d’Lëtzebuerger Land : Commençons par une provocation : Il y a trente ou quarante ans, deux linguistes amateurs passionnés, Alain Atten chez RTL Radio Lëtzebuerg et Lex Roth avec son Actioun Lëtzebuergesch, suffisaient pour défendre la langue luxembourgeoise bec et ongles. Aujourd’hui, il y a un commissaire professionnel, un Centre pour la langue luxembourgeoise, un Conseil permanent de la langue luxembourgeoise, une chaire de luxembourgeois à l’Université du Luxembourg, un Centre national de littérature, les Archives et la Bibliothèque nationales qui s’occupent chacun à son niveau de la sauvegarde et de la professionnalisation de la langue nationale. Est-ce que la situation était si désespérée pour que l’identité linguistique du pays ait besoin d’autant de gardiens ?
Marc Barthelemy : Il ne s’agit pas de « protéger » le luxembourgeois, ce n’était pas du tout l’idée du gouvernement. Il s’agit plutôt de le développer. Aujourd’hui, plus de gens parlent la langue que jamais auparavant – et ce bien que la proportion de locuteurs natifs dans la population globale diminue. Par contre, il y a de plus en plus de gens qui veulent apprendre le luxembourgeois comme deuxième ou troisième langue, à tel point que nous avons du mal à offrir assez de cours pour assouvir la demande. Rien qu’à l’Éducation nationale, 10 000 personnes par an suivent des cours de luxembourgeois. Mais, si on veut prendre le luxembourgeois au sérieux comme langue, on doit en développer un certain nombre d’aspects, sur lesquels il n’est pas encore clairement établi. C’est là qu’intervient le Zenter fir d’Lëtzebuerger Sprooch, qui est issu du Lëtzebuerger Online-Dictionnaire, anciennement un service du ministère de la Culture…
Luc Marteling : …nous demeurons un service étatique, mais nous sommes désormais attachés au ministère de l’Éducation nationale et gardons la même équipe, ceux qui ont travaillé sur le dictionnaire en-ligne, qui reste notre principal produit. À moyen terme, nous allons probablement changer son nom en « Lëtzebuerger Dictionnaire », puis faire un switch vers le nouveau nom de l’institut en Zenter fir d’Lëtzebuerger Sprooch, avec un nouveau logo et tout cela. Mais nos priorités étaient ailleurs : compléter la nouvelle orthographe par exemple.
Le gouvernement Bettel/Schneider/Braz I s’était donné, en mars 2017, une « stratégie pour la promotion de la langue luxembourgeoise », comprenant une quarantaine de mesures, dont font partie le lancement du ZLS et du commissaire. Quelle est la mission d’un « commissaire à la langue », est-il une sorte de sheriff ?
MB : (Sourit) Ma première mission est de coordonner les services existants, puis surtout d’écrire le plan d’action pluriannuel, qui fait partie de la stratégie, de le soumettre au gouvernement, qui en décide, puis de surveiller son application.
Je voudrais revenir sur la question de la protection de la langue luxembourgeoise dont nous parlions tout à l’heure. Premièrement, je voudrais insister sur le fait qu’on ne doit en aucun cas mettre en concurrence le luxembourgeois et le multilinguisme. Les deux font partie du Luxembourg et ne s’excluent pas. Deuxièmement : le luxembourgeois est très peu présent en tant que langue écrite, par exemple dans la presse, ou en littérature. Notre plus grande épopée, le Rénert de Michel Rodange, n’est plus trouvable en librairie. La dernière édition est épuisée, elle devrait être adaptée dans la nouvelle orthographe, mais personne ne s’en occupe. C’est dramatique : vous imaginez qu’il n’y ait plus d’édition du Faust en Allemagne ou que Victor Hugo soit introuvable en France ? Cela a certes à voir avec l’exiguïté du marché, mais l’écrit est vraiment le domaine où il faut se faire le plus de soucis quant à la défense de la langue luxembourgeoise…
Vous dites que vous coordonnez tous les services autour du luxembourgeois. Ils viennent tous du bénévolat, comment se passe la professionnalisation et comment se présente ce paysage ?
MB : Il faut rappeler que la langue luxembourgeoise était un grand sujet après la Deuxième Guerre mondiale, mais cela s’est un peu cassé la figure politiquement parce que l’orthographe développée à l’époque ne fonctionnait pas. Puis il y a eu silence radio, jusqu’à ce que l’Actioun Lëtzebuergesch commence à militer pour la langue, et c’est certainement leur mérite que la langue luxembourgeoise ait été érigée en langue nationale avec la loi de 1984. Ce n’est qu’à partir de ce moment-là que sont nés ces conseils, organes et instituts culturels – qui n’ont jamais été pensés ensemble et dépendaient de différents ministères. Le plus jeune de ces organes est le département de luxembourgeois à l’Université du Luxembourg, qui fait de la recherche sur la langue et son développement. Et il y a une forte demande pour comprendre la langue, notamment de la part d’étrangers qui l’apprennent adultes.
Luc Marteling, vous venez d’une application pratique du luxembourgeois, en tant que rédacteur en chef de rtl.lu qui devait l’écrire tous les jours. Lors d’une récente interview à la radio 100,7 vous disiez que cela vous avait appris à être tolérant dans l’utilisation de nouveaux mots, ce qui est certainement une qualité à votre nouveau poste. Quelle est la mission du ZLS dans le contexte que vient de décrire Marc Barthelemy ? Si le dictionnaire est votre principale activité, et ce depuis une vingtaine d’années, comment le centre va-t-il évoluer ? À quelle lettre en êtes-vous d’ailleurs, avec ce dictionnaire ?
LM : Nous avons atteint la lettre Z, mais nous n’allons jamais vraiment terminer parce que nous le complétons sans cesse. Et c’est bien plus qu’un dictionnaire, parce qu’il y a des traductions en quatre langues. La prochaine étape sera l’intégration du Luxemburger Wörterbuch dans le LOD, avec des mises en contexte des mots. Là, nous allons procéder autrement et commencer par les mille mots les plus populaires afin d’avance de manière plus dynamique.
En ce qui concerne le paysage des institutions en charge de la langue, je dois dire que je le trouve très agréable pour le centre, parce que chacun a sa mission et son rôle à jouer, et le commissaire chapeaute le tout. Certaines parties du plan pluriannuel sont déjà connues, notamment les missions du ZLS : actuellement nous travaillons sur la standardisation de la langue, avec l’orthographe et la grammaire, ce qui est un chantier de longue haleine. Le Conseil permanent de la langue luxembourgeoise nous accompagne dans ce travail.
Combien de liberté, combien de créativité est-ce qu’il reste encore à une langue si elle est normée et tout est arrêté par écrit. Je viens d’observer que vous dites « Händy » pour votre téléphone portable et non pas « Trëppeltelefon » ou un autre terme fantaisiste… Plaidez-vous en général pour une approche libérale quant à son enrichissement ? Le Luxembourg étant très ouvert sur l’étranger, il y a beaucoup de mots français, allemands ou anglais qui trouvent leur entrée dans notre vocabulaire, avec un accent sur une autre syllabe ou en ayant recours à un préfixe ou à un suffixe…
MB : J’ai constaté que le luxembourgeois a très souvent deux mots pour un même terme, le premier provenant du français et le deuxième de l’allemand : on dit par exemple « Félicitatiounen » et « Gléck-wënsch », « Administratiounen » et « Verwaltungen » – les exemples sont nombreux. C’est ce qui rend l’apprentissage du luxembourgeois si difficile. Les étrangers qui veulent apprendre la langue désespèrent face à cela. Car comment ces mots étrangers évoluent-ils dans la langue, pour le pluriel par exemple ? Ceci dit, j’estime qu’on ne doit pas être trop rigide dans la normalisation. Ce qu’il faut à tout prix éviter, c’est de faire ce que nous faisons pour la langue française : il ne faut pas dégoûter les enfants de l’apprentissage de la langue en étant trop sévère. Il faut certes fixer ce qui est juste et ce qui est faux, mais sans faire un drame des écarts. L’apprentissage de la langue luxembourgeoise doit être une offre, que ce soit à l’école ou pour les auteurs ou les gens qui veulent l’écrire correctement. Mais en aucun cas ce ne doit être un motif d’exclusion ou une matière de promotion à l’école. D’ailleurs ni l’actuel ministre (Claude Meisch, DP, ndlr.), ni sa prédécesseure (Anne Brasseur, DP, ndlr.) ne l’ont jamais vu ainsi.
Revenons à la question de la modernité de la langue : Un certain nombre d’artistes, comme l’auteur Samuel Hamen ou les rappeurs de De Läb, utilisent un luxembourgeois de notre époque et enrichissent la langue au quotidien. En France, l’Académie française par contre se penche longuement sur l’adoption ou non d’un terme ou d’une tournure en français officiel. Ferez-vous la même chose qu’eux ? Selon quels critères et quand est-ce que LOD adopte un mot dans le corpus officiel ?
LM : En tant que journaliste, j’ai toujours opté pour le mot dont je supposais que les gens allaient le comprendre le mieux, même si c’était un mot allemand ou français. Ici, je suis peut-être plus critique, mais je reste d’avis qu’il faut être ouvert sur de nouveaux termes. Une langue qui vit change forcément, c’est normal – sinon elle meurt. D’ailleurs j’estime que c’est une des grandes qualités de la langue luxembourgeoise, qu’elle vit et se développe sans cesse. Je viens de voir le mot « adden » dans une annonce dans un bus, de « to add » – la question sur son intégration se posera. Je suis très content de la nouvelle orthographe, qui permet justement une certaine créativité dans ce domaine. Nous constatons qu’il y a une demande de la part du public de savoir comment on écrit la langue sans fautes, donc nous devons faire cette offre. Après, tout le monde est libre d’écrire ses SMS comme il veut. L’essentiel est que la langue soit utilisée.
Où en êtes-vous du plan d’action pluriannuel, Marc Barthelemy, et quels domaines est-ce qu’il comporte ? Avez-vous un délai pour le finaliser ?
MB : Non, je n’ai pas de délai, mais j’ai déjà bien avancé. Le principal axe en est l’apprentissage du luxembourgeois, aussi bien à l’école que pour les adultes. Sur cette question, il faut surtout traiter du luxembourgeois comme langue d’intégration et du défi que constitue le multilinguisme de notre enseignement, notamment pour les enfants qui viennent de pays où on ne parle aucune de nos trois langues officielles. C’est tout bêtement énormément de matière à maîtriser pour eux. Un deuxième sujet est l’utilisation officielle et le statut du luxembourgeois, sa place dans la nouvelle constitution notamment. Là je plaide pour le respect de toutes les langues du pays et l’introduction du concept de la « Leichte Sprache » (langage simple) en luxembourgeois, pour qu’elle soit plus facilement accessible. Puis je me pencherai sur le soutien de la culture en luxembourgeois, sur comment soutenir plus particulièrement la littérature en langue nationale, en l’aidant à s’exporter via des traductions par exemple. Et il y a la question du luxembourgeois comme langue officielle de l’Union européenne – où il n’est reconnu ni comme langue nationale, ni comme langue minoritaire. Ce qui implique que nous ne recevons jamais d’aides financières pour des projets de traduction. L’idée serait de traduire un minimum de textes en luxembourgeois. Je suis d’ailleurs aussi pour la traduction de notre nouvelle constitution en luxembourgeois.
Toute langue a toujours aussi un aspect socio-politique : les bourgeois du Limpertsberg disaient toujours « avion » au lieu de « Fliger » pour se démarquer du peuple. Est-ce qu’il y a aussi des recherches sur ce volet-là ?
MB : Il y en a très peu, mais il faut dire que l’Université du Luxembourg, la seule à pouvoir faire cela, est encore très jeune. Mais je crois que le gouvernement pourrait lancer de telles commandes à l’Uni.lu.