La cinquantaine, l’air pensif sous ses cheveux bouclés grisonnants, Michel Cougouille travaille sur le site « moribond » d’Arcelor-Mittal Rodange. Ilprend son temps pour articuler ses « sentiments d’in-justice », comme pour s’assurer d’être bien compris : « Depuis 2008, un tiers de la sidérurgie luxembourgeoise a été fermé. L’ensemble du personnel a dû faire des efforts conséquents et on nous a demandé énormément de flexibilité. Avec toutes ces pertes d’emploi, forcément il y a eu un gain en productivité. On sent bien que les revendications d’Arcelor n’ont rien à voir avec la compétitivité. C’est un combat idéologique : travailler plus à salaire égal, voire inférieur, c’est dans l’air du temps. »
La fin de la cinquantaine, Michel Wurth est directeur général d’Arcelor-Mittal. À lui demander son analyse de la situation économique des sites luxembourgeois, Wurth répond par la compétitivité : « Dans une situation de concurrence extrême où l’Europe consomme un tiers d’acier en moins qu’avant la crise et où nous produisons en surcapacité, nous devons réduire les coûts au Luxembourg. Aussi bien les coûts énergétiques que salariaux. Sinon, nous perdrons en compétitivité par rapport à l’étranger. Nos sites luxembourgeois doivent rester compétitifs, aussi à l’avenir. » Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’entre syndicats et direction, il y a divergences d’interprétation.
Dans le panégyrique qui entoure le gouvernement Thorn-Vouel-Berg, la Tripartie sidérurgique de 1977 tient une place de choix, au point d’être devenue un lieu de mémoire national. Mais au moment où se forme le gouvernement Bettel-Schneider-Bausch, cette matrice du « modèle luxembourgeois » et pacificatrice des relations sociales est au point mort. Elle semblait pourtant avoir mieux résisté à la crise que sa cadette nationale. Ainsi, deux années après l’échec cuisant de la Tripartite, le fraichement nommé ministre Schneider pouvait-il fièrement annoncer en mars 2012 la signature d’une feuille de route entre le gouvernement, la direction d’Arcelor-Mittal et les syndicats. Cet accord nommé Lux2016 définissait la clé de répartition de la restructuration : tandis que les syndicats acceptaient la suppression de 560 postes, Arcelor-Mittal s’engageait à investir 200 millions dans les sites de production, tandis que le gouvernement promettait de financer les préretraites, les cellules de reclassement et le travail à temps partiel à hauteur de 150 millions d’euros. Or, en rupture avec les pratiques traditionnelles, Schneider avait lié les engagements du gouvernement à une clause : si Arcelor ne respectait pas ses promesses, l’État de son côté ne se sentirait plus engagé par les siennes. Une condition « qui n’a certainement pas amusé Arcelor-Mittal » dira le ministre au Woxx.
Ce lundi, lors d’une conférence de presse, l’OGBL s’est déclaré être en « rupture de confiance » avec Arcelor-Mittal. Il y a onze mois, Arcelor avait résilié la convention collective pour demander le gel des salaires pendant trois ans, la suppression de neuf jours de congés payés et l’adaptation du barème salarial pour les salariés entrant sur le marché du travail. (Bien que, comme le précise Michel Wurth, ce dernier point serait hypothétique « puisque, en ce moment, nous n’embauchons pas ».)
Il y a un mois, en pleine procédure de conciliation, Arcelor-Mittal a fait suivre un document d’une demi-douzaine de pages. Intitulé « plan de compétitivité », la direction y exprime de nouvelles revendications parmi lesquelles une réduction du coût salarial et énergétique et des subventions publiques pour la recherche privée. En contrepartie, elle s’engage à continuer de moderniser les sites de production. Pour Michel Wurth, ce plan de compétitivité devrait permettre « d’avoir une vue d’ensemble » pour « déterminer comment nous pourrons regarder positivement de l’avant ». Or, du côté des syndicats, ce document, qui pour l’instant reste encore relativement confidentiel, a été perçu comme un « avenant » qui viendrait déroger aux accords Lux2016 pour en redéfinir les termes aux dépens des salariés. Si la direction persistait dans sa logique, prévient le secrétaire syndical responsable du secteur de la sidérurgie Jean-Claude Bernardini, elle signerait l’arrêt de mort de la Tripartite sidérurgique. Et de brandir, à quelques semaines des élections sociales, la menace de la grève.
Sur la carte mondiale, le Luxembourg ne pèse pas bien lourd pour Arcelor-Mittal ; du moins comme site industriel. Au réunions du Conseil d’administration, l’État luxembourgeois est représenté en la personne de Jeannot Krecké qui est tenu « de transmettre toutes les informations utiles dont il a pu obtenir connaissance » au ministère de l’Économie. Or, Krecké avoue qu’il serait « très, très rare qu’au CA on parle du Luxembourg. » À entendre les syndicats, une des raisons de l’enrayage du dialogue social serait à chercher dans le fait que « le pouvoir décisionnel n’est plus ici ». Dans les paroles des syndicalistes, on entend la nostalgie d’une Arbed d’antan : « Quand on était Arbed, on était un peu une famille. Encore au temps d’Arcelor, il était possible de discuter avec les Français et les Espagnols. Aujourd’hui, les décisions sont prises jeudi à Londres et exécutées lundi au Luxembourg. Dans ces conditions, le dialogue social ne peut plus fonctionner. On sent que les gens qui ont le pouvoir dans les usines au Luxembourg n’ont plus rien à dire ; ils ne sont rien de plus que les exécutants de Mittal. » Michel Wurth s’en défend : « Notre marge de manœuvre ne dépend pas du groupe Arcelor-Mittal. Elle est déterminée par la compétitivité des différents sites, dit-il. À Schifflange, nous avons fait plus de cent millions d’euros de pertes en trois ans. Dans ce cas, toute marge de manœuvre disparaît, car l’actionnaire dira que cela ne pourra plus continuer. »
Michel Wurth rappelle qu’en « Europe du Sud, des conventions collectives négatives sont conclues avec des baisses de salaires de douze à quinze pour cent afin que ces entreprises deviennent compétitives pour l’export, sinon elles sont fermées. » Samuel Ferrai, délégué syndical de Differdange, parle de l’année dernière comme d’une année « de record en production et de souffrance du personnel qui était très, très flexible ». Et d’ajouter : « On voit bien ce qui se passe dans les autres pays. On peut faire tous les efforts qu’on veut, il n’y a rien qui nous garantit que ça va durer. »
La mise en concurrence entre filiales d’un même groupe industriel est un effet typique de l’internationalisation et de la concentration économiques. En Belgique, Arcelor-Mittal joue sur les tensions communautaires entre Wallons et Flamands, en France il oppose les Lorrains et Mosellans aux salariés de Dunkerque et de Montataire, tandis que les sites luxembourgeois sont mis en concurrences avec les filiales espagnoles et polonaises. « Et là, honnêtement, chacun veut sauver son site. Cela bloque la collaboration européenne », avoue Emile Rota, qui travaille dans l’administration d’Arcelor et s’occupe pour l’OGBL de la coordination européenne. Même si, en décembre 2011, quelques mois après le centenaire de l’Arbed, les sidérurgistes des quatre sites luxembourgeois d’Arcelor avaient bravé les averses glaciales pour suivre l’appel européen à une grève symbolique de 24 heures, dans la Realpolitik syndicale, les valeurs internationalistes peuvent entrer en contradiction avec la défense du marché de travail national.
Cette tension ne date pas de hier. Dans les années 1970, sans la perception de l’Arbed comme entreprise « luxembourgeoise », « les mesures prises pour la sauver n’auraient pas paru acceptables », comme l’arelevé Gilbert Trausch. La Tripartite, qui permit de restructurer la sidérurgie luxembourgeoise sans provoquer de révoltes sociales, se faisait autant sous le signe du compromis que sous celui de la « solidarité nationale ». En contrepartie, les syndicats luxembourgeois se tenaient éloignés des luttes des sites voisins : La solidarité nationale s’arrêtait aux frontières nationales. Encore en 2003, après la violente manifestation des sidérurgistes liégeois devant le siège désormais abandonné d’Arcelor, avenue de la Liberté, John Castegnaro, alors membre du Conseil d’administration, avait tenu « à se distancier sur toute la ligne de la manifestation ». Les problèmes des Liégeois, expliquait-il, ne pourraient se résoudre dans la rue, mais « à la table des négociations ». (Lorsqu’en 2006 au moment de l’OPA, Lakshmi Mittal promit de rallumer les hauts-fourneaux de Liège fermés par Guy Dollé trois ans plus tôt, il fut accueilli comme le sauveur de la sidérurgie belge.)
Aujourd’hui, dix ans après la manifestation avenue de la Liberté et sept ans après l’OPA, Robert Fornieri du LCGB, voit les syndicats « en pleine période de mutation ». Avec l’arrivée des travailleurs frontaliers, de nouvelles cultures syndicales « avec des points de vue divergents » auraient pris racine : « On le ressent bien sur le terrain. Trouver un consensus devient plus complexe. Certains travailleurs frontaliers qui sont là depuis plusieurs années arrivent à faire la part des choses, mais pas tous. Il y en a qui nous demandent pourquoi on n’est pas plus virulents. » Un délégué de l’OGBL raconte que, « parfois, il faut les freiner, parce qu’ils veulent se lancer dans des actions qui ne sont pas compatibles avec nos lois. Il faut alors leur expliquer que, chez nous, cela ne se passe pas comme ça. Je me rappelle d’un collègue belge qui s’est ramené à une manif avec un gros pavé. J’ai dû lui dire d’aller le reposer, qu’on n’était pas en Belgique ici. » Si pour Jean-Claude Bernardini, la composition transnationale de la sidérurgie est une constante centenaire (« presqu’une institution ! »), il concède avoir parfois du mal à expliquer « la tradition grand-ducale de la conciliation » aux salariés qui viennent d’arriver.
Entre un climat social qui se détériore et une base qui se radicalise, les syndicats cherchent une nouvelle voie médiane. Bien que l’OGBL brandisse la menace d’une grève sectorielle, elle concède que, si mise en musique, celle-ci serait « la première de l’histoire sociale récente ». Or à force de ne pas avoir été usée, l’arme de la grève s’est émoussée. À commencer par le droit de grève luxembourgeois qui compte parmi les plus restrictifs d’Europe. Alors que la plupart des États européens l’ont inscrit dans leur constitution après la Seconde Guerre mondiale, au Luxembourg le Conseil d’État s’y opposa en 1948, et il fallut attendre 2007 pour voir le droit de grève formellement inscrit dans la constitution. Et encore dans une expression qui ne déborde pas d’enthousiasme : « La loi organise le droit de grève ». Car dans la pratique juridique aussi, le droit de grève reste soumis à de nombreuses conditions. Pour que les salariés du privé puissent faire grève, il faut que la convention collective soit résiliée et que les partenaires sociaux aient traversé une longue procédure de conciliation qui durera 22 semaines. Ce n’est qu’après ce parcours à travers les institutions que se mettront en branle les rouages des appareils syndicaux. Selon les statuts de l’OGBL, une commission tarifaire chargera alors la commission de négociation de déposer une motion de non-conciliation, avant que le Comité national se prononce. Enfin, il faudra qu’au moins 75 pour cent des salariés syndiqués concernés votent la grève.
En automne 2009, les salariés de Villeroy et Boch de l’usine du Rollingergrund avaient cru pouvoir court-circuiter cette lourde procédure légale en inventant la réunion du personnel « perpétuelle ». Il fallut moins d’une demi-journée aux avocats de la direction pour déceler le vice de forme et menacer tous les ouvriers qui ne se retrouveraient pas à la chaîne avant quatorze heures de licenciement pour faute grave. Les salariés cédèrent ; la dynamique du mouvement était cassée. Au référendum sur la grève qui eut lieu quelques semaines plus tard, les syndicats échouèrent à récolter les 75 pour cent prévus par leurs propres statuts.
Reste que parmi les délégués syndicaux d’Arcelor-Mittal interrogés, presque tous se disent confiants dans la réussite d’une grève éventuelle. Franco Papandrea de Belval est catégorique : « Ils sont tous pour la grève. Si déjà ils doivent lâcher neuf jours, autant les utiliser en faisant grève ». Alain Guenther, en évoquant la trentaine de salariés – dont la moitié en âge de préretraite – restants sur le site de Schifflange, se dit sûr que « les vieux ne lâcheront rien ». Angelo Zanon qui travaille dans l’administration estime que « sur le terrain, on le sent : nos patrons ont perdu toute crédibilité ».
Plus prudent, le LCGB, dit vouloir « mûrir la réflexion ». Quant à Michel Wurth, il dit « interpréter toute cette discussion dans le cadre du climat pré-électoral » des élections sociales. Des conflits sociaux « on en a vu très rarement de par le passé, mais on en a vu. Or je ne pense pas que nous soyons à l’aurore d’un nouveau ». Michel Cougouille, qui travaille sur le site de Rodange, pense qu’il y a « un rapport de force à créer ». Et de conclure : « Je ne sais pas si les gens sont jusqu’au-boutistes. On verra. »