Dans la vaste salle centrale de l’ancien supermarché Économat, place de Strasbourg à Luxembourg, là où se côtoyaient jadis les comptoirs de découpe de fromages et de charcuteries, une dizaine de rangées de chaises de cinéma rouge feu sont alignées, pouvant accueillir jusqu’à 200 personnes, en face d’une scène comportant une sorte d’autel sous l’inscription « Jésus Christ est le Seigneur ». De la musique d’ambiance émane d’une petite chaîne hifi, des ventilateurs tournent dans un coin. Un grand jeune homme à la carrure sportive portant un polo avec le logo de son organisation sur la poitrine accourt pour nous recevoir, expliquer comment va se passer la séance de prière, mais nous met déjà en garde que cela ne peut fonctionner que si on revient souvent. Nous sommes lundi, c’est le jour consacré à « l’économique ».
« Comment développer d’habiletés » (sic) dit le prospectus qu’on nous distribue. « Pour les personnes entreprenantes, qui veulent augmenter leur vision dans l’environnement des entreprises – et aussi pour ceux qui sont au chômage ou sans motivation professionnelle. Apprenez à développer vos habiletés et devenez une personne de succès dans la vie financière, » peut-on y lire. Nous sommes dans le nouveau siège du Centre d’accueil universel, dont le logo est un cœur rouge traversé par une colombe, anciennement Église universelle du royaume de dieu asbl (fondée en 1995, l’asbl a changé de nom en 2004). Église brésilienne de la mouvance pentecôtiste, fondée en 1977 par Edir Macédo, un ancien employé de la loterie de l’État et qui revendique plusieurs millions d’adeptes de par le monde, elle s’installa d’abord dans l’ancien cinéma Marivaux quand elle arriva au grand-duché, à la fin des années 1990, puis dans un petit local commercial de la rue Glesener. Elle a déménagé il y a quelques semaines seulement.
Il est quinze heures, les premières personnes arrivent pour assister au service, de jeunes couples, des femmes avec bébés, des femmes seules d’âge mûr, en tout. Ils sont peut-être une douzaine, essentiellement capverdiens, se saluent en portugais puis s’asseyent dans la salle. Une femme part s’agenouiller pour se recueillir devant la scène. Le jeune homme de tout à l’heure revient, dans la même tenue, change de CD, dit bonjour aux adeptes et commence son long sermon. Les croyants sont invités à mettre les deux mains sur le cœur et à répéter ses incantations en portugais, dans lesquelles reviennent incessamment des litanies sur « je veux une vie prospère » ou « je veux une belle vie ». Après dix minutes à tout casser, il invite la communauté à sortir « les chèques que vous avez apportés ». Tout le monde cherche dans ses poches, ses sacs, ils sont invités à tenir les précieux documents au-dessus de leurs têtes afin de continuer les invocations de dieu. « Quoi, vous n’avez pas de chèque... ? Ah oui, c’est la première fois... » Nous partons.
En France, où elle est installée depuis 1993, l’Église universelle du royaume de dieu traîne une réputation sulfureuse de « pompe à fric » ; au Brésil, où elle compterait plus de trois millions de fidèles, la justice et les médias lui reprochent fraudes et prises d’intérêts, Edir Macédo, désormais multimillionnaire, aurait bâti un empire de médias, possédant des dizaines de chaînes de radio et de télévision, et d’influence politique. En 1997 déjà, le rapport du parlement belge sur les sectes écrivait sur l’église universelle du royaume de dieu que « [sa] présence au Luxembourg pourrait indiquer que cette organisation se livre aussi à des activités liées au blanchiment de capitaux ».
Le fait que le Centre d’accueil universel ait désormais pignon sur rue, qu’il s’affiche sur une place publique et fasse du prosélytisme prouve que l’association se sent désormais assez forte. Les dépliants alignés dans les présentoirs devant la porte promettent monts et merveilles, chaque jour de la semaine étant consacré à d’autres miracles : lundi donc l’amélioration de la situation financière, mardi la santé, le mercredi est voué à l’étude biblique, le jeudi et le dimanche sont les jours de la famille, le vendredi, on fait le « nettoyage spirituel » où sont traités « malchance, malédictions, énergie négative, insomnie, cauchemars, jalousie et sorcellerie », mais la journée la plus prometteuse est celle du samedi, réservée aux « causes impossibles ». Tout ce charabia, qui fait plutôt penser à une publicité pour quelque douteux voyant marabout, ferait éclater de rire si tant de gens ne le prenaient au sérieux. Les termes ayant trait aux religions ne sont pas protégés, n’importe qui peut lancer une association sans but lucratif et la nommer « église », il n’y a pas de titre professionnel protégé pour les curés et pasteurs.
« Le ministre des Cultes n’a pas à avoir d’appréciation de ce que fait une religion, ni à définir ce qu’est une secte, affirme François Biltgen (CSV), parce que l’État est laïque et se situe au-dessus des églises. Et parce que la Constitution garantit la liberté des cultes1. » Dans ce ministère, il n’a d’autorité que sur les communautés religieuses classiques avec lesquelles l’État a signé une convention, leur garantissant entre autres une participation à leur financement. Et lui attribuant en contrepartie un certain nombre de compétences, notamment en ce qui concerne la nomination et la révocation du personnel. Mais selon François Biltgen, qui est aussi ministre de la Justice, l’État serait appelé à agir si une de ces églises violait les lois luxembourgeoises, notamment le respect de l’ordre public. Et encore, dans ce cas, ce ne serait pas le ministre, mais le procureur d’État, indépendant, qui engagerait des poursuites en premier lieu.
Néanmoins, le ministre de la Justice prévoit de déposer un projet de loi sur « l’abus de faiblesse », concept célèbre depuis l’affaire Bettencourt en France, cet automne, qui pourrait peut-être s’appliquer aussi dans certains cas de croyants harcelés par leurs églises. « Je trouve que l’État devrait aussi se poser la question culturelle de ce phénomène, poursuit François Biltgen. Pourquoi les gens ont besoin de tels refuges et de cette autorité dans une société qui ne mise plus que sur l’individualisme ? »
« La plupart de ces nouvelles églises qui se sont établies au Luxembourg ces dernières années ne sont, à mon avis, pas problématiques, » estime pour sa part Paul Goerens, prêtre catholique et responsable du département « nouvelles religiosités et évangélisation » de l’Église catholique. Depuis 17 ans, il suit parcimonieusement l’histoire des nouveaux mouvements religieux au Luxembourg, depuis l’établissement des Adventis-tes du septième jour en 1912, en passant par les Témoins de Jéhovah dès 19322 jusqu’à la dernière, CMCI, publiée au mémorial en début du mois, et qui serait une filiale d’une église camerounaise. Rien que dans les quartiers de la Gare et de Bonnevoie à Luxembourg, il a répertorié quelque 45 de ces mouvements qui se disent églises, notamment des variations évangélistes ou pentecôtistes, qui regrouperaient entre 1 200 et 1 500 croyants en tout. Paul Goerens établit clairement une corrélation entre l’immigration et ces nouvelles religions, souvent à taille humaine, mais proches des communautés immigrées, qui importent en même temps leurs croyances et leurs créneaux de valeurs.
Il en va ainsi de l’Église évangélique de la montagne de feu et des miracles, d’origine camerounaise, qui a eu plusieurs fois la visite des forces de police, les voisins s’étant plaints que les pratiquants imploraient un peu trop bruyamment le saint esprit en pleine nuit. L’Église de pentecôte de Luxembourg stipule dans le premier article du préambule de ses statuts déposés en 2004 que « le péché a corrompu l’homme » et que donc il faut faire repentance en priant toute sa vie.
Dans le Mémorial C sur le site Légilux, on trouve des églises chinoise, coréenne, danoise, suédoise, capverdiennes, portugaises ou internationales, comme la Church of God. Elles s’appellent universelle, adventiste, méthodiste ou néo-apostolique et sont la plupart du temps discrètement installées dans des maisons d’habitations. Quelques-unes seulement s’affichent plus publiquement, avec par exemple des bibliothèques. Leurs fidèles font majoritairement partie de communautés immigrées, « c’est d’ailleurs un de leurs côtés positifs, estime Paul Goerens : ces nouvelles églises sont très conviviales. On pourrait même en conclure que l’église catholique, plus ration-nelle, a certains déficits de ce côté-là. » À l’intérieur de l’église catholique elle-même, des mouvements similaires comme le renouveau charismatique, sont aussi sur la pente ascendante.
Pourtant, la société elle-même se sécularise sans cesse, les grandes religions monothéistes traditionnelles sont en perte de vitesse au Luxembourg. Selon les premiers résultats de l’European Values Study que vient de publier le Ceps3, seuls 42,7 pour cent des personnes interrogées en 2008 estimaient que la religion était pour elles une valeur importante, contre 45 pour cent en 1999. C’est loin d’être paradoxal. L’opium du peuple pourrait n’être consommé de façon excessive que par ceux qui n’ont accès aux autres valeurs, famille, travail, amis, loisirs. Tout se passe comme si, dans une société consumériste dominée par les communautarismes de tout genre, même les religions se fragmentaient et se concevaient comme une offre de service : un problème, un miracle.