Alors que la pression sur les niches fiscales ne faiblit pas, le secteur du conseil fiscal renoue avec les résultats du bon vieux temps de l’avant-crise, celui du boom de la place financière. Les hausses enregistrées par les activités fiscales des Big Four pour l’année 2012/2013 s’échelonnent entre quatorze (Deloitte), quinze (PWC) et seize (EY) pour cent. (KPMG n’a pas encore clôturé son exercice annuel et préfère ne pas communiquer de chiffres).
Paradoxalement, ces hausses seraient le résultat des nouvelles réglementations et d’un « regain de l’agressivité des administrations fiscales nationales » dit Georges Bock, managing partner chez KPMG. Car, dans un environnement à la météo fiscale changeante, les besoins en conseil fiscal augmentent ; ergo les chiffres d’affaires des Big Four. Si, pour l’instant, les Big Four sont portés par le vent de la régulation financière, ils sentent bien que la brise risquera de se transformer en tempête dont rien n’indique qu’elle épargnera la petite île aux trésors au cœur de l’Europe. Pour mettre son fonds de commerce au sec, on préfère prendre les devants. « Notre business model du passé est remis en question. Il faudra le réajuster, et ce sera plus ou moins douloureux », indique Marc Schmitz, tax leader chez EY.
Les tax leaders des Big Four implantés au Luxembourg, dont le travail consiste à faire payer le moins d’impôts légalement possible aux sociétés multinationales en tirant profit des législations fiscales nationales, comprennent-ils l’indignation que leurs produits en ingénierie fiscale provoquent à l’heure de l’austérité ? « Cette question est tendancieuse et fausse », commence-t-on à répondre avant de pourfendre « le journalisme à sensation montant en épingle ces histoires pour faire monter leur tirage ».
Enfin, signe que les temps ont changé, ils finiront par concéder que la question morale se pose désormais : « Oui, je la comprends. Mais si la loi conduit à une immoralité, il faut changer la loi. Pour tout praticien de la fiscalité, il est extrêmement difficile de prendre la morale comme norme. Nous, tout ce qu’on fait, c’est pleinement appliquer la législation nationale et européenne. » dit Wim Piot tax leader chez PWC. « Faudrait-il payer plus d’impôts ? Cela se peut, mais c’est aux politiciens d’y apporter une réponse. On peut difficilement s’attendre d’une société de payer moins d’impôts que ce que la loi oblige ?», déclare Marc Schmitz.
Or la morale intangible, qui n’est pas encore loi, produit déjà ses effets de réel. Si, d’après Georges Bock (KPMG), « les professionnels de la fiscalité » seraient encore « très à l’aise avec le Luxembourg », Wim Piot relève que la question de la moralité fiscale se pose « plus que jamais » au niveau du marketing pour des entreprises soucieuses de leur image : « la fiscalité est maintenant discutée au niveau des boards des multinationales, ce qui n’était pas le cas avant. L’impact pour nous c’est que certains clients nous disent qu’il y a des choses qu’ils ne peuvent plus faire ».
Après Fatca, Beps (Base erosion and profit shifting) est le nouvel acronyme anglais à hanter la Place financière. L’OCDE a mis sur son étendard la lutte contre les lacunes, failles, frictions et asymétries dans les interactions entre les législations fiscales de différents pays. « Les sociétés multinationales ne sont plus gérées sur une base nationale, mais à un niveau de régions mondiales. Or leur imposition reste du domaine de compétence des États-nations et les sociétés profitent de ce mismatch », dit Marc Schmitz (EY).
Concrètement, les entreprises cherchent à faire taxer leur bénéfice là où la taxation est la plus faible et l’assiette fiscale la plus étroite. Et au sein du marché unique européen, rien ne s’oppose à ce que les entreprises le fassent. Dans son plan d’action publié à la mi-juillet de cette année, l’OCDE dit vouloir s’attaquer à l’optimisation fiscale « agressive » rendue possible par « l’aptitude croissante des spécialistes de la planification fiscale à mettre à profit les possibilités d’arbitrage licites et les limites des pratiques de planification acceptables ». Toujours selon l’OCDE, les pratiques fiscales des multinationales « sapent l’intégrité du système fiscal » et se font aux dépens des « contribuables qui supportent une plus large part de la charge fiscale », mais aussi « des entreprises qui exercent leurs activités uniquement à l’échelle nationale et qui ont du mal à rivaliser avec les multinationales ». Le domaine de lutte pour les recettes fiscales s’est étendu de l’évasion fiscale (illégale) aux « limites du licite », c’est-à-dire à l’optimisation fiscale (légale). La place financière luxembourgeoise, avec ses 40 000 Soparfi, et ses centaines de conseillers fiscaux (rien que les Big Four en emploient 1 331) risque gros.
« Le nerf de la guerre, c’est la substance », résume Georges Bock les débats en cours à l’OCDE. Jusqu’ici, celle-ci se contente de promettre de « réaligner les règles d’imposition sur la substance économique » ; reste juste à savoir ce qu’elle entend par « substance économique ». Car sans définition précise « ce sont des commentaires sans aucun sens, ni fondement », dit Wim Piot. Or, le problème est que la substance n’est pas une catégorie quantifiable de manière scientifique ou objective, mais un enjeu politique aux implications géopolitiques et idéologiques. En effet, le débat porte sur la définition de ce qui crée le bénéfice d’un produit : les ressources utilisées et la production ? la consommation et le marketing ? ou serait-ce la gestion financière ? « La Chine dira qu’il faudra imposer le profit là où il y a le plus de clients potentiels, l’Australie là où sont les ressources, et l’Angleterre ou la Suisse ou peut-être le Luxembourg diront que les sociétés devront payer là où est développé et mis en valeur un concept nouveau », indique un expert.
Une des pistes discutées actuellement au niveau de l’OCDE consiste à lier la définition de la substance à la présence d’une structure commerciale ou industrielle. Pour Wim Piot « ce serait un grand problème pour nous, dans le sens où le Luxembourg n’est pas un pays industriel. » Les tax leaders des Big Four préfèrent se référer à la jurisprudence de la Cour de Justice Européenne selon laquelle la substance économique peut se limiter à la gestion. Or à les écouter, on est gagné par un sentiment crépusculaire, du moins en ce qui concerne les domiciliations. Car pour qu’une entreprise puisse continuer à profiter du régime Soparfi – qui permet l’exemption de l’impôt sur le revenu si la société mère est une société de capitaux résidant au Luxembourg et participant avec dix pour cent au capital de la filiale – il faudra à l’avenir lui trouver de la substance.
Or cette exigence de substance, si elle était appliquée, voire renforcée, signerait l’arrêt de mort pour les dizaines de milliers de sociétés boîtes aux lettres domiciliées au Luxembourg. Selon Schmitz les sociétés multinationales qui voudront créer une structure au Luxembourg seront amenées à choisir : « Soit elles le feront dans les règles en ouvrant un vrai bureau, éventuellement un headquarter et en faisant venir les compétences et les preneurs de décision, soit elles ne mettront pas la substance, et ne toucheront alors plus d’avantages fiscaux. Ce vieux modèle de 1929 est dépassé. Les autres pays ne l’accepteront plus. Mais il ne s’arrêtera pas du jour au lendemain ». Et d’évoquer un lent passage de la « quantité » à la « qualité », à « un business sain et durable ».
Pas sûr par contre que cet optimisme des Big Four (dont les clients sont surtout des grands groupes multinationaux) soit partagé par les petites fiduciaires et les cabinets d’avocats d’affaires dont la domiciliation (le fait de « prêter » une adresse à une société) et l’administration de Soparfi constituent une grande partie de leur gagne-pain. Comme pour le secret bancaire, les capacités d’acclimatation des « petits » sont très limitées ; ils avancent sur le fil du rasoir réglementaire. « Déjà aujourd’hui, l’activité de domiciliation est en train de perdre en vitesse. Le nombre de groupes domiciliés sans bureau est en chute libre », estime Wim Piot.
Reste que, dans de nombreux cas, la substance se réduira aussi à l’avenir à bien peu de choses. Ainsi pour qu’une société de participation ait la substance « adéquate », il suffit qu’elle dispose d’un bureau et que son CA se réunisse au Luxembourg. Wim Piot en convient : « Si vous avez un financement d’un milliard voire plus, vous n’allez pas mettre 25 personnes pour regarder toute la journée un prêt sur lequel il y aura très peu de mouvement. » Et de mettre en garde : « Il se peut donc que si vous allez sonner à la porte du bureau, vous ne vous retrouviez pas en face de nombreux employés. » Il y a un an, France 2 avait tenté l’expérience, le résultat avait été du plus mauvais effet.
Deux mois après la sortie du Plan d’action de l’OCDE, un nouveau front fiscal vient de s’ouvrir, début septembre. Le Commissaire européen à la concurrence Joaquín Almunia s’est intéressé de plus près aux tax rulings (la confirmation en amont du traitement fiscal d’une transaction) tels que les pratiquent les Pays-Bas, l’Irlande et le Luxembourg et demandait de plus amples renseignements aux gouvernements, entre autre une copie de la correspondance menée avec les multinationales afin de déterminer si des promesses fiscales avaient été faites. Le code de conduite dans le domaine de la fiscalité des entreprises adopté par l’Ecofin en 1997 n’étant pas un instrument juridiquement contraignant, la Commission a choisi d’avoir recours à une arme plus performante : la libre concurrence, à laquelle des avantages fiscaux « sélectifs » constitueraient une distorsion.
« Marius Kohl était un homme qui savait écouter, toujours disposé à trouver des solutions aux problèmes. Le Luxembourg est un petit pays avec un Code fiscal plutôt mince. Souvent, on ne peut pas y vérifier jusque dans le dernier détail comment l’appliquer à une situation précise. Dans ce cas, il faut l’interpréter. L’avantage de Kohl était qu’on pouvait lui parler. »
À écouter Marc Schmitz faire l’éloge de Marius Kohl, préposé désormais retraité du bureau d’imposition 6 (par lequel passaient les sociétés financières) rendu célèbre malgré lui grâce au reportage de France 2, le style de l’Administration des contributions directes, semble avoir été caractérisé par ce qu’on appelle au Luxembourg « la politique des chemins courts », un style d’administration qui se caractérise par des procédures rapides, pouvant friser l’informel. « L’homme avait toute l’histoire des rulings dans sa tête. Mais si les interprétations n’étaient pas documentées, elles étaient appliquées de la même manière chez tous. Ce n’était pas arbitraire », précise Schmitz. Reste que, depuis peu, les sociétés envoient leurs demandes par courrier, tandis que l’administration travaille en interne à rendre les procédures plus transparentes.
Or, si on se dit prêt à discuter de procédures plus transparentes, pas question pour les Big Four de renoncer à la « stabilité juridique » que les tax rulings procurent à leurs clients. « Prenez le cas opposé : l’Allemagne produit des centaines de milliers de circulaires administratives et ne prévoit que très peu d’interactions en amont entre le contribuable et le fisc. Avec le résultat que les divergences d’interprétation se règlent devant la justice », dit Georges Bock, pour qui la situation luxembourgeoise est au bénéfice mutuel du contribuable et du fisc, « plus efficace pour tout le monde ».
À terme, les tax leaders envisagent d’ouvrir la boîte noire des rulings. Si certains préfèrent parler prudemment d’« amélioration », de « plus de circulaires » (Georges Bock) ou de « public rulings » anonymisés (Marc Schmitz), c’est Wim Piot qui va le plus loin : « Si cela ne dépendait que de moi, on pourrait parfaitement échanger ces accords préalables avec d’autres pays. » Et de pointer le « prochain grand pas », celui de l’échange d’informations d’accords fiscaux, qui sera, dit-il, « inévitable ».