Théâtre

Terroir assassin

d'Lëtzebuerger Land du 18.10.2013

On ne le dirait pas comme ça, mais Jérôme Konen est un homme à femmes. Après avoir travaillé des pièces en solo avec Valérie Bodson (Le rôle Qui je suis, 2011, et Les règles du savoir-vivre dans la société moderne, 2012), le voici qui s’attaque à un duo de femmes et met en scène Sophie Langevin et Myriam Gracia dans Cocinando, une pièce de l’auteure argentine Lucia Laragione, datant de 1993, mais dont c’est la création en langue française.

Sur la minuscule scène du Centaure, transfigurée par le décor champêtre de Trixi Weis (arbres) et les lumières de Patrick Grandvuillemin : une cuisine intégrée où sont préparés les ingrédients pour un repas festif que prendront « Monsieur » et « Madame ». Nicole y règne en maîtresse, rigoureuse et fière – ou rigide et arrogante, c’est selon. Elle cultive un amour vieux jeu pour la cuisine du terroir française traditionnelle, où on dépèce, désosse, triture, saigne. Affirmant avoir appris son métier avec les plus grands chefs, elle cuisine des cailles, chasse les escargots, prépare des andouillettes « qui puent », du faisan et du lapin. Or, Nicole veut partir en voyage, c’est pourquoi Madame lui a trouvé une jeune assistante à laquelle elle doit apprendre son art avant d’être libérée. Elisa est tout son opposé : la jeune naïve originaire de la campagne argentine ne connaît rien à la cuisine, n’a aucune érudition en la matière, pis, elle est même illettrée.

Pendant plus d’une heure, ces deux personnages antagonistes vont s’affronter sur scène, Nicole, sadique et agressive, tentant par tous les moyens de dominer, voire de rabaisser Elisa. Par l’emploi de la langue, la cruauté de la cuisine à l’ancienne – plus d’une fois, on se sent comme chez la cultissime Maïte et sa légendaire Cuisine des mousquetaires –, le plaisir qu’elle a de se montrer supérieure à son apprentie ingénue, Nicole s’impose. Sophie Langevin habite magistralement ce personnage cruel : toute en force retenue, toute en agressivité bridée, elle prend plaisir à jouer les sadiques, alors que Myriam Gracia est ce petit chaperon rouge arrivé de nulle part qu’indique la cape qu’elle porte à son entrée en scène. Par les éléments fantastiques qu’il intègre, notamment avec la bande sonore, mais aussi certains éléments de mise en scène et du jeu d’acteur – Nicole, persuadée qu’il faut « du nez » pour être un bon cuisinier, renifle comme le rat qu’elle chasse –, Jérôme Konen fait naître peu à peu une ambiance inquiétante, dont on soupçonne vite la fin tragique.

Le cinéma actuel regorge d’œuvres plus ou moins métaphoriques sur la cuisine comme lieu du rêve ou du pouvoir – par exemple, récemment, Catherine Frot dans Les saveurs du palais. La culture luxembourgeoise est toujours dominée par la bouffe : depuis Ketty Thull, les livres de cuisine sont des succès en librairie et au théâtre, du Souper à Gudd a Genuch, les pièces où on s’attable pour discuter sont toujours des succès. C’est donc avec un certain ennui qu’on a lu le synopsis de Cocinando : encore un pièce sur la bouffe ? Pourtant, en y regardant de plus près, l’œuvre a des qualités plus abstraites, plus politiques aussi : dans leur cuisine, Nicole et Elisa sont comme dans la caverne de Platon, le monde extérieur n’existe que par ses reflets – les bruits, les sons et les lumières qu’elles en perçoivent (et pour cette illusion, la cave du Centaure est parfaite). Elles sont au service de leurs maîtres capricieux, que Nicole accepte avec humilité, alors qu’Elisa, la jeune génération, est dans la révolte, qu’elle veut vivre sa propre vie.

Ce qu’on peut surtout lire dans ce travail de mise en scène de Jérôme Konen, c’est la poursuite d’une grande thématique qui lui semble chère : davantage que de cuisine, Cocinando parle des rapports de force en société, de la domination sociale et de la possible indignation, voire révolte face à cela. On est curieux de voir la suite.

Cocinando de Lucia Laragione, dans une mise en scène de Jérôme Konen, assisté de Deliah Kentges, avec Sophie Langevin et Myriam Gracia ; scénographie et costumes ; création musicale : Emre Sevindik ; lumières : Patrick Grandvuillemin ; au Théâtre du Centaure « am Dierfgen » encore les 19, 23, 25 et 26 octobre à 20 heures et les 20, 24 et 27 octobre à 18h30 ; réservations par téléphone 22 28 28 ou en envoyant un courriel à l’adresse centaure@pt.lu ; plus d’informations : www.theatrecentaure.lu.
josée hansen
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