Un nouveau venu se balade désormais dans les décors de cartes postales des campagnes grand-ducales. Depuis son retour en 2017, on n’avait jamais autant observé de loups dans le pays. Accompagner ce retour attendu est un défi scientifique, mais aussi (surtout ?) psychologique

Le loup, un nouvel acteur dans nos paysages

d'Lëtzebuerger Land du 15.09.2023

Au début du mois d’août, deux témoignages de la présence d’un loup (une vidéo et un cliché pris par un piège photographique) ont été authentifiés dans l’est du pays, entre Echternach et Beaufort, au cœur du Müllerthal. À la mi-juillet, c’est dans les environs de Lieler, tout au nord, qu’un mouton a été tué par un Canis lupus. Le 22 janvier 2023, une marcheuse qui se promenait du côté de Troine (près de la frontière belge, commune de Wincrange) en a également aperçu un. Signalement validé par l’analyse ADN de poils retrouvés dans les fils barbelés à travers lesquels l’animal s’était enfui. En décembre 2022, c’est encore vraisemblablement un loup qui a mangé un mouton près de Troisvierges. La liste n’a jamais été aussi dense que ces derniers mois.

Que l’on aperçoive un loup dans l’est, à vrai dire, cela n’étonne pas vraiment les spécialistes. «  Lorsqu’un couple s’est formé, il s’établit sur un territoire », explique le Dr Laurent Schley, biologiste et directeur-adjoint de l’Administration de la nature et des forêts. « Mais lorsque les jeunes sont en âge de quitter la meute, ils peuvent se déplacer sur plusieurs centaines de kilomètres pour trouver le partenaire avec lequel il s’établira à son tour,  » poursuit-il.

Ce sont ces jeunes loups, mâles ou femelles, on ne sait pas toujours, qui traversent le pays depuis 2017. Jusqu’à présent, aucune meute ne s’est encore implantée au Luxembourg. Ce qui, toutefois, n’aurait rien d’impossible. «  Quatre meutes vivent en Belgique, dont trois dans les Hautes-Fagnes, à quelques dizaines de kilomètres du Luxembourg, souligne le biologiste. La dernière est même toute récente, elle a été officialisée mercredi dernier. Il y en a huit ou neuf aux Pays-Bas et beaucoup plus en Allemagne, notamment en Basse-Saxe (nord-ouest) et dans les Länder de l’ex-Allemagne de l’Est.  » En France, les loups ont fait leur retour dans le Grand-Est depuis une dizaine d’années. Le Luxembourg n’étant pas une île, rien de plus logique que le loup y passe avant, peut-être, d’y élire domicile.

En fait, le loup n’est pas un animal difficile. Il s’accommode d’un grand nombre de paysages. Les valons parsemés de forêts et de pâturages de l’Oesling, les falaises de grès aux forêts majestueuses du Müllerthal… tout cela lui conviendrait très bien. «  C’est une espèce qui s’adapte très facilement », fait remarquer Laurent Schley. « Comme ce n’est pas le gibier qui manque avec les énormes populations de sangliers ou de cervidés qui peuplent tout le pays, le loup n’aurait pas de problème pour trouver de quoi se nourrir. »

Et puis, il faut bien avoir en tête que si le loup a pratiquement disparu d’Europe occidentale et centrale au siècle dernier, c’est parce qu’il a été exterminé par l’Homme. Pas du fait de la disparition de son habitat. Ce sont les primes attribuées aux chasseurs dont le montant variait en fonction de l’animal tué (jeune, adulte, femelle gestante) qui ont éradiqué l’espèce. Le dernier loup du Luxembourg a ainsi été tué le 24 avril 1893 dans la forêt d’Olingen (près de Roodt-sur-Syre) par Édouard Wolff, juge à Luxembourg. Exploit qui a été pendant longtemps célébré puisqu’une plaque commémorative a même été installée sur les lieux du tir le 28 février 1937 par le Saint-Hubert Club du Grand-Duché de Luxembourg, un an avant le décès de l’auteur du coup de feu.

Une recolonisation naturelle

À ce titre, il est intéressant de constater que le loup n’a jamais fait l’objet de repeuplement en Europe. S’il réapparait, c’est uniquement du fait d’une recolonisation naturelle qui a été permise par la protection de l’espèce, en 1992, dans le cadre de la directive européenne « Habitats ». Petit à petit, le canidé a redécouvert l’Europe à partir de l’Italie et surtout des pays d’Europe de l’Est, particulièrement la Pologne. « Le loup a très vite retrouvé le parc national du Mercantour, en France, et la première reproduction attestée en Allemagne date de 2000 », précise Laurent Schley. « Son potentiel de dispersion est donc important, notamment grâce à sa capacité de parcourir de grandes distances pour trouver le ou la partenaire avec lequel il fondera sa meute », explique le biologiste. 

Écologiquement, l’expansion naturelle est un bon signal. Tous les efforts pour la protection des espèces ne connaissent pas de réussite aussi flagrante. « Le loup fait partie de notre écosystème et, au Luxembourg, il pourrait nous rendre de grands services pour aider à réguler les populations de sangliers et d’ongulés sauvages que les chasseurs, seuls, ont parfois des difficultés à contenir, approuve Laurent Schley. Le loup ne résoudra pas tous les problèmes, ce serait trop simple, mais il va certainement nous aider. »

Avant son retour, sangliers comme ongulés n’avaient plus de prédateurs sauvages et se sont multipliés à un rythme effréné. Les dégâts commis par les sangliers dans les cultures frôlent le million d’euros chaque année. La régénération de la forêt, elle, est menacée par les très grandes populations de cerfs ou de chevreuils qui se nourrissent des jeunes pousses. Lorsqu’il faut aider la forêt à se renouveler, il est désormais indispensable de protéger les plantations de leur appétit en installant des clôtures.

Une présence régulière du loup permettrait aussi de modifier le comportement des sangliers et cervidés. « En présence de prédateurs naturels, ils devront se réadapter et notamment dépenser davantage d’énergie dans la vigilance, avance Laurent Schley. Ce stress réduit le succès reproductif des espèces-proies, ce qui aura pour effet écologique de limiter les naissances. »

Une peur irrationnelle ?

Aussi craintif de l’Homme qu’il soit, le loup traîne une sale réputation millénaire dont il ne parvient pas à se débarrasser. Méchant honni dans les contes, mangeur de grand-mère et de petite fille, harceleurs de cochons, il est souvent considéré comme un danger public. La présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen a ainsi lancé le 4 septembre dernier : «  La concentration de meutes de loups dans certaines régions européennes est devenue un réel danger pour le bétail et, potentiellement, pour l’homme.  » Résurgence de la perte de son poney Dolly, tué par un loup il y a un an  ? Manœuvre politique visant à retrouver les faveurs de son Parti populaire européen qui ne veut plus du Green Deal qu’elle porte, tout en se rapprochant de la droite nationaliste des Conservateurs et réformistes européens (ECR), histoire de poser les bases d’un compromis en vue des élections européennes de juin 2024 ? À elle de le dire.

Les défenseurs de la nature, en tout cas, sont unanimes pour critiquer le possible retrait du loup de la liste des espèces protégées. « Les loups ne représentent pas un problème dangereux pour les humains. Les loups ne voient pas les humains comme des proies. […] La protection des loups en Europe n’est pas seulement une question d’importance écologique, mais aussi le reflet de notre engagement en faveur de la conservation de la biodiversité et des valeurs de coexistence et de tolérance. Les loups font partie intégrante du patrimoine naturel de l’Europe, jouant un rôle essentiel dans le maintien de l’équilibre des écosystèmes et de la biodiversité, et le retour du loup en Europe constitue un succès considérable en matière de conservation qui ne doit pas être compromis », a par exemple réagi le WWF.

S’il ne souhaite pas commenter l’aspect politique de ce débat qui a occupé les rangs du Parlement européen mardi dernier, Laurent Schley apporte toutefois son éclairage de biologiste : « à l’ANF, notre approche envers la faune sauvage est objective, transparente et basée sur la science, relève-t-il. Je pense que les questions posées autour du loup portent moins sur le nombre d’individus, mais plus sur les conflits qui l’opposent — ou qui pourraient l’opposer — aux hommes. Je ne nie d’ailleurs pas qu’ils existent. »

Au Luxembourg, depuis que le loup arpente de nouveau la campagne, il a tué une quinzaine d’animaux d’élevage. Une réalité que l’ANF connaît bien puisqu’elle est chargée de déterminer sa culpabilité, qui garantira à l’éleveur une indemnisation à hauteur de la valeur de l’animal. Un tout nouveau règlement grand-ducal est d’ailleurs en vigueur depuis ce lundi, il clarifie les conditions de dédommagement pour les éleveurs en cas de perte et les aides allouées pour protéger les troupeaux, notamment l’installation de clôture lorsqu’un loup a été vu dans un rayon de 10 km.

« Je comprends parfaitement l’émotion des éleveurs qui sont touchés par la perte de bétail causé par le loup, ce n’est pas beau à voir, reconnaît Laurent Schley. Mais cette émotion empêche parfois une vision plus rationnelle des faits : les attaques d’animaux d’élevage par les loups sont relativement rares. On en parle tellement dans les médias lorsqu’elles surviennent que l’on peut avoir l’impression que les loups se nourrissent uniquement de chèvres et de moutons. Mais on sait que 95 pour cent de leurs proies sont des animaux sauvages. Seulement, on ne les voit pas puisque les carcasses restent en forêt. »

Une question de perspective

L’Administration des services vétérinaires luxembourgeoise publie des statistiques intéressantes portant sur la mortalité dans les élevages du pays. On y apprend qu’entre 2005 et 2018, entre 9 000 et 13  000 veaux et de 1 000 à 3 000 chèvres, moutons et agneaux décèdent chaque année dans les fermes. Force est de constater que ces chiffres ne font pas l’objet d’une grande diffusion auprès du grand public et qu’ils ne semblent pas provoquer de polémiques aussi vindicatives que celles portées par les dégâts causés par les loups. Sans compter que les chiens, les renards ou les sangliers s’attaquent aussi parfois aux agneaux. De même, les accidents causés envers l’Homme par les chiens, et même les sangliers, sont plus nombreux que ceux dont le loup est l’auteur.

Pour Laurent Schley, la clé de la réussite du retour du loup tient essentiellement à l’information et à la prévention. « Il faut réapprendre à vivre avec eux et essayer de regarder le contexte de manière plus nuancée, propose-t-il. Il y a des conflits et il y en aura encore, mais avec les outils de prévention et d’indemnisation dont on dispose, nous pouvons grandement les limiter. On estime qu’entre 12 000 et 15 000 loups vivent en Europe et, si notre regard change de focale, on se rend compte qu’ils nous rendent beaucoup plus de services qu’ils nous causent de tort. »

Alors, autant considérer le retour du loup dans nos paysages luxembourgeois comme une chance. La preuve que les efforts entrepris pour la protection de la nature, si ingrats soient-ils bien souvent, peuvent aussi porter leurs fruits. Les loups ne sont aujourd’hui que de passage (celui observé en 2020 à Niederanven est reparti en Basse-Saxe où il s’est reproduit l’année dernière), mais il paraît assez inéluctable que deux loups finissent par se rencontrer ici et fonder une meute.

Mais il ne faut pas s’y tromper, même si leur protection perdure, ce seraient bien eux qui seraient le plus en danger. Avec la Belgique, le Luxembourg est le pays le plus fragmenté d’Europe, celui dont la nature est la plus morcelée par les routes, les voies ferrées ou les zones urbanisées. Cette situation rend la vie de la faune sauvage compliquée et même dangereuse. Pas plus tard que la semaine passée, un loup a été tué sur une route des Hautes-Fagnes. Les pires prédateurs ne sont pas forcément ceux que l’on accuse le plus facilement.

Erwan Nonet
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