La région du Mullerthal connaît une évolution paradoxale du tourisme : plus de monde mais moins de nuits d’hôtel

Du dentiste belge au randonneur néerlandais

À Echternach, le Grand Hôtel héberge des réfugiés ukrainiens
Photo: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land du 11.08.2023

Devant l’hôtel Trail-Inn à Berdorf, un jeune homme installe deux vélos sur le toit de sa voiture ; un couple âgé regarde les tarifs du restaurant ; un petit groupe arrive chargé de sacs à dos ; une mère s’affaire à distribuer glaces et frites à ses enfants… En cet après-midi du mois d’août où le soleil joue à cache-cache, l’activité bat son plein. Présenté comme « le centre du Mullerthal » dans les brochures touristiques et les publicités hôtelières, le village de 1 500 habitants bénéficie de l’engouement des visiteurs pour un tourisme proche de la nature. L’année 2022 a établit un nouveau record de fréquentation du parcours Mullerthal Trail. Plus de 200 000 randonneurs ont été enregistrés, soit une augmentation de 26 pour cent par rapport à l’année précédente. L’ancien Hôtel Dostert a connu une transformation radicale pour devenir ce « Natur & Sporthotel ». C’est un bon exemple d’un adaptation à l’évolution de la clientèle. L’équipement est simple et sans fioritures. La cuisine est ouverte toute la journée. Des cartes et tours guidés sont proposés et les vélos sont en sécurité.

De l’autre côté de la rue, l’ambiance est différente. Le lierre sur la façade de l’hôtel Kinnen est encore vif, mais l’accès à la terrasse est fermé et le restaurant ne sert plus que les demi-pensionnaires. L’établissement ouvert en 1852 est toujours géré par la famille dont il porte le nom et fait le plein de ses 25 chambres pendant la saison. Le cadre est désuet, mais le charme opère sur une clientèle fidèle. À côté en revanche, l’enseigne de l’hôtel Scharff n’est plus que l’ombre d’elle-même. La moitié des lettres manquent. Un regard à travers les fenêtres offre un triste spectacle. Radiateurs empilés, anciens sanitaires démontés, gravas, carrelages cassés, lustre bringuebalant ne laissent pas de doute : L’établissement est à l’abandon. Fondé en 1897 et aux mains de la même famille depuis lors, il a fermé en 2018. D’importants travaux d’embellissement avaient été réalisés dans les années 1980, dont cette façade bleue, sorte de landmark du village. Mais pour rester au goût du jour et retrouver une clientèle plus jeune, il aurait fallu consentir à des investissements trop importants. « Les enfants ne sont pas arrivés à se mettre d’accord sur la reprise, et le bâtiment a été vendu », nous apprend l’administration communale voisine. Un promoteur prévoit de transformer l’endroit en résidence d’appartements. L’architecte Nico Engel (SPlus) y travaille et le Plan d’aménagement particulier (PAP) est en cours d’élaboration.

De part et d’autre de la rue qui traverse Berdorf, on peut ainsi assister à ce paradoxe à l’œuvre dans la région du Mullerthal : des hôtels qui se meurent alors que le tourisme se réinvente. Les chiffres récemment publiés par le Statec montrent qu’en nombre d’arrivées et de nuitées, la région a retrouvé et même dépassé les niveaux de 2019. Mais la petite Suisse est aussi la seule région du pays où le mode d’hébergement privilégié n’est pas l’hôtel (ainsi que pension et auberge, toujours comptés dans les mêmes statistiques). Ici, le camping représente sept arrivées sur dix (soit 97 000 personnes dans les 21 campings de la région). Les chiffres sont très parlants pour se figurer le déclin de l’hôtellerie dans le canton d’Echternach. De 192 000 nuitées dans les hôtels en 1980, on est descendu à 33 000 en 2022, soit près de six fois moins ! Parallèlement, après une baisse autour de 2000, les nuitées dans les campings ont plutôt augmenté, passant de 437 000 en 1980 à 526 000 l’année dernière. Ces chiffres de fréquentation se répercutent évidemment sur les établissements. Alors qu’il y avait encore 78 hôtels avec 1 467 chambres dans la région en 1995, il en restait 35 en 2015 et seulement 26 pour 437 chambres aujourd’hui. Certes, à part la capitale, toutes les régions ont vu le nombre d’établissements hôteliers baisser, mais aucune dans de telles proportions.

Les explications sont multiples et tiennent à la fois aux hôteliers et exploitants qu’aux touristes. L’étude « Développement à moyen terme de l’offre de nuitées dans le Mullerthal », commandée en 2018 par l’ORT Mullerthal (Office régional du tourisme) s’est basée sur plus de 90 interviews avec des hôteliers, des propriétaires de camping, des gérants d’appartements de vacances, l’association des auberges de jeunesse ainsi que les communes. Lors de sa présentation en juillet 2019, le tableau dressé était inquiétant : Si rien n’était fait, la moitié des hôtels pourraient fermer leurs portes dans les quinze prochaines années. « Beaucoup d’entreprises se caractérisent par des retards d’investissement, de conformité et de modernisation, une faible rentabilité, ainsi que par une pénurie de main-d’oeuvre et de compétence », détaille ce rapport. La question la plus aigüe est celle de la succession : « Un grand nombre de propriétaires d’hôtels sont retraités ou proches de l’âge de la retraite. La transmission de leur établissement à un membre de la famille ou à un investisseur est donc cruciale. » Compte tenu des faibles taux de rentabilité, de la nécessité d’investir pour agrandir, embellir ou moderniser les infrastructures (90 pour cent de l’immobilier hôtelier a été construit avant 1950), les enfants ne souhaitent pas forcément se lancer dans l’affaire. Quand il n’y a pas de successeur, les propriétaires dont l’hôtel se trouve dans une zone résidentielle sont forcément tenter de vendre leur bien pour en faire des logements. C’est ce que l’on voit à la petite et coquette Hostellerie de la Basilique, directement sur la place du Marché d’Echternach qui a fermé en 2019. Les quatorze chambres vont être transformées en « immeuble mixte avec deux commerces et onze logements » lit-on sur l’autorisation de travaux apposée sur la vitre et datant de décembre 2020. Pour l’heure, les plastiques qui ont remplacé les fenêtres flottent au vent ce qui donne un air de désolation à cette bâtisse historique.

La vente est beaucoup plus difficile dans les zones réservées à l’activité hôtelière où un reclassement dans le plan général d’aménagement (PAG) est nécessaire pour transformer l’hôtel à d’autres fins. « La demande de logement longstay, pour les travailleurs qui viennent au Luxembourg pour des missions de quelques mois est croissante. Les communes devraient faire preuve de plus de souplesse pour adapter les PAG », soutient Paul Visser, l’auteur de l’étude, dans une interview au Wort (25.09.2019). Cet argument a été entendu à Echternach. Sur la route de Diekirch, l’enseigne du Grand Hôtel est recouverte d’un film plastique noir. Le vaste complexe avec piscine et espace wellness date de 1935 et avait su maintenir un standing élégant. Mais le couple Jean et Carla Conzemius, qui a dirigé l’hôtel pendant 27 ans, a fermé l’établissement en 2019, face à l’absence de succession, voyant la fréquentation baisser et les investissements s’alourdir. Ils avaient bien eu l’idée de transformer la moitié de l’hôtel en appartements avec une offre de services pour les personnes âgées. Cela aurait généré des revenus permettant de maintenir l’hôtel à flot. Mais le classement en zone hôtelière n’autorise pas de logement longue durée. Le nouveau PAG, voté en novembre 2022 a créé une « zone spéciale » où logements, bureaux, commerces, restaurants, activités de sports et loisirs, des activités sociales, médicales et paramédicales sont possibles. Aussi le bâtiment a été acheté par le promoteur 5ive Real Estate (Jean Faltz et Laurent Barnich). En attendant l’élaboration du PAP, les propriétaires ont mis le bâtiment à disposition de l’Office national de l’accueil qui y héberge une centaine de réfugiés ukrainiens.

Les propriétaires d’hôtels ont changé, les touristes aussi. « Les séjours sont plus courts, plus orientés vers la nature, avec une clientèle plus jeune qui voyage beaucoup. Les touristes recherchent des expériences et de l’ authentique », résume Christophe Origer, président de l’ORT et conseiller communal (déi Gréng) à la ville d’Echternach. Autrefois, les familles venaient passer des semaines entières, exigeaient un restaurant gastronomique, une piscine ou un court de tennis. Aujourd’hui des jeunes couples ou des groupes d’amis viennent faire des randonnées ou des tours à vélo. Ils cherchent simplement un endroit où dormir et prendre le petit-déjeuner. En caricaturant, on pourrait dire que les dentistes belges et les bouchers allemands qui venaient dépenser leurs coupons ont été remplacés par des profs néerlandais qui font du VTT quelle que soit la météo. Christophe Origer met en avant les efforts de l’ONT pour renforcer l’attractivité de la région : entretien et balisage des sentiers, installation de toilettes publiques, création de plaines de jeux. Il estime que l’État et peut-être les communes doivent mieux soutenir les hôtels dans leurs efforts de rénovation. « Atteindre des standards de 2023 quand les derniers travaux datent de 1995, ça coûte très cher. Les hôtels jettent l’éponge s’ils sont délaissés. » Depuis 2017, le ministère du Tourisme a accordé moins de 700 000 euros au titre d’aides à l’investissement pour des structures de tourisme du canton d’Echternach. On notera cependant que ces montants vont croissant, correspondant à plus de demandes.

Avec de nouvelles générations, naissent de nouvelles ambitions. À Steinheim, au bord de la Sûre, l’hôtel Gruber date de 1921. Nicolas Gruber a 28 ans et représente la quatrième génération à la tête de l’établissement. Après son bac, il n’avait pas l’intention de garder l’établissement et a suivi des études dans le domaine social. « Mais finalement, en revenant à l’hôtel après les études à l’étranger, je me suis dit que c’était une belle histoire et que ce serait dommage de laisser tomber », relate-t-il. Il se forme à Bruxelles et Paris et rejoint l’hôtel en 2019. « Nous avons la même clientèle depuis dix ou vingt ans qui aime l’atmosphère familiale et chaleureuse », apprécie-t-il. Son père se concentre sur la cuisine, sa mère sur la réception et l’accueil des clients. Nicolas veut développer son projet pour « moderniser, innover et rénover ». Il pense à agrandir le restaurant pour pouvoir y accueillir des banquets et des groupes. Les plans sont prêts mais c’est sans compter les terribles inondations de l’été 2021. Une grande partie de l’infrastructure technique, chauffage, électricité, téléphone, stock, a été endommagé. « Pour éviter que cela se reproduise, nous avons transformé et rehaussé le garage pour y installer tout le back-office. La technique est ainsi en sécurité. » La famille a profité des travaux pour moderniser le hall d’entrée, la réception et le restaurant, mais les rêves des Nicolas ont pris « au moins cinq ans de retard ». Sa maman avoue « si notre fils n’avait pas la volonté de reprendre, on aurait laissé tomber. »

À côté des successions réussies, de nouvelles offres voient le jour. À quelques kilomètre de Rosport, dans le minuscule village de Girsterklaus, la Hazelnut House n’a aucun mal à trouver preneur de ses dix chambres. « Nous avions déjà une maison dans le coin où j’organisais des cours de cuisine », rembobine Theresa Baumgärt-ner, auteure de livres de cuisine. Quand ses clients lui demandaient où séjourner dans les environs, elle était bien en peine. « Il y a bien des hôtels, mais rien que je trouvais à mon goût. » Avec son mari, elle a fait l’acquisition d’une vieille ferme en ruines datant de 1850 et a passé plus d’une année à la rénover pour transformer ces vieux murs en un havre de quiétude, tourné vers la nature. « Nous sommes au bord du Mullerthal Trail, l’endroit est un point de chute idéal pour vivre quelques jours en dehors du monde », ajoute-t-elle. Pas de télévision, pas de tableaux au mur (« la nature change tous les jours, on n’a pas besoin de plus »), une longue table d’hôte où prendre les petits déjeuners faits maison : On est loin des mastodontes de 150 chambres à la déco tape à l’œil. Non loin de là, à Hinkel, Luc et Isabel Schiltes ont ouvert le Kulturhaff Millermoler. Depuis quelques années, leur projet a pris forme avec une épicerie, un café, une galerie et quelques chambres d’hôte. Avec des cours de méditation ou des ateliers de yoga, ils adaptent l’offre à leur clientèle plutôt jeune et à la recherche de calme. La Villa des Dames à Larochette, La Maison à Echternach, le White Pearl à Christnach ou le Berdorfer Eck à Berdorf… Autant de petites structures récentes adaptées à cette nouvelle demande.

L’hôtellerie dans le Müllerthal n’est pas irrémédiablement condamnée au déclin, comme le laissent peut-être supposer les statistiques et la fermeture très médiatisée de certains établissements. Mais l’adaptation et la modernisation sont incontournables.

France Clarinval
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