Sun

Le ridicule du monde

d'Lëtzebuerger Land du 01.11.2013

« Un réglage de lumières et de musique de plus, pour rendre l’univers de Sun esthétiquement cohérent », dit Hofesh Shechter, en arrivant dans la buvette des coulisses du Grand Théâtre. D’apparence très détendu, vraiment doux, ce chorégraphe israélo-britannique, qui est diplômé de l’Académie de danse et de musique de Jérusalem et ancien danseur chez Wim Vandekeybus, ne cache pas sa profonde concentration – il s’agit d’un travailleur de la danse contemporaine. Il ne se permettrait jamais de faire le strict minimum, ainsi il cherche longtemps, il ajuste, il s’interroge, interroge ses proches et ses danseurs et investit beaucoup de son propre vécu dans ses créations.

Ainsi, à peine deux heures avant la première de sa nouvelle pièce, Sun, l’aimable Shechter nous accorde un long moment où il explique ses démarches de créateur, ses envies, mais aussi ses doutes face à un environnement qu’il qualifie d’absurde. Il le développera davantage. Sun, dont c’était la première européenne, vendredi dernier au Grand Théâtre de la Ville de Luxembourg, a en grande partie été créé par Shechter lui-même – notamment la chorégraphie et la musique, qui joue un rôle crucial dans tous ses spectacles. Mais tout comme ses créations précédentes (Uprising / In your rooms en 2009 ou encore Political Mother en 2010, très applaudi par la critique et le public), les recherches se sont faites dans un esprit de communauté artistique, presqu’en famille, c’est-à-dire en lien avec sa compagnie qui compte actuellement seize danseurs d’horizons très différents. Le résultat est très dynamique dans le corps, soutenu par un univers sonore très rythmé, à volume très soutenu, comme pour prévenir d’un danger qui guette. Les références sont riches, la pièce avance les problématiques de la liberté des individus mais aussi celle des pays et des idées – les uns envahissant les autres. Les pièces de Hofesh Shechter offrent une dimension esthétique poussée à la perfection, elles sont presque algébriques, mais elles ne sont pas froides pour autant, elles sont d’un grand tempérament.

d’Lëtzebuerger Land : Vos pièces sont très riches. Vous assemblez plusieurs éléments artistiques, danse physique, rythme soutenu, création musicale, mais aussi des éléments plastiques qui rendent vos pièces à la fois profondes d’un point de vue narratif et esthétiques. À quoi vous référez-vous pour un travail de création ?

Hofesh Shechter : Je pars toujours de moi-même, de ce que j’ai vécu ou je suis susceptible de vivre. Je fais une sorte d’état des lieux de mon temps. Je pars de mon point de vue, parce que c’est celui que je connais, et ensuite je le confronte à celui des gens avec lesquels je travaille/ je vis. Je puise aussi dans les médias ou les discussions que j’ai avec des gens, dans tout ce qui m’entoure et je pars des sentiments et des sensations que j’éprouve. Ce sont toutes ces choses qui attirent mon attention – qui me rendent triste ou qui m’amusent qui sont les leviers pour mes créations. À partir de là, je commence à développer une idée ou un sentiment et la pièce sera une opportunité de formuler quelque chose de très concret, avec des formes et des compositions et puis aussi quelque chose de très abstrait, à la fois.

Et actuellement, y a-t-il plus de choses qui vous rendent triste ou qui vous amusent ? Que formule Sun ?

Sun formule de nombreuses choses, mais c’est tout d’abord une pièce dansée. Il y a donc des gens qui dansent. Mais selon l’humeur dans laquelle vous vous trouverez, Sun sera plus drôle ou plus acerbe, car cette pièce regarde le monde de façon amusée avec une clairvoyance un peu cynique, cela mène à une vision très sombre et triste. J’ai pu faire évoluer les sensations dans tous les sens dans Sun, et le public ne saura sans doute pas à quoi s’en tenir, s’il faut en rire ou pleurer. Il y a quelque chose de comique mais aussi de profondément triste, voire même ridicule dans notre histoire, nos vies, les choses qui nous entourent. Dans Sun, le monde est présenté dans son ambivalence. On voit, on entend des choses un jour, qui nous semblent terribles et le lendemain, on les ressent comme profondément absurdes et ridicules. C’est cette gaucherie que je tente de retracer sur scène. Nous vivons dans un monde absolument ridicule et l’une des choses les plus ridicules est la danse contemporaine.

Vous avez même déjà dit que la danse est ennuyante. Pourquoi ?

Oui, si vous y réfléchissez un peu, c’est vraiment ridicule qu’un millier de personnes se rassemblent dans une salle noire et regardent des spectacles souvent imperméables, sérieux et parfois ennuyeux. Ok, la danse, pour moi conserve encore une grande force sensée, mais si un extra-terrestre descendait ici et nous voyait, il se demanderait ce qu’on fabrique. Mais plus sérieusement, il y a différents niveaux de ridicule dans nos structures sociales, et c’est notre éducation, nos formations qui nous font admettre que c’est bon pour nous – nous acceptons les absurdités, bien plus pesantes que la danse. C’est cette atmosphère que Sun propose, un mélange entre ridicule, comique, dramatique, triste et gauche. Et dans ce sens, il s’agit d’une pièce difficile. Elle marque aussi un tournant dans mon travail. Un travail qui se voulait fort, donnant beaucoup de satisfaction, flattant les égos, aussi bien des interprètes, le mien, comme celui du public, ici ce n’est pas le cas. Dans Sun, il y a des moments clairs qui vous laissent en plan, vous ne savez pas exactement ce que vous devez y répondre. Ce n’est pas plaisant. Et ce n’est pas quelque chose que j’ai planifié, mais un état qui s’est imposé.

On vous qualifie d’artiste politique, acceptez-vous cette classification ?

J’ai été classifié comme étant politique à cause de l'endroit d’où je viens, Israël et aussi parce que je menais des conversations avec le public autour de thèmes qui nous concernent tous. Et lorsque j’utilisais des titres comme Political Mother, je pouvais partir du politique, parce que le public me pressentait comme tel, mais ce que je tentais et tente toujours c’est le fait d’exploiter les émotions et les sensations. Mais je ne sais pas ce qu’est un travail politique proprement dit, dans mon travail il n’y a pas de programme, ni d’indication sur ce qui est bien ou mauvais. Ce qui est sûr, c’est que mon travail répond à un monde qui est saturé et dirigé par le politique. C’est d’ailleurs ce que je trouve de plus ridicule encore que la danse contemporaine. La politique, ce sont des définitions vides de sens, elle ne correspond en aucun cas au monde tel que je le vis aujourd’hui. La danse, au moins, est concrète, on y travaille et y voit des corps et des mouvements.

Karolina Markiewicz
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