Le dernier scandale fiscal, révélé le 18 octobre par un consortium de 19 médias européens, et connu sous le nom de « CumEx files » laisse pantois.
Pas tellement par le montant des sommes soustraites au fisc : 55 milliards d’euros, ce n’est pas rien, mais l’affaire s’est déroulée sur 17 ans (2001-2017) et a touché onze pays européens1, soit une ampleur limitée par comparaison avec d’autres scandales de même nature, comme celui des Panama Papers en 2016.
Si les retombées médiatiques ont été cette fois aussi faibles, en dehors de l’Allemagne, c’est surtout parce que l’essentiel du montant (46 milliards sur 55, soit 80 pour cent) relève d’une pratique d’optimisation fiscale bien connue, dont on peut se demander pourquoi et comment elle a pu prospérer pendant si longtemps avant que les pays concernés ne se résolvent à l’interdire ou à l’encadrer (entre 2012 et 2016 selon les cas). Quant aux neuf milliards restants, ils correspondent à une véritable fraude fiscale, principalement au détriment du fisc allemand (lire encadré), mais qui a mis du temps à être découverte et sanctionnée.
La technique légale utilisée se nomme pudiquement « arbitrage sur dividendes » mais on la connaît également sous le nom de CumCum (« avec-avec » en latin). Comme presque chaque fois quand on parle d’optimisation fiscale, il s’agit d’exploiter les différences légales et fiscales entre des pays, qui persistent même au sein d’ensembles tels que l’UE par exemple.
Pour éviter que les dividendes à percevoir sur les actions qu’ils détiennent ne soient soumis à l’impôt, certains investisseurs, avant la date d’encaissement, n’hésitent pas à transférer temporairement leurs titres à des entités (généralement des non-résidents) qui seront moins taxées, voire pas du tout. Quelques jours plus tard les actionnaires initiaux récupèrent leurs titres et les dividendes associés, sous déduction de la rémunération versée à leurs comparses pour services rendus, tandis que les banques, qui tiennent les « comptes d’instruments financiers » des uns et des autres, perçoivent des commissions comme sur n’importe quelle opération sur titres.
Il s’agit d’une pratique notoire dans le milieu bancaire, mais sur laquelle la discrétion est de mise. Ce secret de Polichinelle a tout de même déjà été révélé à plusieurs reprises.
Ainsi, en septembre 2008, le Sénat américain publiait un rapport de 81 pages dénonçant les agissements des banques Morgan Stanley, Lehman Brothers (une semaine avant sa faillite), la Deutsche Bank,
Merrill Lynch, UBS et Citigroup. Le document révélait qu’au cours des dix années précédentes, elles avaient effectué des transactions permettant de dissimuler les paiements de dividendes à des actionnaires étrangers, empêchant leur imposition. Un business d’autant plus lucratif que les investisseurs en question étaient souvent des fonds offshore, filiales des dites banques.
Dans le cadre de programmes portant des noms tels que « dividend enhancement », elles ont eu recours à des opérations complexes d’échanges d’actions, de faux prêts et de ventes fictives, parfois par l’intermédiaire d’entités situées dans les îles Caïman. Entre 2000 et 2007, Morgan Stanley, grâce à ces mécanismes, qualifiés de « stratagèmes manifestes » par le président de la commission sénatoriale, a permis à ses clients d’éviter plus de 300 millions de dollars d’impôts aux États-Unis. À l’époque, seule Citigroup avait reconnu qu’il y avait « des ambiguïtés quant à la manière dont la loi devrait être appliquée ».
Quelques années plus tard, en octobre 2013, Jérôme Kerviel l’ancien trader de Société Générale qui a fait perdre près de cinq milliards d’euros à la banque début 2008, invité à témoigner devant une commission d’enquête sénatoriale en France, a profité de l’occasion pour alerter les parlementaires sur le problème de l’arbitrage de dividendes, « qui représente des pertes fiscales considérables pour la France ». Dans sa salle des marchés, quatre de ses collègues s’y consacraient, ce qui était, selon lui, une source substantielle de profits pour la banque, car les transactions étaient « faciles et sans risques », et d’ailleurs confiées à des employés peu expérimentés.
Selon l’enquête publiée le 18 octobre, ce tour de passe-passe s’est traduit par un sérieux manque à gagner pour les services fiscaux de trois pays : 24,6 milliards d’euros pour l’Allemagne, 17 milliards d’euros pour la France et encore 4,5 milliards d’euros pour l’Italie. Comment cette pratique a-t-elle pu perdurer alors qu’elle n’était ignorée ni des investisseurs, ni des professionnels de la finance, ni même du fisc ? En Allemagne et en France, comme aux États-Unis, la détection des mouvements suspects sur actions remonterait à la fin des années 1990.
Deux raisons au moins peuvent être invoquées. Les banques, qui tiraient de gros profits de ces petits arrangements à la limite de la légalité (trente à quarante millions de dollars par an pour Morgan Stanley en 2004-2005) ont fait pression pour que la réglementation ne soit pas alourdie, au nom de la liberté d’acheter et de vendre. En France, même après la réforme de 2005 sur la fiscalité sur les dividendes les autorités de tutelle auraient fait preuve de tolérance sur la poursuite de la pratique, tant il était difficile de supprimer d’un coup cette source de revenus pour les banques.
L’autre raison tient au cloisonnement des marchés financiers. Si une Place financière instaure, de manière isolée, une réglementation contraignante et coûteuse (comme la fameuse Taxe sur les Transactions Financières appliquée en France depuis 2012), elle peut légitimement craindre que les grands investisseurs internationaux s’en détournent. Tolérer des pratiques relevant de l’abus de droit serait ainsi un « mal nécessaire » pour que la Place reste compétitive. La solution ne peut être que mondiale, donc utopique.
L’enquête confirme aussi que pour mener à grande échelle une politique d’évasion fiscale en toute légalité, point n’est besoin de recourir à des sociétés offshore ou à des paradis fiscaux plus ou moins lointains et sulfureux. Des pratiques financières très classiques et la bienveillance des autorités de marché, des grands établissements bancaires et des professionnels du droit, qui sont très impliqués dans ces affaires, suffit largement. Même le fisc se montre indulgent : après les révélations de l’enquête des 19 médias, et à l’exception notable de l’Allemagne, les services des impôts des pays concernés ont pratiquement tous minimisé la portée du phénomène.
La fraude du CumEx
La technique du « CumEx », (« avec » et « sans »), déformation frauduleuse de l’arbitrage sur les dividendes, permet à des actionnaires de se faire rembourser par l’État des taxes qu’ils n’ont en réalité jamais payées.
Selon la version donnée par les médias, une inspectrice du fisc allemand aurait été intriguée en 2011 par une demande de remboursement d’impôts sur dividendes faites par un fonds de pension américain. Le montant réclamé était très élevé (54 millions d’euros), et le fonds n’avait en réalité qu’un seul bénéficiaire, un Américain domicilié dans le New Jersey, à la même adresse.
Dans le montage mis à jour, des achats et ventes d’actions, très nombreux et très rapides, sont effectués autour du jour de versement du dividende, de telle sorte que l’administration fiscale ne peut plus identifier le véritable propriétaire, c’est-à-dire celui qui doit être légitimement remboursé s’il s’avère que l’impôt n’était pas dû (actionnaire étranger). Fortes de cette ignorance, plusieurs personnes physiques ou morales se mettent à réclamer le remboursement, non seulement celles qui y avaient bien droit, mais d’autres détenteurs qui n’ont en fait jamais payé l’impôt. Finalement l’impôt réglé une seule fois pourra être récupéré plusieurs fois. Parfois même, l’impôt initial n’est même pas acquitté.
L’escroquerie, qui nécessite l’entente de plusieurs investisseurs et la complaisance des professionnels, aurait coûté 7,2 milliards d’euros à l’Allemagne (c’est le plus grand scandale fiscal dans ce pays) 1,7 milliard au Danemark et 201 millions à la Belgique. La Norvège et l’Autriche auraient également été touchées pour de faibles montants.
L’invention du système est attribuée à un avocat allemand du nom de Hanno Berger, ancien haut fonctionnaire des impôts (!), actuellement en attente d’un procès pénal. Il l’a appliqué à partir de 2005 avec toute une équipe de spécialistes, qui se retrouvaient pour élaborer leurs montages au Cinnamon Club, un restaurant indien très connu du centre de Londres. Il faudra attendre 2018 pour les premières poursuites, car après l’interdiction en Allemagne en 2012, les escrocs se sont rabattus sur d’autres pays, jusqu’en 2016-2017. Selon certains experts, la fraude serait toujours pratiquée à l’heure actuelle.
Une cinquantaine de banques de premier plan y auraient participé en apportant leur logistique, mais en veillant à rester en retrait car les « conjurés » utilisaient leurs propres structures financières. gc