Pendant que les élèves de première apprenaient par cœur les quelques lignes dans leur livre d’histoire sur les guerres au Proche et au Moyen Orient, un homme qui en sait peut être plus que ces livres, ne se trouvait pas loin, au foyer Don Boscoau Limpertsberg, plus précisément.
Wilson, 47 ans est au Luxembourg comme réfugié irakien. L’écouter parler, c’est comme regarder un documentaire sur Arte. Sa vie est remplie de tirs de missiles, d’ambiances tendues et de nervosités pré-attaques. En tant qu’ingénieur militaire, il connaît la guerre dans tous ses détails. Là où la majorité ne voit que tragédie, Wilson cherche à rationaliser. Wilson parle de la guerre comme d’une activité quelconque. Décidément, il doit avoir appris à la banaliser.
Ayant connu le front lors de la guerre Iran-Irak et ayant participé à la planification de celle contre le Koweit, il déclare haut et fort: « Ma vie est la guerre. C’est mon travail ». Il l’associe à la défense de la nation. Jadis, la nation, sous Saddam Hussein, ne faisait pas de distinction entre les appartenances religieuses. En tant que chrétien, Wilson ne s’est jamais senti discriminé. Autant dire que la situation actuelle le rend davantage triste : « Aujourd’hui je ne peux pas rentrer ».
Difficile de juger l’homme au crâne rasé et au regard doux. Cela fait 19 ans qu’il est à la recherche d’un endroit où construire une vie. « Nulle part, ils te veulent ». Depuis qu’il a quitté son pays natal, en 1991, il enchaîne les pays. Pourtant, il ne cherche pas grand-chose, juste un endroit pour vivre et travailler, dignement.
« Maintenant, je n’ai rien. Ma vie n’est rien. » A la recherche d’une existence, le Luxembourg est devenu son dernier espoir. Il a même fait des recherches sur le pays avant de prendre la route, clandestinement. Sa dernière étape était la Grèce, où il a séjourné depuis 2000. Un pays dans lequel les immigrés sont livrés à eux-mêmes, sans papiers, sans assistance, à la rue. « Ils ne s’intéressent pas à toi », rétorque Wilson. C’est à qui se débrouille le mieux. Travaillant illégalement pour pouvoir gagner un minimum d’argent, il a pu y vivre un moment. Mais récemment la vie était devenue ingérable.
À la facilité de son anglais et à son franc-parler, on se doute qu’il a évolué dans des sphères éloignées de nos réalités. Son anglais, il l’a appris au contact de son « boss » américain. Celui-ci venait régulièrement à Bagdad. Le nom, il ne veut pas l’avancer. C’était dans les années 80, quand les États-Unis et l’Irak étaient en guerre contre l’Iran.
Pour Wilson, la guerre, c’est du business. Occupant un poste dans une agence d’Intelligence dans laquelle il se chargeait du contact entre les États-Unis et l’Irak afin qu’ils puissent signer des contrats en matière d’armement sans que personne n’en prenne note, il a pu l’observer. Et ça, pendant des années.
En 1988, les services secrets l’arrêtent. Ils l’accusent de choses dont il ne sait apparemment rien. Pendant cinq jours ils lui mettent la pression pour qu’il raconte tout ce qu’il sait. Le septième jour, ils l’ont laissé partir. L’agence d’Intelligence ayant eu peur qu’il en sache trop, aurait ordonné aux services secrets de l’arrêter pour le tester. Ayant été le garde du corps du porte-parole de Saddam Hussein, il était à même de savoir beaucoup de choses.
La carrière de Wilson a commencé dans l’armée avant d’évoluer vers l’Intelligence. Alors qu’au début des années 80 il organisait le « nettoyage » après un affrontement, quelques années plus tard, le voilà stratège, se souciant de comment au mieux encercler l’ennemi. Du front à la table de planification.
Maintes fois, Wilson a échappé à la mort. Son corps porte des traces, sa santé physique et mentale a souffert. Un de ses nerfs n’est plus fonctionnel depuis qu’il a été victime d’une attaque chimique pendant la guerre Iran-Irak. Le gaz mortel les aurait poursuivis pendant qu’ils échappaient dans leurs jeeps. Il en garde le souvenir.
Une nouvelle mission l’attend en 1989 : préparer la guerre contre le Koweit. L’Irak se refusait à toute interférence étrangère. Les États-Unis auraient donné leur feu vert après un appel de Saddam Hussein à leur ambassadeur. L’histoire tourne mal. Les troupes irakiennes franchissant la frontière, attaquent une ville en Arabie Saoudite. Du coup, 28 pays s’allient pour aider le Koweit et repousser l’Irak. Depuis, l’Irak se retrouve isolé, sur la scène internationale.
Wilson était contre cette guerre-là. « Je n’ai pas été au Kuweit. Chaque fois qu’ils voulaient m’envoyer là-bas, je changeais de poste. Saddam Hussein a fait une grande erreur. Après, nous en avons fait les frais ». Le pays se retrouve seul face à un embargo. L’économie chute, il n’y a plus de développement, plus de perspectives. Aux réfugiés de guerre s’ajoutent les réfugiés économiques.
Les parents de Wilson ont fui en 1991 vers la Turquie. C’était le gouvernement irakien-même qui les a chassés. Craignant un soulèvement du peuple, dont le désaccord avec le régime grandissait avec la guerre, le gouvernement menaçait celui-ci d’une attaque chimique. Wilson savait qu’il ne s’agissait que d’une tromperie et qu’on n’allait jeter que de la farine, mais il n’arrivait pas à joindre ses parents. Ils avaient suivi la foule et fui vers la Turquie, et ne sont pas rentrés depuis. Wilson ne les a revus qu’une seule fois, deux ans après la guerre.
Depuis, ils se trouvent séparés. Eux, ont quitté la Turquie pour l’Australie. Wilson, lui, est dans l’incapacité de les rejoindre. À la recherche d’un pays qui veuille bien de lui, il finit par affirmer que « personne ne veut de nous». Est-ce parce qu’il est chrétien que les pays musulmans le refusent ? Il ne le sait pas. Tout comme il ignore pourquoi les pays occidentaux lui tournent également le dos.
Pourtant, il s’est entaché d’une nouvelle mission pendant son odyssée. Sachant que les États-Unis et la Grande Bretagne cherchent un prétexte – qui allait être l’arme atomique – pour envahir l’Irak, Wilson, une fois en Turquie, se rend à l’ambassade d’Israël afin de leur démontrer que son pays natal ne possède pas d’armes des destruction massive. En possession du livre, qu’il appelle « menu des armes » de l’Irak, il essaie à plusieurs reprises de donner la preuve de l’inexistence de ces armes. Mais « personne ne voulait m’écouter. Ils avaient déjà décidé ».
Wilson a le regard vide, tourné vers le passé. Pour lui, comme pour tant d’autres, le monde n’est pas un terrain de réalisation de soi. Sa vie n’enchaîne pas les opportunités, comme elle le fait pour tant d’entres nous.
Wilson veut tourner la page. Il en a assez de pleurer sur sa vie, sur le temps perdu. Il ne souhaite qu’avancer. Mais aussi longtemps qu’il ne trouve pas sa place et qu’il est obligé d’attendre, la tristesse et les soucis le rongeront.
Comme récemment, quand l’annonce du décès de son père est venue jusquà lui, au Luxembourg. Le traitement de son dossier n’a pas autorisé son départ pour aller assister aux funérailles. Du coup, Wilson se sent comme un prisonnier. « Nous n’avons même plus le droit de voir notre famille », déplore-t-il. La liberté et le choix, tellement chéris dans le monde occidental, ne valent pas pour lui.