Un peu partout en Europe apparaissent de nouveaux centres commerciaux, tandis que les infrastructures existantes s’agrandissent ou se restructurent. C’est notamment le cas au Luxembourg : après Differdange et l’ouverture du centre « Opkorn » (un hypermarché Auchan et 23 boutiques sur 33 000 mètres carrés) en octobre 2017, ce sera bientôt au tour de la Cloche d’Or de voir surgir un énorme ensemble de 75 000 mètres carrés comprenant, outre l’inévitable hypermarché (à nouveau un Auchan), quelque 140 magasins et 22 points de restauration. Onze millions de visiteurs annuels sont espérés dans ce nouveau temple de la consommation, qui comprendra également une zone d’habitation de 250 appartements et un centre médical.
Les pays voisins ne sont pas en reste. En Belgique a été inauguré en octobre 2016 le centre « Docks Bruxsel ». Sur 61 000 mètres carrés, il compte 113 boutiques, une vingtaine de restaurants, huit salles de cinéma, un parcours d’aventures indoor, une salle pouvant accueillir 1 500 personnes et un musée. Premier centre commercial à s’ouvrir à Bruxelles depuis le début des années 1980, il devrait accueillir plus de huit millions de personnes par an. À Verviers, c’est un « CityMall » de plus de 22 000 mètres carrés qui devrait voir le jour d’ici deux ans.
En France, 2019 verra aboutir une dizaine de projets nouveaux, dont le « Shopping Promenade Cœur Alsace » (67 000 mètres carrés, soixante enseignes) près de Strasbourg. Mais le programme le plus pharaonique dans ce pays reste « Europa City », à Gonesse au nord de Paris. Sous l’égide de la foncière française Ceetrus (ex-Immochan, la même que celle qui est à la manœuvre au Luxembourg) associée à la chinoise Wanda, ce méga-centre qui devrait ouvrir en 2024 comprendra 230 000 mètres carrés de surfaces commerciales (500 boutiques), 150 000 de surfaces de loisirs et 50 000 de surfaces « culturelles ». La seule restauration occupera 20 000 mètres carrés et 2 700 chambres d’hôtel sont aussi prévues.
Selon une étude européenne de Cushman & Wakefield, entre juillet 2017 et décembre 2018, ce sont 6,8 millions de mètres carrés de nouvelles surfaces de centres commerciaux qui auront été inaugurés en Europe. Sur ce total l’Europe de l’ouest pèse 2,7 millions de mètres carrés, dont soixante pour cent en créations.
Le mouvement est porté par plusieurs facteurs. Dans certains pays (Turquie, Russie) ou régions, la densité de centres commerciaux est inférieure à la moyenne européenne et la création de surfaces nouvelles marque donc un effet de rattrapage, surtout si la zone concernée se porte bien économiquement ou démographiquement. De ce fait, l’Europe centrale et de l’est représente soixante pour cent des nouvelles surfaces dont 80 pour cent sont des créations ex-nihilo.
Le concept de « retail park » soutient également la croissance. Ces structures, qui mélangent les activités de shopping et de loisirs, avec des espaces de détente pour toute la famille et de vastes espaces verts qui incitent à la promenade, représentent le plus gros des nouvelles surfaces disponibles en Europe de l’ouest (77 pour cent). Pour les grandes foncières, il s’agit de remédier au vieillissement des centres existants dont la fréquentation baisse et où le taux de vacance augmente, en renouvelant l’expérience client.
Selon la fédération commerciale française Procos, les enseignes sont attirées par « des coûts d’exploitation (loyers et charges) plus adaptés aux potentiels de chiffres d’affaires de ces zones de chalandises », entraînant ainsi de nombreux transferts de magasins vers ces nouveaux « centres commerciaux à ciel ouvert ». Plusieurs grands projets de rénovation de centres existants vont d’ailleurs dans ce sens.
Le paradoxe est que plusieurs des grandes enseignes qui participent à cette frénésie sont à la peine ! C’est spécialement le cas des « locomotives » des centres commerciaux que sont les hypermarchés, dont le modèle connaît de fortes turbulences sur leurs marchés d’origine. Ainsi, Auchan, dont le directeur général pour la France reconnaissait début octobre que « ces dernières années, l’entreprise a été déstabilisée par l’ampleur de la transformation », a vu son chiffre d’affaires stagner au premier semestre 2018 et son excédent d’exploitation diminuer de 18,5 pour cent ! Quant à ses concurrents Carrefour et Casino, en difficultés pour des raisons différentes, ils font l’objet d’une rumeur de rapprochement. Au Royaume-Uni, le rachat envisagé d’Asda (filiale de Walmart) par Sainsbury pourrait se traduire par 2 500 licenciements. En Allemagne, Metro a annoncé une baisse de son chiffre d’affaires de 2,3 pour cent entre juillet et septembre en raison de la contre-performance des hypermarchés Real.
Le format des « grands magasins » (department stores) est aussi affecté. Le 25 octobre, la célèbre enseigne britannique Debenhams, fondée en 1778, a déclaré vouloir fermer cinquante de ses 165 points de vente au Royaume-Uni d’ici trois à cinq ans, supprimant 4 000 emplois sur un total de 27 000. Sur l’exercice 2017-2018, elle a enregistré une perte de 17 pour cent de son chiffre d’affaires, lui-même en baisse. En mai, Marks & Spencer avait déjà annoncé la fermeture de cent points de vente d’ici à 2022.
Enfin, certaines enseignes de distribution spécialisée, incontournables dans tout centre commercial, connaissent aussi des problèmes. Dans l’habillement, à l’exception notable de l’espagnole Zara, de la suédoise H&M et de l’irlandaise Primark, l’heure est à la morosité. La chaîne de mode française Camaïeu (900 magasins dans quinze pays, dont 27 en Belgique et deux au Luxembourg), très endettée alors que son chiffre d’affaires diminue, vient de demander une procédure de sauvegarde, la protégeant contre ses créanciers, après un plan de sauvetage en 2016. Dans le groupe Mulliez, qui contrôle Auchan, l’enseigne féminine Pimkie et ses homologues côté mode masculine, les magasins Jules et Brice, vont totaliser près de 130 fermetures.
Même son de cloche du côté de l’électronique grand public : issu de la restructuration de Metro en 2017, l’allemand Ceconomy, numéro 1 européen avec plus de mille magasins Media Markt et Saturn, a fait état d’un recul de 3,8 pour cent de ses ventes pendant l’été et, après l’annonce d’une baisse de douze pour cent du résultat opérationnel, son directeur général a été remercié mi-octobre. L’action a perdu la moitié de sa valeur depuis janvier.
Les exemples peuvent être multipliés, dans le jouet, le meuble, l’équipement de la maison et même la restauration. Peut-on craindre, dans ces conditions, une situation à l’américaine avec des centres commerciaux totalement abandonnés (lire encadré) ? Même si, à l’évidence, certains nouveaux centres « mordent » sur les zones de chalandise de leurs voisins, cela reste encore peu probable. Selon une étude de la foncière Hammerson, le concept plaît toujours, surtout avec de nouvelles fonctionnalités et de nouveaux aménagements. Point important : les jeunes de 18 à 24 ans ne montrent aucune désaffection.
Mais la saturation est peut-être plus proche qu’attendu. Les surfaces nouvelles se réduisent chaque année depuis dix ans. D’après l’enquête Cushman & Wakefield, l’année 2017 avait déjà été marquée en Europe de l’ouest par une dégradation par rapport à l’année précédente (un recul de 17 pour cent en surfaces) et les chiffres pour 2018 devraient à nouveau être en baisse. Les taux de vacance sont en hausse et de nombreux projets ont été retoqués ou réduits : c’est le cas en Belgique avec UPlace à Bruxelles et CityMall à Verviers, ou en France avec Europa City dont le projet est sans cesse revu et retardé. Au Luxembourg, le centre Cactus à Lallange pourrait enfin voir le jour fin 2021, mais sur une surface commerciale totale de 7 500 mètres carrés (y compris les vingt boutiques), alors que le projet initial qui remonte à 2007 prévoyait quelque 35 000 mètres carrés.
Centres américains à l’abandon
Aux États-Unis la concurrence du commerce en ligne a provoqué la chute de fréquentation de nombreux « shopping malls » et leur fermeture, offrant des images de désolation. Le phénomène n’est pas récent car il remonte à 2013-2014. Mais, depuis l’année dernière, la situation est devenue critique aussi bien pour certains distributeurs généralistes que spécialisés. Créé en 1886 et pionnier des grands magasins, Sears Holdings (enseignes Sears et Kmart) s’est placé le 15 octobre sous la protection du chapitre 11 de la loi américaine sur les faillites. En perte depuis 2011, la société comptait encore 2 430 magasins fin 2013, avec 246 000 salariés. Fin 2018, on sera tombé à 680 points de vente pour 67 000 personnes. En cinq ans, 35 000 emplois auront été supprimés par an en moyenne. L’action a perdu 99 pour cent de sa valeur sur la période. Parmi les distributeurs spécialisés, le cas de Toys « R » Us est le plus emblématique des difficultés du commerce traditionnel : en septembre 2017, la société s’est déclarée en faillite avec une dette de l’ordre de cinq milliards de dollars et en mars 2018, elle a fermé tous ses magasins américains (800), licenciant 33 000 salariés. Selon une étude du Credit Suisse 20 à 25 pour cent des malls américains pourraient être condamnés dans les cinq ans à venir, surtout ceux où les enseignes leaders comme Sears ou Macy’s plient boutique. En 2017 plus de 6 400 fermetures de magasins dans les malls ont été enregistrées. gc