Mani puliti Au fil des décennies, une flopée de « Schmuddel-Holdings » se sont accumulées dans les tuyaux de la juridiction luxembourgeoise. Un héritage encombrant pour une place financière qui s’affiche « clean ». L’introduction du Registre des bénéficiaires effectifs (RBE) en janvier 2019 a-t-elle agi comme une purge ? Pour ceux que le gouvernement désigne désormais comme des « moutons noirs », ce fut une invitation à déguerpir. Ni vus ni connus. Pas de Vergangenheitsbewältigung pour la place financière ; dès qu’une société est dissoute, les noms de ses bénéficiaires disparaissent du registre. Face au Land, le ministère de la Justice affirme qu’il ne s’agissait pas d’une stratégie préméditée, mais simplement de mettre en œuvre « la directive, toute la directive ». Même si « ce souci de transparence pourrait avoir (eu) comme effet secondaire d’écarter ou de tenir à l’écart des personnes qui pour des raisons douteuses n’en voudraient pas ». D’autres ont loupé la case. En janvier 2020, une liste de 18 966 sociétés qui n’avaient pas effectué leur déclaration a été transmise au Parquet. Ils risqueront des amendes jusqu’à 1,25 million d’euros. Après avoir chassé le « dentiste belge » du paradis fiscal en 2013-2014, le gouvernement pousse les UBOs (lisez : ultimate beneficial owners) trop suspects vers la porte de sortie.
« Le mafioso qui inscrit son vrai nom dans un registre publiquement accessible doit être le mafioso le plus stupide du monde », disait le député ADR et ex-avocat d’affaires Roy Reding ce lundi. La ministre de la Justice, Sam Tanson (Déi Gréng), explique que le consortium de journalistes réunis dans OpenLux lui aurait fait part d’une douzaine de personnes ayant « un background lugubre ». (Le Monde a évoqué un marchand d’armes, le gendre d’un kleptocrate ainsi que l’une ou l’autre personne liée au crime organisé russe et calabrais.) Une douzaine de cas suspects sur les 115 000 UBOs que compte le RBE, ce serait finalement très peu. Si le chiffre se confirmait, il fournirait un indice que l’opération mains propres a été un succès. À moins que des domiciliataires luxembourgeois se soient massivement improvisés prête-noms de leurs clients scabreux. Ce qui présupposerait une sacrée dose d’énergie criminelle… Reste un dernier subterfuge : si l’UBO détient moins d’un quart des participations, son nom n’apparaîtra pas dans le RBE. Ce jeudi sur Radio 100,7, Pascal Saint-Amans, le « Monsieur Taxe » de l’OCDE, a expliqué que cette règle européenne devrait éventuellement être rediscutée. Il craignait surtout que les family offices, cette gestion patrimoniale réservée aux HNWI lancée par Luc Frieden, pourraient en abuser.
Selon le ministère de la Justice, 24 606 sociétés ont été radiées en 2020. En comparant ce chiffre aux 6 527 radiations effectuées en 2019, Le Soir a hâtivement conclu au début d’une extinction massive des sociétés boîtes-aux-lettres : les grandes fortunes fuiraient le Grand-Duché. Or, c’est surtout une décision administrative qui est à l’origine de cette explosion des radiations. Le Registre de commerce a commencé l’année dernière à radier d’office les entités inactives depuis plus de dix ans, soit 18 375 sociétés en 2020. « Le nombre de liquidations de sociétés, voire de transferts de siège vers l’étranger, est resté relativement stable », note-t-on au ministère de la Justice.
En février 2019, le ministre des Finances, Pierre Gramegna (DP), assurait au Land ne ressentir « aucune nostalgie » à voir partir des sociétés boîtes-aux-lettres dépourvues de substance. De toute manière, fiscalement, elles ne « serviront plus à rien ». Depuis Luxleaks, on s’attend à un exode de masse de Soparfis. Or, leur nombre continuait à allègrement monter, passant de 43 000 à 49 000 entre 2014 et 2019. Cette hausse est probablement liée à l’essor des fonds alternatifs, qui ont tendance à créer une entité par objet détenu. Le Monde relève ce jeudi que, depuis début 2020,« plusieurs centaines » de multinationales (dont les américaines Microsoft, KFC, Exxon-Mobile, Victoria’s Secret, Koch Industries) auraient dissous une partie de leurs structures luxembourgeoises pour les reloger aux Pays-Bas, à Chypre, à Malte, au Delaware ou aux BVI. Quarante pour cent des firmes qui avaient été citées dans Luxleaks seraient entretemps parties. D’autres auraient choisi d’étoffer leur présence luxembourgeoise, notamment Amazon, Starbucks, Airbnb et BlackRock.
Cette mauvaise réputation Les milieux politiques et financiers sont hantés par le « risque réputationnel ». Tout est une question d’image, Machiavel l’avait bien saisi : « Il n’est donc pas nécessaire pour un prince d’avoir toutes les qualités […], mais il est bien nécessaire de paraître les avoir. » Ce fut ainsi l’avocat d’affaires et député CSV Laurent Mosar qui lançait ce mardi à la Chambre l’idée de créer, à l’instar de la fiche financière, une « fiche réputation » en annexe de chaque projet de loi. Le même Mosar qui, dans les années 1990, avait monté des sociétés panaméennes, « op eng parfait legal Aart a Weis », comme il le répétait à trois reprises en décembre 2018 à la Chambre.
En novembre 2014, les révélations Luxleaks avaient provoqué la stupeur auprès d’un gouvernement mal préparé. Pierre Gramegna parla de « la pire attaque dans l’histoire de notre pays » et expliqua au Monde que les rulings faisaient « partie de notre patrimoine ». Mais le ministre néophyte avait vite appris que la renommée du pays prime sur ses bonnes relations avec l’ABBL. En ce février 2021, quasiment tous les partis, de l’ADR aux Verts, sont alignés sur sa stratégie de la « transparence ». Sam Tanson va jusqu’à donner un spin positif à OpenLux, une enquête qui prouverait que le RBE remplirait sa vocation, notamment de permettre à la presse et à la société civile d’exercer leur « fonction de contrôle ». Même Laurent Mosar, qui, il y a deux ans, invoquait Kafka, Orwell et la « sphère intime du citoyen » pour exiger un accès plus restreint au RBE, vante désormais la « communication » du gouvernement autour d’un registre qui « n’a rien à se reprocher ». Les données concoctées par OpenLux tombent à un moment critique, alors que la mission d’inspection du Groupe d’action financière (Gafi) est prévue pour octobre 2021. Durant deux semaines, cinq évaluateurs analyseront si le lourd arsenal législatif en matière d’anti-blanchiment a une efficacité sur le terrain, là où les affaires se font. OpenLux leur aura certainement suggéré de nouveaux angles d’enquête, et ils savent que leur rapport sera lu de près par la presse internationale.
Le maillon faible Cela fait des années que les desperados de la domiciliation étaient identifiés comme le maillon faible de la chaîne offshore. Même si le marché était en train de se consolider autour de quelques mastodontes (Intertrust, Alter Domus, IQ-EQ, Experta, Arendt Services), les autorités continuaient de craindre que le prochain scandale n’arrivât par des mini-fiduciaires ou de petits cabinets d’avocats débordés par la multiplication de dispositifs anti-blanchiment. Car les procédures de « due diligence » sont complexes et coûteuses, et les petits acteurs peinent à s’acclimater aux nouvelles exigences sans cesse actualisées. (Entrée en vigueur fin 2004, la loi de prévention du blanchiment a depuis été modifiée à seize reprises.) En sondant le RBE, Le Monde a recensé plus de 200 personnes qui administrent, chacune, plus de cent sociétés à la fois ; un individu siégerait même aux CA de 1 300 holdings. Pour les fonds d’investissement et les banques, le cumul de postes dans les CA est limité par la CSSF. Tel n’est pas le cas des Soparfis qu’aucune autorité ne supervise. Souvent, le domiciliataire et deux de ses employés endossent le rôle de « Monsieur/Madame Substance ». En fait, ils jouent aux démineurs, puisque leur responsabilité civile et pénale est pleinement engagée.
Sam Tanson annonce que les Luxembourg Business Registers devraient voir leurs fonctions de contrôle (qui serait actuellement « sommaire ») et de répression étendues. Mais toucher au contrôle confraternel que les avocats, experts-comptables et notaires exercent sur eux-mêmes, reste politiquement impensable. Le Barreau couvre ainsi du secret professionnel les pratiques comptables offshore de certains de ces membres, et a opposé une fin de non-recevoir aux demandes de renseignements de l’Administration des contributions directes au lendemain des « Panama Papers ». Les avocats d’affaires ont réussi à défendre leur bifteck, le tribunal administratif estimant en première instance que le fisc avait commis « un excès, voire un détournement de pouvoir ». (L’affaire est actuellement en appel.) La situation est particulièrement cocasse pour l’oligopole des notaires, submergé par les flots de paperasses qui accompagnent la vie, largement fictive, des Soparfis. À 36 confrères/concurrents le contrôle des pairs y est particulièrement délicat. Après plusieurs admonestations du Parquet, les notaires commencent lentement à se réveiller. En 2019, ils ont rempli 51 déclarations de soupçon anti-blanchiment, contre six en 2018… et zéro en 2015.
La carte au trésor « Ce que montrent les journalistes, c’est que Luxembourg est une place financière ; ce n’est pas une breaking news », estimait Pascal Saint-Amans, ce jeudi sur Radio 100,7. Il volait au secours du ministre des Finances luxembourgeois qu’il appelle habituellement par son prénom. « Je comprends parfaitement le sentiment luxembourgeois d’être la tête de Turc de la France ou d’autres pays, et d’en prendre systématiquement plein la figure quoique vous fassiez, également si vous bougez dans la bonne direction. » Jusqu’à ce jeudi, OpenLux n’avait pas livré de révélations fracassantes. Du moins pas en Europe occidentale. Car comme le rappelle le Woxx (qui a joué le rôle de « fixer » local pour le consortium), OpenLux a sérieusement mis dans l’embarras des proches des présidents du Brésil et de la Serbie.
L’intérêt de l’enquête réside dans la cartographie détaillée qu’elle fournit d’un continent immergé. Jusqu’ici, on disposait d’éléments disparates sur la nébuleuse des Soparfis. Aux yeux de la comptabilité nationale, qui ne retient que les salaires des personnes directement employées, ce complexe ne pèse pas bien lourd en termes de valeur ajoutée. Entre 2013 et 2018, celle-ci serait passée de 392 millions à 583 millions, estime le Statec. « Substance » oblige, le nombre des salariés a quasiment doublé depuis Luxleaks : de 2 363 à 5 449 personnes entre 2013 et 2019. Un chiffre à mettre en rapport avec les 26 000 employés de banques. Mais, fiscalement parlant, l’État luxembourgeois est devenu accro aux recettes de ces sociétés boîtes-aux-lettres. Elles fournissaient plus de 700 millions d’euros au budget de l’État en 2014 et plus d’un milliard d’euros en 2017. (En 2012, ce montant n’avait été que de 486 millions.) Selon les calculs de OpenLux, le complexe des Soparfis pèserait « au moins » 6 500 milliards d’euros, soit plus que l’industrie des fonds (4 973 milliards d’actifs sous gestion). Elles restent une composante honteuse de la place financière. La campagne eisfinanzplaz.lu, qui tente de persuader les Luxembourgeois des bienfaits de leur place financière, préfère broder autour de « fintechs » et de « finance durable », en gardant un silence pudique sur le secteur des structurations financières.
Les catéchètes Dans le numéro de décembre de la revue scientifique Entreprises et histoire, le doctorant de l’Uni.lu, Benjamin Zenner, se penche sur le traitement médiatique que l’affaire de la Banco Ambrosiano a connu au Luxembourg. L’historien relève l’usage fréquent des pronoms possessifs (« notre » place financière, « notre » réputation) et note qu’en 1982, les critiques visant les holdings luxembourgeoises sont réinterprétées comme le fruit d’« une attaque orchestrée par les compétiteurs du Luxembourg sur la scène financière internationale ». Ce réflexe, qui mélange complotisme et mentalité d’assiégé, perdure. Ce mardi, les députés CSV, DP, LSAP, Verts et ADR se relayaient pour défendre l’honneur de la place contre les « attaques » et la « jalousie », en récitant sagement le rosaire : « know-how », « stabilité politique », « chemins courts », « multilinguisme », « triple A »…
Plutôt que des discours politiques, les députés firent des pitchs de commerciaux. En juillet 1929, le député socialiste (et futur ministre de la Justice) René Blum avait analysé le projet de loi sur les holdings comme jetant les bases d’« une espèce de féodalisme capitaliste ». En février 2021, le chef de la fraction socialiste, Georges Engel, se lança dans une défense de « ons Holding-Plaz ». Le député se départit un court instant du script de Luxembourg for finance, et se retrouva aussitôt sur la pente glissante : « Personne ne veut un dommage de réputation. Car un tel dommage de réputation est disproportionné par rapport à la plus-value économique minimale de ces clients douteux. » Seuls les Pirates et Déi Lénk osèrent troubler l’unité nationale. Visiblement agacé, Pierre Gramegna refusa de répondre à ces voix dissidentes : « Je ne veux pas gâcher le grand consentement ».
Le monde d’après La crise de 2008 avait précipité la fin du secret bancaire et de l’évasion fiscale low-cost. Les révélations Luxleaks avaient fini par désamorcer l’optimisation fiscale « agressive », à la limite de la légalité. Les armes de défiscalisation massive (les « hybrides », la « patent box ») et la fabrique à rulings furent en partie démantelées. Mais l’arsenal fiscal reste bien fourni. Quand, dans sa première réaction officielle, le gouvernement prétend que l’UE n’a « à l’heure actuelle identifié aucun régime fiscal ou des pratiques fiscales dommageables au Luxembourg », il prend quelques libertés avec les faits. Car la Commission européenne continue à régulièrement épingler le Luxembourg pour sa « planification fiscale agressive ».
La pandémie, avec les déficits qu’elle creuse et l’austérité qu’elle annonce, signera-t-elle l’arrêt de mort de ces schémas d’ingénierie fiscale ? Dès juin 2019, le directeur de la Banque de Luxembourg Pierre Ahlborn pressentait que la pression allait monter d’un cran. Dans un recueil de textes sur le Covid-19 édité par le think tank patronal Idea, le notable de la place bancaire écrivait que « la crise du Covid rendra encore plus inexcusable tout comportement nocif à la juste perception des impôts ». Dans son édito sur OpenLux, le directeur du Monde, Jérôme Fenoglio, compare l’évitement fiscal des plus riches à une « forme majeure de séparatisme ». Et d’estimer que le débat sur une harmonisation fiscale dans l’UE serait désormais « impératif ».
La cinquième colonne Les articles parus cette semaine dans Süddeutsche Zeitung frisent par moments la caricature : « Steueroase bleibt Steueroase ». On ressert au lecteur allemand le vieux plat sur cet incorrigible paradis fiscal qui aurait été inventé par Jean-Claude Juncker himself, le tout pimenté par du name dropping de footballeurs et de top-modèles. Le Monde tente de donner une image plus nuancée et de retracer ce qui a changé depuis Luxleaks. On admet ainsi que le Luxembourg « a tourné le dos à ses anciens rescrits fiscaux », « essuie les plâtres de la transparence » et « n’est plus l’eldorado fiscal pour multinationales qu’il était il y a dix ans ». Mais, par moments, on ressent comme une blessure narcissique. Quand les journalistes s’indigent que des « fleurons » nationaux ont des holdings au Grand-Duché, « comme si le Luxembourg possédait des petits morceaux de l’Hexagone ». Ou lorsqu’on critique qu’aucun État n’a accès au contenu complet du RBE, « pas même la France ». Ou quand on estime que l’activité des banques au Luxembourg serait quatre fois supérieure « à ce qu’elle devrait être ».
Le Monde fait mine de s’étonner de « l’insatiable appétit des Français pour les sociétés luxembourgeoises », et souligne que 37 des cinquante familles les plus riches passent par la juridiction voisine pour structurer leur patrimoine. (Dans son enquête baptisée « Luxfiles », Le Soir avait fait un constat similaire dès 2018 : 43 des cent principales fortunes belges disposent de holdings grandes-ducales.) Si le Luxembourg n’existait pas, la bourgeoisie européenne devrait l’inventer. « Les pouvoirs capitalistes dans les autres pays sont heureux que le Luxembourg existe », estime l’ancien directeur de l’Administration des contributions directes, Guy Heintz. « Et c’est un lobby qui a une réelle une influence dans les capitales. Quand je disais à mes interlocuteurs parisiens qu’ils pouvaient prendre des mesures anti-abus pour colmater des brèches fiscales, je me rendais compte que ce n’était pas du tout évident pour eux … Qu’eux aussi devaient faire face à des vents contraires. »