face de Corinna Schaad, la bourgmestre, et de son frère, dans les rôles inversés de Créon et d’Antigone (le festival est dans les mythes, malheureusement, Theresia Walser perdra de son souffle après, ce qui vaut aussi pour la mise en scène de Burkhard C. Kosminski, dans les affrontements de la femme politique réaliste, accrochée au pouvoir, et de la démagogue ; il est vrai aussi que si Caroline Peters sait convaincre dans le rôle de la première, ce n’est pas tout à fait le cas de Silke Bodenbender, peut-être assez raide pour faire de la morale, mais quel lourd fardeau elle traîne avec elle, Theresia Walser lui ayant donné un passé d’extrême gauche, du moins du côté des parents, pour lui faire apprendre maintenant des sourates, comme gage de survie).
Entre les deux, ou plus exactement tantôt d’un côté tantôt de l’autre, voici Pilgrim, personnage dont le peu d’assurance se manifeste dès son entrée. Sorte de factotum, serviteur, agent, rédacteur ou nègre, il a de l’épaisseur sous un extérieur, une apparence fuyante, insaisissable. Il est chez lui une part de faux jeton, disons pour sa défense qu’il est insondable à soi-même, s’accrochant à la fin au crucifix que la bourgmestre veut lui faire enlever, un musulman a été tué, dont la veuve (Anke Schubert) cependant se montre très conciliante. Le manque d’assurance, sans doute, n’est pas pour rien dans le penchant de félonie de Pilgrim, et son air qu’on hésitera à qualifier de hautain, dans sa queue-de-pie qui traîne par terre. « Die ganze Welt steckt in mir drin… In mir steckt alles, und nichts verträgt sich. » Démarche, gestes, élocution, du pain bénit pour André Jung, une aubaine pour étaler son ample gamme de nuances. Un régal à le suivre face aux deux dames en bataille où il semble être dépassé, mais on se doute très vite que, quelle que soit l’issue des élections à venir, il saura tirer son épingle du jeu. Et l’on prend un plaisir un peu sadique à le voir perché en haut d’une échelle pendant une dizaine de minutes, sans bouger.
En fait, une fois que Theresia Walser a quitté les hauteurs mythiques, du moins le débat très vif entre la bourgmestre et son frère (léger, bon vivant, Sven Prietz), on s’enlise peu à peu ; la pièce perd de consistance, par rapport aussi au langage qu’elle a choisi. L’explication n’en est-elle pas dans son titre : Die Empörten ? Où sont-ils ? « Draussen bebt eine Welt, in der nichts leichter zündet als Gerüchte… Der Druck der Strasse wächst. » C’est le programme qui le dit. Mais nous n’apprenons rien de cette indignation, a fortiori nous ne la vivons pas. Quant aux réseaux sociaux, leurs rumeurs, il en va de même. Il nous faut lire, toujours dans le programme, l’excellent texte d’Eva Menasse.