D’Lëtzebuerger Land : Monsieur Gramegna, vous avez présenté le budget voilà deux semaines. À côté des dépenses pour juguler la crise du Covid-19, vous revendiquez un investissement résolu dans la durabilité. Est-ce que vous voulez faire valoir une opportunité dans un contexte difficile ?
Pierre Gramegna : J’aime beaucoup cette manière de poser la question. Dans chaque difficulté il y a des opportunités. Cela peut sembler relativement banal, quand on a un déficit très important comme on aura cette année, de trouver quelque chose de positif. Dans une crise comme la pandémie que nous traversons, et avec les conséquences économiques et financières qu’elle pose, il convient de réfléchir un peu plus profondément. Comme je l’ai dit en conclusion de mon discours, les climatosceptiques ont été les grandes victimes collatérales de la pandémie.
Pourquoi dites-vous cela ?
On a bien vu que lorsque l’on ferme au moins partiellement les économies, la planète se porte mieux. Pas besoin d’épiloguer. C’est un fait. Cela nous encourage tous pour dire qu’on ne va pas repartir exactement sur le même pied. En faisant les mêmes erreurs ou en évitant de repenser les modèles économiques. La durabilité de l’économie ou plutôt sa soutenabilité, pour ajouter une dimension sociale, il faut en tenir compte. On a toute une série de mesures pour cela dans le projet de budget.
Notamment une taxe d’abonnement réduite sur les fonds d’investissement durables…
Un dispositif très clairement vert. On voulait agir en faveur des fonds d’investissement soutenables. C’est vite dit, mais ce n’est pas facile à faire. L’UE nous a heureusement facilité les choses… même si les négociations entre nous à 27 ont été difficiles, nous nous sommes mis d’accord sur la taxonomie. On a un cadre de référence européen qui pose des critères à retenir. Ça c’est la première chose.
Quelle est la deuxième ?
On a 4 700 milliards d’euros sous gestion au Luxembourg. Mis à part quelques fonds très très pointus et spécialisés, la plupart d’entre eux ne se sont pas posé la question de savoir s’ils ont des caractéristiques d’investissements qui remplissent les critères ou pas. Dans le modèle qu’on a imaginé, la taxe d’abonnement baisse de cinq points de base à un point de base, en proportion de l’augmentation des investissements verts. Le maximum de réduction qu’on peut avoir c’est à partir de cinquante pour cent. Si le fonds d’investissement remplit les critères sur ces cinquante pour cent, alors il ne paie qu’un point de base sur cette moitié des actifs. Si le fonds investit cent pour cent dans du durable, il payera un point de base sur le tout. L’idée est d’encourager les entreprises qui n’avaient pas ça comme critère de l’intégrer et, deuxièmement, plus elles font évoluer leurs investissements, plus elles peuvent en bénéficier. C’est une approche dynamique.
C’est bigrement compliqué…
Oui. On a l’impression que c’est vraiment lourd comme système. Il faut désigner, justifier… Mais les entreprises devront le faire de toute façon si elles veulent se donner un label d’investissement vert. Elles auront toujours une obligation de reporting, de faire une déclaration a posteriori qui démontre qu’elles ont investi comme elles l’avaient annoncé. Faire ce reporting permettra de gagner la réduction sur la taxe d’abonnement.
Cela implique des compétences. Envisagez-vous des retombées positives de ces nouvelles réglementations intégrant le concept de durabilité ?
C’est un bon exemple de ce qu’on peut faire. Nous avons en tant qu’État choisi un emprunt soutenable aussi. C’est le même raisonnement. On s’engage au début à respecter un cadre, le cadre européen, la taxonomie, mais aussi les principes de l’Icma (International Capital Market Association), plus le respect des objectifs de développement durable des Nations Unies. Ceci est le cadre qu’on se donne. L’argent qu’on emprunte sera investi exclusivement à ces fins et on aura une obligation de reporting en tant qu’État. C’est un changement de fonctionnement général qui est en train de se mettre en place. Il ne suffit pas de faire de belles déclarations. Il faut aussi démontrer ce qu’on avait promis et aussi faire le bilan énergétique.
Faut-il attendre d’autres mesures pour les prochaines années pour favoriser le développement d’une place financière durable ?
En nous donnant ce cadre pour les obligations durables début septembre nous avons déjà posé les jalons. Nous avons été les premiers à l’utiliser, mais c’est un cadre auquel pourront se rattacher tous ceux qui veulent émettre des obligations soutenables, vertes ou sociales. Nous nous sommes donné un instrument. Ce qui a eu le plus de visibilité, c’est peut-être l’emprunt, mais l’instrument d’encadrement est encore plus important.
Mais au niveau des incitatifs fiscaux, envisagez-vous d’autres instruments pour attirer de nouveaux acteurs de la finance durable ?
Ce que nous avons aussi c’est le Luxembourg Green Exchange. Une plateforme d’échange sur laquelle on retrouve plus de la moitié des obligations durables du monde. Elles se développent très vite. Nous sommes en octobre, ont été émises en cette année particulière cinquante pour cent d’obligations durables de plus qu’en 2019. Et la marge de progression est énorme. L’année dernière, moins de cinq pour cent des obligations qui ont été émises par les entreprises ou les États étaient durables. On peut faire beaucoup plus. Pour la place, c’est fondamental.
Pour autant l’Association des banques et banquiers dit dans sa newsletter que le budget 2021 manque de mesures spécifiques pour la transition énergétique et digitale. Qu’est-ce que vous répondez à cela ?
Je pense qu’on a pris certaines mesures cette fois-ci. Par exemple, l’introduction d’un amortissement de six pour cent pour les investissements des particuliers dans la rénovation énergétique de l’immobilier locatif. Le fait que pour la TVA, vous puissiez bénéficier du taux super réduit de trois pour cent dès dix ans après la construction (au lieu de vingt ans) pour une rénovation. Ce sont des mesures fiscales qui sont rattachées à la politique du logement. Où on a aussi des critères de maison passive… On voit que les mesures fiscales, les mesures pour le logement, les mesures pour la finance soutenable se complètent.
Oui, mais l’investissement immobilier devient moins intéressant. Est-ce que c’est une volonté de privilégier le vert à la pierre ?
Le changement de règle sur l’amortissement accéléré de l’investissement immobilier locatif complète effectivement le cadre. On avait un amortissement accéléré de six pour cent sur six ans et on passe à quatre pour cent sur cinq ans au-dessus d’un million d’euros. Pour le petit investisseur, le citoyen qui détient un patrimoine immobilier dont la somme des amortissements ne dépasse pas un million d’euros, le taux est de cinq pour cent sur cinq ans. Les détracteurs de cette mesure disent qu’on rend l’investissement dans l’immobilier moins attractif parce qu’on peut moins déduire.
D’autres diront que c’est plus juste…
Oui aussi, mais il faut regarder le contexte dans lequel a été prise la mesure en 2002. On voulait faire en sorte que l’investissement immobilier soit très attractif pour que le secteur privé investisse énormément dans le logement pour augmenter l’offre. Celle-ci a augmenté, mais pas assez. Après 18 ans, si la mesure avait créé un miracle, ça se saurait. En plus, six pour cent, à l’époque quand les taux d’intérêt tourn aient autour de cinq pour cent, vous pouviez dire que c’était un taux proche de celui qu’on paie sur l’emprunt. Maintenant on est à un pour cent. Cette mesure est devenue financièrement beaucoup plus attractive encore. Avec un tel écart de taux d’intérêt, on aurait dû avoir une explosion de l’offre. Cela n’a pas été le cas. Voilà pourquoi il fallait changer. Puis fondamentalement, aujourd’hui, au Luxembourg, investir dans la pierre, c’est un des investissements les plus lucratifs qui soit. Très bien. Mais en même temps les investisseurs en quête de bon placement vont chiper des logements à des primo-acquéreurs. Et cela favorise l’augmentation des prix immobiliers. Donc un cercle vicieux. C’est une mesure, peut être en tout premier lieu, destinée à réduire la course des prix.
Revenons au budget. Les stabilisateurs conjoncturels coutent cher. Et leur nécessité pourrait se prolonger au-delà de 2020. On se dirigerait vers un scénario défavorable. Comment le ministre des Finances envisage-t-il cette perspective ?
Nous avons reçu le feu vert de la Commission européenne pour prolonger la mesure de chômage partiel et d’autres comme les aides aux entreprises. Donc on va travailler sur les modalités dans les prochaines semaines. Il faut savoir que le fonds de relance et de solidarité pour les secteurs les plus touchés (restauration, tourisme, événementiel, hôtellerie et culture) est mis en place pour six mois. C’est en fait complètement contraire aux règles de la concurrence. La Commission vient de nous dire, vu la deuxième vague, qu’on pourra travailler là-dessus. On amendera éventuellement le budget pour tenir compte de ces ajustements.
Quelle est la marge de manœuvre budgétaire ?
On aura un déficit de cinq milliards d’euros cette année. C’est énorme. On aurait dû avoir des comptes à l’équilibre. L’année prochaine, on divise le déficit en deux s’il n’y a pas une nouvelle fermeture des économies à l’échelle européenne. Disons que le gros des mesures est quand même sur cette année, avec une partie sur l’année prochaine, ce qui crée bien sûr une certaine incertitude. On s’est endetté, oui, à peu près cinq pour cent de notre richesse, c’est beaucoup, mais par rapport aux autres pays européens, nous avons une proportion des plus basses. L’endettement allemand était au-dessous de soixante pour cent. Il va passer à 75 pour cent. Nous on part de 22-23 pour cent. On va arriver à 28. L’année prochaine à 29. La marge de manœuvre elle sert à ce niveau-là avec une grosse incertitude sur l’année prochaine. On n’annonce pas des réformes fiscales générales alors qu’on n’a absolument pas de visibilité.
Mais on a quand même une vingtaine de mesures ponctuelles cette année, réparties dans quatre-cinq catégories que sont notamment équité sociale et compétitivité, soutenabilité, logement et environnement. Les impacts budgétaires dans un sens et dans l’autre sont relativement raisonnables. Quand on parle d’une réforme ou d’une modernisation de la fiscalité, ce sont des enjeux et des montants beaucoup plus grands, que ce soit positif ou négatif. Il y a déjà des personnes qui sont favorables à l’augmentation de la pression fiscale, d’autres pour à un relâchement afin de favoriser la croissance. Par rapport à ces deux extrêmes, mieux vaut avoir du calme et de la prévisibilité.
Vous évoquez la justice fiscale. Au sujet de la réforme de la fiscalité des fonds d’investissement spécialisés. N’y aura-t-il pas des difficultés techniques à mettre en place ce prélèvement obligatoire de vingt pour cent, par exemple si les biens luxembourgeois partent dans un fonds irlandais ?
Ce point précis de la réforme a été plus complexe à élaborer qu’on ne le pense. J’ai été beaucoup critiqué parce que, depuis deux ans, on demandait quand cela allait arriver. Nous avons beaucoup travaillé sur le sujet et sommes arrivés à une conclusion relativement simple. Avec ce changement nous mettons fin à des abus évidents. Les FIS n’ont pas été faits pour ça (être utilisé par des investisseurs locaux pour défiscaliser location et plus-value, ndlr). Des gens judicieux ont utilisé cette structure qui était précieuse pour la boite à outils de la place financière. Le raisonnement est très simple. En principe les pays imposent les plus-values sur les immeubles et les loyers. Le Luxembourg ne l’avait pas fait dans ce cas précis, même si les fonds d’investissement étrangers détenant des biens immobiliers au Luxembourg étaient bien évidemment déjà soumis à une imposition. C’est pour ça qu’on avait un trou dans le gruyère. Or on a le droit de taxer l’immeuble luxembourgeois, loyers et plus-values, qui se trouve dans un véhicule fonds d’investissement spécialisé luxembourgeois.
Comment cela va-t-il s’organiser ?
Par cet artifice des FIS, il y a eu une exclusion qu’on répare. Dans la loi, on prévoit que ceux qui détiennent des immeubles au Luxembourg à travers des fonds sont obligés de le signaler à l’ACD. On a retourné le problème en disant, les personnes physiques signalent les immeubles dans les déclarations fiscales tous les ans. Les fonds auront l’obligation de signaler qu’ils détiennent des immeubles luxembourgeois.
Au niveau européen enfin, à l’eurogroupe ou à l’ecofin. Quelle est la teneur de la discussion, notamment vis à vis de l’action de la BCE ? Christine Lagarde rejetait encore la semaine passée la monétisation de la dette, mais une annulation partielle n’est-elle pas envisagée ?
Ce sujet n’a pas été évoqué de quelque manière que ce soit à l’ecofin ou à l’eurogroupe. Que ce soit très clair. Ça n’a même jamais été sous-jacent dans la discussion.
C’est un axe de discussion pourtant…
Certes. J’en évoque un autre, par la bande, dans certaines de mes interventions : On a mis le pacte de stabilité entre parenthèses pour 2020 et 2021. Très bien. Mais il va falloir se poser la question de savoir comment il doit être mis en place à la sortie, si on doit y mettre des bémols et des dièses. Comme on est en plein dans la deuxième vague, ce n’est peut-être pas le moment. Après un ou deux ans de pandémie, on regardera l’état des finances publiques de tous les pays membres et la réalité toute crue sera assez différente de l’époque avant Covid.
Vous discutiez déjà des réformes de l’UEM avant le Covid-19…
Je suis retombé sur un de mes tweets dans lequel je disais qu’il faudrait, dans le pacte de stabilité, considérer les investissements de manière différente des dépenses courantes. J’y tiens, je l’ai déjà dit. C’est tombé longtemps dans l’oreille de sourds. En 2008 on a renforcé la discipline budgétaire. On avait peur pour la stabilité financière, pour la santé des banques, etc. Mais un euro investi dans une route, un rail ou un satellite est traité de la même manière que des dépenses courantes. Et ce n’est pas bien. Parce que le déficit d’investissement de l’Europe, on ne l’a jamais rattrapé depuis 2008. Il faut encourager l’investissement.