Séquence plutôt inattendue devant le tribunal de Commerce, mardi 24 octobre : l’avocat d’une victime de Bernard Madoff présente aux magistrats une pièce apportant la demonstration, noir sur blanc, que certaines banques impliquées dans le scandale – il s’agissait dans cette affaire de Dexia Bil et d’une de ses filiales, Dexia Asset Management – avaient connaissance de la toxicité des investissements de l’escroc américain bien avant qu’il ait des ennuis avec la justice et que sa fraude, d’une ampleur sans precedent, soit révélée au public, il y a tout juste quatre ans. Ils le savaient tant et si bien qu’ils ont retiré l’argent qu’ils engageaient pour eux-mêmes et certains de leurs clients institutionnels, tandis que, dans le même temps, ils continuaient à conseiller à leurs clients privés d’investir dans la société de l’ex-gourou américain de la finance, BMIS. Cherchez l’erreur ! Il y avait une presque parfaite coïncidence, à l’époque des faits (à partir de 2007), entre les dirigeants de Dexia Bil, banque qui prônait l’achat des produits Madoff – en l’occurrence le « petit » fonds Rafale Partners Inc, qui fit d’ailleurs bien moins de victimes que les Sicavs ayant popularisé en Europe les investissements de l’Américain, comme Luxalpha ou Luxinvest – auprès de ses clients « ordinaires », et les responsables de Dexia Asset Management (AM), structure qui cherchait précisément à s’en dégager : les mêmes noms apparaissent dans les structures hiérarchiques des deux entités luxembourgeoises. Pour autant, il y a eu une sorte d’imperméabilité entre les deux, lorsque l’alerte fut donnée en interne sur la crédibilité des produits « Madoff ».
C’est à peu près ce que prouverait le document commercial qui fut au cœur de l’audience du 24 octobre dernier. Et qui confirmerait des accusations précédentes venues d’anciens cadres de Dexia Asset Management et de Dexia Bil (d’Land du 23.12.2011). Le témoignage de ces ex-employés pouvait apparaître jusqu’à présent comme peu crédible, dans la mesure où ils avaient été licenciés pour faute (ce qu’ils ont d’ailleurs contesté) de la banque luxembourgeoise à la fin de l’année 2010. Leurs accusations seraient désormais étayées par une documentation commerciale écrite que la société de gestion s’est vue récemment contrainte de communiquer à un de ses anciens clients, sous peine d’astreinte. Cette communication reste toutefois confidentielle, limitée aux besoins de la cause, c’est-à-dire à la justice. Pas question d’en faire l’étalage en dehors des tribunaux. Ce n’est déjà pas si mal, vu que les audiences sont publiques et que les victimes de l’escroc américain ont tendance à beaucoup communiquer. En tout cas, chaque fois qu’ils considèrent avoir obtenu une victoire ou, du moins, qu’ils entrevoient une avancée en leur faveur.
L’existence de cette pièce aura sans doutes sa petite importance dans la suite de la procédure au Luxembourg et la recherche des responsabilités, ailleurs qu’aux États-Unis. Parce que les banques luxembourgeoises n’ont pas « craché sur le morceau », pour parler trivialement, quand il s’est agi de toucher des commissions de gestion : celles de BMIS étaient particulièrement généreuses. Ce qui explique que certains ont pu fermer les yeux sur leur code de déontologie et même sur le respect de la règlementation financière. On comprend aussi pourquoi l’avocat de la banque incriminée a mis autant d’énergie, la semaine dernière, à demander au tribunal le rejet du document dans la procédure, à laquelle cette pièce n’est, il est vrai, pas directement liée. Le tribunal ne s’est pas encore prononcé sur la question, puisque l’audience de la semaine dernière était consacrée aux plaidoiries. On surveillera donc attentivement son verdict au cours des prochaines semaines.
Sur le plan de la tactique, l’avocat de cette victime de Madoff a réussi un sacré coup, lorsque l’on sait combien les juridictions luxembourgeoises se sont montrées jusqu’à présent peu favorables aux investisseurs individuels, renvoyant les victimes vers la procédure collective de la faillite (extrêmement longue) et vers les liquidateurs des fonds d’investissement pour espérer être un jour indemnisés. La partie de poker s’est faite en deux coups. Premier acte : dans une ordonnance du 10 juillet 2012, le tribunal de Luxembourg siégeant en matière de référé oblige, à la demande d’une victime du fonds toxique Rafale Partners Inc, Dexia AM à communiquer la copie d’un document intitulé « DWA Alphamax Update ». Ce document date du 6 janvier 2009 (donc après la révélation du scandale). Il est adressé à ses clients institutionnels. Dans ce document, la société expliquerait les motifs qui l’ont poussée à vendre, au sein de la Sicav luxembourgeoise Dexia World Alternative, ses positions dans un fonds des Iles vierges britanniques, Fairfield Sentry. Il s’agissait d’ailleurs du plus grand fonds nourricier (feeder fund) hors USA de BMIS, la société de Bernard Madoff. Or, le titre Fairfield affichait à l’époque un très bon rendement. Deux ans avant l’éclatement du scandale financier, la société de gestion vend. Malgré plusieurs sommations, ses dirigeants ont toujours refusé de fournir le document litigieux. Pourquoi ? Ont-ils des choses à dissimuler ? Il a donc fallu faire intervenir la justice pour que le document soit enfin communiqué. Ce qui fut fait peu après l’ordonnance du 10 juillet dernier.
« Il faut admettre que la société Dexia Asset Management a décidé de vendre tous les actifs des fonds étant directement ou indirectement entre les mains de BMIS au vu des signes de fraude, perceptible moyennant une analyse professionnelle (due dilligence), tandis que la banque Dexia Bil a continué à proposer à ses clients d’acquérir des titres dans les fonds BMIS et ne prenait pas la moindre initiative pour faire sortir ses clients des fonds en question », avait résumé l’avocat d’une des victimes de Madoff devant le juge des référés. Aussi, pour lever le doute, le magistrat a-t-il ordonné la production par Dexia AM du rapport « DWA Alpahmax Update », pour le cas où ce document contiendrait les informations recherchées, « à savoir les raisons qui l’ont conduit à vendre dès l’année 2007 les actifs des fonds se trouvant directement ou indirectement entre les mains de BMIS, ce qui n’est pas autrement contesté ».
Acte deux, le 24 octobre dernier, devant cette fois le tribunal de Commerce : une autre victime Madoff, qui s’était fait mettre à son insu dans son portefeuille à la Dexia Bil des produits BMIS et y a perdu une partie de ses économies. Elle lance une offre de preuve pour démontrer que la banque ne pouvait pas ne pas connaître leur nocivité. À l’appui de son assignation contre la banque et pour qu’elle lui rembourse ses fonds, le client présente plusieurs offres de preuves, dont le témoignage d’un des ex-gestionnaires de Dexia AM, puis cadre chez Dexia Bil avant d’en être licencié. Il avait alerté en son temps ses employeurs successifs du caractère douteux de BMIS et demandé de se débarasser des positions. L’un de ses employeurs l’a fait, mais pas l’autre.
Ce cas Dexia serait loin d’être isolé. Il fait ainsi peu de doutes que les dirigeants d’UBS Luxembourg, qui fut le gestionnaire et le dépositaire du plus gros fonds « madoffé » au grand-duché, Luxalpha, avaient également eu connaissance du caractère frauduleux, en tout cas peu orthodoxes, des investissements proposés par l’Américain. La banque l’a pourtant laissé agir à sa guise, alors que rien ne l’autorisait à lui laisser les mains libres. Les liquidateurs luxembourgeois ont clairement posé les lignes de démarcations de la responsabilité de l’établissement d’origine suisse, accusé d’avoir abandonné ses responsabilités de gestionnaire et de dépositaire de Luxalpha aux sociétés de Bernard Madoff, sans l’avoir mentionné à ses clients et au mépris de la législation sur les fonds d’investissement.
Les rapports successifs des liquidateurs, tant aux États-Unis qu’au Luxembourg, ont déjà fait la démonstration que la banque a caché des informations essentielles aux investisseurs de fonds, aux régulateurs et peut-être aussi aux auditeurs, alors qu’il s’agissait de produits financiers strictement réglementés. UBS Luxembourg refuse pour autant obstinément de reconnaître ses fautes et ses responsabilités vis-à-vis des milliers de victimes de l’escroc américain. Il n’est pas question pour elle de passer à la caisse ni de rembourser les clients grugés. Il leur faudra probablement attendre des années avant de revoir leur argent, les procédures de liquidation étant réputées particulièrement longues.
En France, on a récemment appris que le Parquet de Paris avait demandé au juge d’instruction Renaud Van Ruymbeke, chargé du volet français de l’affaire Madoff, d’approfondir ses investigations et de prononcer en particulier la mise en examen d’UBS Luxembourg. Le juge français cherche notamment à savoir comment et pourquoi Luxalpha a pu obtenir un agrément de la Commission de surveillance du secteur financier pour être commercialisé au grand public dans toute l’Union européenne. Ce ne ne sera pas une chose aisée pour le magistrat français de surmonter les obstacles techniques et procéduraux qu’UBS a mis en travers de sa route. La banque s’est ainsi portée partie civile au dossier français. « UBS n’est pas mise en examen, mais au contraire est partie civile dans ce dossier, étant victime de la fraude Madoff », a fait savoir l’établissement en se disant « fermement convaincu de sa parfaite bonne foi dans cette affaire ». Quoi qu’il en soit, une décision du 28 juin dernier (peu connue d’ailleurs) de la Cour d’appel de Paris a prévu que si UBS Luxembourg avait parfaitement le droit d’être partie civile, cela n’empêcherait pas que la banque soit poursuivie sur le plan de ses responsabilités sur le plan pénal.
Où en est justement le volet pénal de l’affaire Madoff au Luxembourg ? Le rapport de la section financière de la Police judiciaire est terminé depuis le mois de mars 2011. C’est l’attente depuis lors que le juge d’instruction donne le coup de boutoir à l’enquête et lui redonne du souffle. Avec quel degré de priorité l’affaire est-elle traitée ? « Il n’y a pas de dossier plus important que celui de Madoff qui a laissé une ardoise de 1,7 milliard de dollars », explique un proche du dossier. Alors qu’on en fasse la démonstration.
Il est vrai que la plupart des victimes européennes de la fraude Madoff ne sont pas au Luxembourg, mais en France, en Allemagne ou en Espagne. D’où une certaine indifférence de la classe politique locale, y compris l’opposition, à mettre la pression pour accélérer le traitement du dossier. Les responsables politiques se montrent pour leur part plus soucieux de protéger les emplois au sein du groupe UBS, qui s’apprête à supprimer sur le plan mondial quinze pour cent de ses effectifs, que de chercher noise à la banque.
Véronique Poujol
Catégories: Aviation, Place financière, Politique économique
Édition: 26.10.2012