Par philanthropie, étymologiquement « amour de l’humanité », il faut entendre aujourd’hui les dons librement consentis par des ménages ou des entreprises en faveur de l’intérêt général. Presque partout dans le monde ils bénéficient d’incitations financières, dont on ignore quel rôle exact elles jouent dans les motivations des donateurs. Sont-elles vraiment nécessaires et si oui, jusqu’où les États peuvent-ils aller avant d’être accusés, sous le noble prétexte d’encouragement à la générosité, de faire des cadeaux aux riches ? C’est une des questions-clés que se pose l’OCDE dans un rapport publié le 26 novembre sous le titre Taxation & Philanthropy. Le contexte n’est pas neutre car, aux prises avec des problèmes budgétaires aggravés par la crise sanitaire, les pays octroyant des avantages fiscaux subissent d’importants manques à gagner. Les médias, qui font leur miel des activités caritatives des milliardaires, ont contribué à répandre l’idée que la philanthropie serait réservée à une élite économique et sociale. De fait, en 2019, le rapport Wealth-X, une enquête mondiale auprès des détenteurs d’au moins trente millions de dollars d’actifs montrait que la philanthropie faisait partie de leurs centres d’intérêt majeurs. Chez les moins de cinquante ans elle était en troisième position derrière le sport et la technologie. Entre cinquante et 70 ans, elle arrivait en tête ex-aequo avec le sport et au-delà de 70 ans elle écrasait toutes les autres occupations avec de plus de 49 pour cent de « pratiquants ».
En réalité elle est beaucoup plus répandue comme on peut le voir aux États-Unis où soixante pour cent des foyers donnent à des œuvres de bienfaisance, pour un total qui s’est élevé à 287 milliards de dollars en 2017 (année record) et où, en 2012, a été créé le Giving Tuesday, supposé faire pièce au Black Friday. L’Europe n’en est pas là. Mais selon une étude publiée en France en avril 2018, « les dons des particuliers déduits des impôts sont un phénomène de masse », avec quelque quinze pour cent des foyers fiscaux de ce pays en ayant déclaré, pour un montant total de 2,6 milliards d’euros en 2017, en augmentation de 70 pour cent en dix ans. L’étude confirme le lien entre le niveau de revenu et la capacité de don. Ainsi les ménages gagnant plus de 100 000 euros par an, soit environ un pour cent de la population, représentaient six pour cent des donateurs et 21 pour cent du montant total. Mais les ménages modestes, gagnant entre 15 000 et 45 000 euros, comptaient tout de même pour 58 pour des donateurs et quarante pour cent des fonds, soit deux fois plus que les plus aisés.
Les moins aisés ont l’embarras du choix pour trouver une œuvre caritative qui accueillera leurs dons. Et si les très fortunés ont leur « fondation de plein exercice » (un budget minimum de deux millions d’euros à donner est nécessaire, selon les experts) les autres riches pourront mettre en place une structure qui, tout en étant gérée de façon individualisée, sera abritée par une fondation reconnue d’utilité publique. C’est le cas de la Fondation de Luxembourg, créée en décembre 2008 sous l’égide de l’État et de l’Œuvre nationale de secours Grande-Duchesse Charlotte, qui ont fourni la dotation initiale de cinq millions d’euros. Dix ans plus tard les 80 fondations créées sous son égide, qui ont engrangé pour quelque 200 millions d’euros de « promesses de dons » contractuelles, avaient permis d’allouer 35 millions d’euros à plusieurs centaines de projets d’intérêt général au Luxembourg et à travers le monde. Début 2020 elle a été à l’origine de la création de la Fondation Covid-19 qui a déjà collecté près d’un million et demi d’euros.
Parmi les nombreuses études qui ont cherché à cerner les motivations des philanthropes, rares sont celles où apparaissent clairement les raisons financières. Mais à l’Essec, la deuxième école de management française, qui abrite depuis 2011 une chaire consacrée à la philanthropie où l’on exploite les derniers résultats de la recherche en psychologie, en économie, en sociologie et même en neurosciences, « le calcul coûts-bénéfices » fait bien partie des sept grandes familles de motivations philanthropiques, avec l’altruisme, le plaisir de donner, la recherche d’efficacité, la réputation, la réciprocité et l’obligation morale. Et à l’université de Genève, en inaugurant en octobre 2019 la chaire de philanthropie comportementale financée par les Fondations Edmond de Rothschild, son directeur Giuseppe Ugazio, dans un exposé intitulé Philanthrophy meets neurosciences a indiqué qu’une caractéristique de la philanthropie était la tension entre valeurs morales et motivations économiques. Parmi ces dernières figurent en bonne place les incitations fiscales. Elles s’expliquent par le fait que les principales causes financées, à savoir la lutte contre la pauvreté, l’éducation, la recherche médicale ou la culture, échappent à la sphère marchande tout en étant mal prises en compte par le financement public classique, via l’impôt. Il ne fait guère de doute qu’une partie des philanthropes sont attirés par les avantages fiscaux liés aux dons. Mais ils répugnent habituellement à le reconnaître, préférant donner à leur engagement une dimension plus noble.
Mais les chiffres sont têtus : aux États-Unis, la réduction des faveurs fiscales intervenue en 2017 avec le Tax Cuts and Jobs Act (TCJA) a fait baisser les dons de vingt milliards de dollars et diminué de 2,6 millions le nombre de donateurs dès l’année suivante. De nombreux hommes politiques et universitaires sont opposés à ces incitations, accusées d’accroître les inégalités. Un des plus virulents est le chercheur américain Rob Reich qui a publié en novembre 2018 un ouvrage intitulé Just Giving : Why Philanthropy is Failing Democracy and How It Can Do Better. Pour lui, la déduction des dons du revenu imposable, formule la plus répandue, est perverse car « un don d’un dollar peut après déduction coûter un dollar aux plus pauvres contre soixante centimes aux plus riches ». Ce qui revient selon lui à subventionner davantage les préférences des riches que celles des pauvres : ainsi cinquante pour cent des dons des plus riches financent l’éducation et la santé, une proportion qui est de seulement six pour cent chez les plus pauvres. En matière de soutien aux arts l’écart est encore plus net : quinze pour cent des dons chez les plus riches contre un pour cent chez les plus pauvres. Reich va plus loin en se prononçant pour la suppression des incitations fiscales. Selon ses termes, « la philanthropie repose sur l’exercice de notre liberté de disposer comme on le souhaite de notre argent. Je ne crois pas qu’il y ait besoin d’instaurer un avantage fiscal pour nous inciter à exercer cette liberté ».
L’OCDE elle-même a fini par s’émouvoir de la place prise par les motivations fiscales. Dans le document publié fin novembre, rédigé en collaboration avec le Centre en philanthropie de l’Université de Genève, l’organisation estime que le soutien des gouvernements au secteur philanthropique doit davantage tenir compte de leurs contraintes budgétaires et de leur politique sociale. Cette étude, la plus complète jamais menée sur les régimes fiscaux appliqués au secteur de la philanthropie, détaille les différents types de mesures d’encouragement accordées tant aux donateurs qu’aux entités philanthropiques elles-mêmes dans quarante pays et territoires. Elle constate une « augmentation du nombre de très grandes fondations philanthropiques privées créées par des personnes extrêmement riches qui peuvent de cette manière réduire sensiblement les impôts dont ils sont redevables ». Il en résulte un manque à gagner pour leurs pays de résidence, sans que l’on sache réellement si l’absence d’incitations aurait réduit significativement leurs dons. En d’autres termes il existerait un « effet d’aubaine ».
Pour l’OCDE, « les pays doivent veiller à ce que la conception de leurs incitations fiscales pour les dons philanthropiques soit cohérente avec leurs objectifs politiques sous-jacents ». Ainsi, ceux qui sont préoccupés par l’impact redistributif de l’avantage fiscal devraient accorder un crédit d’impôt, qui « garantira que le même avantage fiscal proportionné est accordé aux contribuables quel que soit leur niveau de revenu », ce qui va dans le sens des préconisations de Reich. Le rapport, qui a également examiné le traitement fiscal des entités philanthropiques, engage les États à « réévaluer l’intérêt de leur accorder des exonérations », car elles peuvent avoir des revenus commerciaux qui « n’ont pas de rapport avec le but légitime de l’entité ». Les nombreuses autres propositions formulées dans le document de 138 pages sont toutes marquées au coin de la prudence, car la ligne de crête est étroite : au nom de l’efficacité et de la justice fiscale, il ne faudrait pas, comme disent les Britanniques, « jeter le bébé avec l’eau du bain » avec une possible réduction des dons. C’est ce que concède Pascal Saint-Amans, directeur du Centre de politique et d’administration fiscales de l’OCDE, surtout connu pour sa lutte contre le secret bancaire, en rappelant que « la philanthropie joue un rôle important dans la plupart des pays, en apportant un soutien par l’apport de financements privés, à toute une série d’activités d’intérêt général, et cela est particulièrement évident dans le contexte actuel de la crise du Covid-19 ».