« Les bulles spéculatives durent parfois moins longtemps que les bulles de champagne ! » affirma l’auteur et avocat Yann Kerlau le 1er octobre dernier en conclusion de la conférence The business of art, organisée par le PaperJam Business Club. Dans la foulée de l’ouverture du « Le Freeport » au Findel et de la conférence Art et finance organisée par Deloitte, à la mi-septembre, l’éditeur Maison Moderne avait invité une brochette d’experts du monde de l’art (galeristes, directeur de musée) et de la finance, afin de convaincre le parterre de participants payants du bien-fondé d’un investissement en art. « Aujourd’hui, de plus en plus de gens achètent de l’art à des prix de plus en plus élevés », estima ainsi Aude Lemogne de Link Management, consultante en art comme placement, avant de concéder que « ce sont des consultants disposant de bonnes connections avec les médias qui créent le hype autour de jeunes artistes ».
Depuis la crise, les salles de vente et les consultants en art, bref, tous ceux qui vivent des marges généreuses sur les ventes d’œuvres atteignant des prix exorbitants aux enchères, font miroiter ce marché hautement volatile comme un placement alternatif aux Ultra net worth individuals. Lorsqu’on a déjà une collection de voitures de luxe, plusieurs maisons de villégiature, un yacht, un club de football et une île, qu’acheter encore ? La semaine dernière, deux Warhol – Triple Elvis et Four Marlons – ont été vendus pour 151,5 millions de dollars chez Christie’s New York, équivalent à une augmentation de valeur de 81 900 pour cent depuis leur acquisition, selon l’agence DPA. L’ancien propriétaire, l’exploitant de casinos allemand Westspiel, soit le Land de Rhénanie du Nord-Westphalie, a été très critiqué pour cette vente, les électeurs estimant que ces œuvres, acquises par la main publique à des fins décoratives, devaient rester dans le patrimoine public. Bien que, de toute façon, les tableaux n’étaient plus exposés depuis un moment, mais cachés dans des coffres-forts. Or, pour le ministre des Finances du Land, le socialiste Norbert Walter-Borjans, c’est agir en bon père de famille que de combler ainsi assez vite les déficits budgétaires.
C’était aussi l’idée de son confrère luxembourgeois Pierre Gramegna (DP), lorsque celui-ci commençait à considérer la vente du seul Picasso que possède l’État luxembourgeois, Paysage de Cannes au crépuscule (1960), afin de se faire un peu de menue monnaie en temps de dèche financière. Or, l’État aurait fait une bien mauvaise affaire, puisqu’il ne pouvait s’attendre qu’à un prix de trois à quatre millions d’euros lors d’une vente, contre un prix d’achat de six millions de dollars il y a quinze ans (voir d’Land du 17 octobre 2014). L’art, même d’artistes célèbres, n’est donc pas toujours un objet de spéculation ou une « valeur-refuge ».
Car si Sotheby’s New York a vendu des œuvres d’art moderne d’une valeur d’un milliard de dollars en une dizaine de jours cet automne, dont 101 millions pour une sculpture de Giacometti, il ne faut pas perdre de vue que 90 pour cent des artistes ne vendent pas, ou peu, ou à des prix si modestes qu’ils arrivent à peine à couvrir leurs frais et ceux de leurs galeristes. Faire miroiter l’art comme un placement certes risqué, mais à haut potentiel de rendement, est un leurre.
A fortiori en ce qui concerne les artistes luxembourgeois. Ceux – ils sont rares – qui ont une galerie, vendent leurs tableaux à 3 000 ou 15 000 euros, en fonction de leur âge, de leur notoriété et du format. Il n’est pas rare que même à ces prix-là, les acheteurs hésitent longtemps, se tâtent, veuillent « essayer » le tableau au-dessus du canapé avant de se décider, puis demandent presque des garanties que les œuvres gagneront en valeur d’ici dix ans. Or, on a déjà retrouvé des tableaux de jeunes artistes prometteurs au Troc International ou sur eBay, parce que les héritiers du collectionneur ne savaient que faire de ces objets encombrants sans cote ni références.
Dans son rapport Art & Finance 2013, Deloitte voit dans l’art et les objets de collection un moyen de diversification dans la gestion du patrimoine des clients fortunés, estimant qu’une des niches pour le Luxembourg pourrait être un cluster autour du Freeport, avec des services allant du stockage, en passant par la logistique, les assurances et les expertises jusqu’à la sécurité en ligne (les ventes aux enchères se déplaçant, selon les experts de la société, peu à peu vers internet). Toutefois, écrivent-ils, « the emotional return remains the key driver for art buyers and investors ». Seul le collectif artistique Richtung22 s’était offusqué, dans sa pièce de théâtre en septembre, de la dérive du capitalisme qui veut que l’art ne soit plus un objet de contemplation, mais un objet de valeur, non plus accessible au grand public, mais enfermé dans ce château fort qu’est le port franc. À l’heure où la seule collection publique conséquente, le Mudam, se voit amputer de son budget d’acquisition, faire croire en la volonté du gouvernement de créer une niche autour de l’art sonne soudain un peu faux.