Les minoritaires de RTL Group ont perdu mardi devant le tribunal civil de Luxembourg la bataille qui les oppose depuis juin 2001 à Bertelsmann, qui contrôle aujourd'hui plus de 90 pour cent du capital du premier groupe audiovisuel en Europe. Une défaite provisoire ? Personne n'était en mesure, deux jours après que la décision soit tombée, de se prononcer sur l'éventualité d'un appel.
Les juges luxembourgeois ont non seulement renvoyé les petits actionnaires à leur pénates, mais ils ont aussi donné l'estocade aux gouvernants de ce pays pour leur politique « libérale » qui a ouvert la porte à tous les abus.
Une quinzaine d'actionnaires institutionnels et privés de RTL Group (environ cinq pour cent du capital) a mis en cause devant la juridiction luxembourgeoise la façon dont Bertelsmann a pris le contrôle du groupe de communication il y a deux ans entre mai et juillet 2001. En échange de sa participation de 30 pour cent dans RTL Group, GBL, le holding de l'homme d'affaires belge Albert Frère, eut droit à 25,1 pour cent du capital de Bertelsmann. Cette opération avait alors valorisé l'action RTL Group à 275 euros. L'absence d'une législation luxembourgeoise spécifique sur la protection des minoritaires avait alors permis à l'Allemand d'échapper à l'obligation de lancer une offre publique d'achat (OPA) en rachetant leurs titres à tous les autres actionnaires du groupe audiovisuel à des conditions identiques à celles offertes à GBL.
Il n'existe pas au Grand-Duché, ont rappelé les magistrats, de norme de droit assurant l'égalité de traitement et la protection des petits actionnaires : pas de loi spécifique sur les OPA qui aurait obligé le mastodonte allemand à traiter sur un même pied GBL et les tous les autres actionnaires, petits ou grands. Au prix de 275 euros l'action, l'offre de rachat aurait coûté à Bertelsmann quelque 14 milliards d'euros supplémentaires pour acquérir le paquet de 11 pour cent de titres aux mains des minoritaires, la part de 7,4 pour cent sous le contrôle de WAZ ainsi que la participation de 22 pour cent que possédait alors le britannique Pearson. Le groupe de Gütlershof s'en est sorti à meilleur compte pour mettre la main sur 90 pour cent : le prix fort a peut-être été payé à Frère, mais des « peccadilles » à Pearson dont il a racheté la participation en décembre 2001. Immédiatement après cette opération, Bertelsmann a d'ailleurs envisagé de lancer une OPA, mais en proposant une aumône aux minoritaires (44 euros l'action). Il dut d'ailleurs très vite y renoncer devant la contestation des « petits ».
On chercherait également vainement dans l'examen du droit luxembourgeois des sociétés, ont encore rappelé les juges, l'once d'un dispositif favorable aux intérêts des petits porteurs de parts. Inutile enfin de s'appuyer sur les dispositions inscrites dans le règlement intérieur de la Bourse de Luxembourg ou le Code de conduite européen sur la protection de la petite épargne de 1977 invoqué par la Commission de surveillance du secteur financier : ces textes n'ont aucune valeur juridique.
Pire encore, cette zone de non droit luxembourgeois est le résultat d'un choix politique qui a clairement privilégié le grand capital au détriment d'un actionnariat populaire.
C'est donc un bulletin de potache que les magistrats ont délivré aux dirigeants politiques en concluant que « l'absence d'une disposition de droit positif luxembourgeois n'est pas l'expression d'une conception qui estimerait qu'une telle règle serait superflue puisque déjà contenue dans un principe général de droit, mais le fruit d'un choix politique clairement exprimé de donner au droit des sociétés luxembourgeois un caractère libéral ». Comme l'ont souligné en février 2002 Jean-Claude Juncker et le ministre de la Justice, Luc Frieden, dans un document parlementaire, le choix délibéré de ne pas prévoir de dispositions particulières concernant les actionnaires minoritaires « a été défendu longtemps par les milieux politiques et économiques pour donner au droit des sociétés luxembourgeois un caractère libéral et inciter ainsi des sociétés internationales à s'établir à Luxembourg ». Les magistrats ont rappelé leurs bonnes paroles aux deux hommes. Il est tout de même permis sur ce point de s'interroger : est-ce les hommes politiques qui disent le droit ou les juges ?
À ce train là, ce n'est pas le Grand-Duché qui fera mentir la formule prêtée au multimilliardaire belge Albert Frère selon laquelle un petit actionnaire équivaut à un « petit con ». L'insulte est, pour ainsi dire, coulée en force de chose jugée !
En 1994 déjà, lors de la montée en puissance de Bertelsmann dans le capital de RTL Group et la transformation de la CLT en CLT-Ufa, un petit groupe de minoritaires avait demandé au gouvernement de Jacques Santer de prendre des mesures pour protéger leurs intérêts et assurer l'égalité de traitement des actionnaires. Leur cris d'alarme n'a jamais eu beaucoup d'échos auprès de la classe politique.
« Aujourd'hui, le Luxembourg est un trou dans la couche d'ozone ; une terre qui peut accueillir n'importe qui pour toutes sortes de mauvaises raisons, » commente Pierre No-thomb, administrateur délégué de Deminor, société spécialisée dans la protection des intérêts des minoritaires. « C'est d'autant plus grave, poursuit-il, que le Luxembourg a vocation à accueillir des fonds d'investissement et qu'il faudrait être le premier de la classe en matière de corporate governance. »
Les minoritaires n'ont donc plus que leurs yeux pour pleurer. La demande d'annulation de l'échange de 2001 a été déclarée irrecevable, tout comme leur demande en dommages et intérêts. Le jugement de mardi est plutôt bien ficelé, ce qui réduit fortement ses chances d'être balayé par une juridiction d'appel.
Bertelsmann l'a échappé belle. Le groupe attendra-t-il ou non qu'un appel soit toisé - si tant est qu'il y en ait un - pour mettre la main sur les dix pour cent de RTL Group qui lui échappent encore ? Les paris sont ouverts.