« L’école est prise dans ce grand mouvement de déculturation et de désintellectualisation de nos sociétés qui ne lui rend pas la tâche facile, » constate l’historien et philosophe français Marcel Gauchet dans un entretien passionnant qu’il a accordé au Monde (du 3 septembre 2011), dans lequel il énonce aussi ceci : « Le savoir et la culture étaient posés comme des instruments d’accéder à la pleine humanité, dans un continuum allant de la simple civilité à la compréhension du monde dans lequel nous vivons. C’est ce qui nourrissait l’idéal du citoyen démocratique. Ils ont perdu ce statut. Ils sont réduits à un rôle utilitaire (ou distractif). » Politique-ment, partout en Europe, l’école est aujourd’hui prioritairement définie comme un lieu où l’on acquiert des « compétences » ciblées pour augmenter son « employabilité », alors que, selon Marcel Gauchet, elle devrait plutôt être l’endroit où l’on « apprend à penser ».
Voilà une critique systémique que les enseignants luxembourgeois en arts plastiques et en musique signeraient certainement sans hésiter. C’est exactement leur discours à l’encontre de la réforme prévue du cycle supérieur de l’enseignement luxembourgeois, et ce dès qu’ils ont lu le document d’orientation pour cette réforme, publié en mars 2010. Car derrière la promesse de remplacer la « spécialisation pointue » que nous connaissons actuellement avec les sept filières au lycée classique – dont les sections E, éducation artistique, et F, musique – par une « culture générale » plus large, ils soupçonnaient dès le début une abolition rampante de leurs disciplines. Crainte qu’ils ont vu confirmée à la lecture du complément à ce document d’orientation publié en mai de cette année et qui précise l’organisation des horaires des deux « dominantes » prévues, sciences naturelles ou sciences humaines : même si l’élève choisissait le maximum d’heures d’arts possibles, il en atteindrait douze par semaine, au lieu des 24 heures actuelles.
Depuis, l’Apea (Association des professeurs d’éducation artistique) milite contre la réforme, cherche des alliances avec d’autres enseignants ou avec les directeurs de lycées, auprès des musées et autres acteurs culturels, publie des lettres à la rédaction dans la presse et demande à rencontrer les partis politiques en vue du débat parlementaire sur la réforme... Les membres de l’association ont même développé une contre-proposition avec une troisième « dominante », qui serait consacrée aux arts plastiques et à la musique, qu’elle a soumis au ministère de l’Éducation nationale. Leur résistance est-elle du simple corporatisme ? Carlo Schmitz, enseignant d’éducation artistique au Lycée des garçons d’Esch-sur-Alzette et coordinateur de l’action de l’Apea dans ce contexte, tient à préciser : « Nous ne sommes pas contre une réforme de l’enseignement secondaire, » mais que depuis l’introduction de la section E en 1978, les arts n’ont fait que perdre en valeur dans les lycées. Pour lui, il y a une volonté évidente du gouvernement derrière cette réforme : décourager un maximum de jeunes à choisir des études artistiques, qui seraient, selon la lecture officielle, une voie express vers le chômage – selon les derniers chiffres publiés par le ministère de l’Enseignement supérieur, 726 étudiants luxembourgeois étaient inscrits dans des formations artistiques durant l’année académique 2010-2011 (contre 1 010 juristes ou 932 ingénieurs). « C’est des foutaises, s’énerve Carlo Schmitz, nous avons interrogé nos anciens élèves de la section E, tous ont trouvé un emploi, dont plus ou moins cinquante pour cent dans les métiers socio-éducatifs. Que le gouvernement avoue enfin qu’il s’agit simplement de remplir les attentes de l’OCDE ! »
Dans sa lutte pour le maintien de la section artistique, l’Apea a entre autres réussi à mobiliser la Féduse/ Enseignement-CGFP pour sa cause : « Une société sereine a besoin aussi bien de juristes, de médecins et d’économistes que d’artistes, de musiciens et de poètes ! » écrit le syndicat (pourtant réputé conservateur) dans un communiqué après une entrevue des deux organisations en mars de cette année. Et d’exiger « des décideurs politiques de laisser la place et la valeur à l’enseignement artistique que celui-ci mérite ! » Et dans la foulée, le député CSV Marc Spautz interrogea, dans une question parlementaire posée en juin dernier, la ministre sur les objectifs de la réforme concernant les arts : « Est-ce que le statut des arts (...) perdra en importance ? Comment le ministère envisage-t-il d’assurer une formation artistique envers tous les élèves ? »
La ministre socialiste de l’Éducation nationale, Mady Delvaux, ne comprend pas les remous causés par le projet de réforme : « Je suis d’avis que cette réforme, par l’augmentation du nombre de choix et par l’augmentation des élèves qui auront accès à ces cours, soit de spécialisation, soit de formation générale dans le domaine des arts, ne compromet aucunement le statut des arts dans l’école luxembourgeoise, » écrit-elle dans sa réponse. Et que « bien au contraire, elle permet de trouver un équilibre plus harmonieux entre une spécialisation choisie pour certains et une formation artistique de base pour les autres ». Ainsi, si dix pour cent des élèves sont actuellement inscrits en sections artistique ou musicale, les autres 90 pour cent « pourront bénéficier d’un accroissement de la dimension culturelle dans leur formation. »
L’inquiétude des enseignants ne concerne pas uniquement ceux des élèves qui aimeraient se spécialiser et choisir une formation artistique en beaux-arts, en musique ou en histoire de l’art après le lycée – le ministère insiste sur le fait que le choix du maximum d’options possibles dans la dominante « sciences humaines » permettrait toujours l’accès à ces hautes écoles – mais aussi et surtout tous les autres élèves qui ne seront plus obligés d’opter pour les arts après la troisième du lycée (notamment tous ceux qui auront opté pour la dominante « sciences naturelles »). Ils perdraient toute une dimension, une autre approche de l’apprentissage, estiment les enseignants d’art, qui non seulement apprennent aux jeunes les codes et clés du monde visuel qui nous entoure, mais, au-delà, les encouragent à trouver leurs propres solutions à un problème posé, à avoir un sens de l’espace, à être créatifs, à penser de manière autonome, à assumer et défendre ce qu’ils font en exposant leurs créations, à innover... Autant de qualités qui sont de plus en plus demandées dans le monde du travail et que les cours classiques ne promeuvent toujours pas assez. Réduire les arts à leur seul volet « culture générale » – savoir qui étaient Michel-Ange ou Picasso, faire la différence entre une œuvre impressionniste ou cubiste, connaître Kutter et Steichen – serait une grossière erreur.
« Le renforcement des arts, en vue d’accroître notre potentiel de créativité et d’innovation, doit constituer un élément moteur de toute politique d’éducation visant à améliorer la compétitivité économique, la cohésion et le bien-être des personnes, » a même recommandé le commissaire européen de l’Éducation Maros Sefcovic lors de la présentation de l’étude L’éducation artistique et culturelle à l’école en Europe en octobre 2009. Le Luxembourg y figure en triste dernière place des trente pays analysés, avec 36 heures d’arts par an dans l’enseignement primaire, alors que le Portugal comptabilise 165 heures ; au lycée, le grand-duché se situe sous la moyenne européenne de 25 à 75 heures par an. Si les matières artistiques sont donc décrites dans cette étude comme étant le « parent pauvre » de l’éducation, cela est doublement vrai pour le Luxembourg.
Et ça risque d’empirer avec la réforme. Car quel élève de seize ans a l’énergie de résister à la pression de ses parents, qui lui expliquent que le marché de l’emploi est bouché, et que pour avoir ne serait-ce qu’une chance minime de pouvoir s’inscrire à une université sérieuse et de décrocher un emploi par la suite, il vaut mieux choisir des matières « sérieuses » en option. Mine de rien, c’est cette pression que les jeunes vivent actuellement, les manifestations de 2006 sur le projet de loi 5611 n’en étaient que le début. Or, la liberté de penser, l’esprit critique et les compétences artisanales (se servir de ses deux mains pour créer quelque chose) que l’adolescent acquiert dans les cours d’arts appliqués sont irremplaçables – le succès des cours de la Summerakademie et autres cours spécialisés en sont la preuve. La généralisation de cours d’arts – toutes disciplines confondues, arts, musique, théâtre, danse, arts numériques... – les rend accessibles à tous. Et pas seulement aux nantis, ceux dont les parents ont les moyens financiers et les compétences sociales nécessaires pour les encourager à visiter des musées et des théâtres.
On peut tout à fait vivre vieux et heureux, même en exerçant un métier à responsabilité, sans jamais se servir d’une racine carrée ou d’un multiplicateur de pi, mais on ne se retrouve pas dans le monde actuel, réel ou virtuel, sans les outils pour appréhender cette nouvelle culture visuelle.