Pour le pédiatre Aldo Naouri, « la vie d’un couple est faite de tractations, de transactions et l’argent est l’indice de la relation ». Pourtant, s’il existe de nombreuses études sur la manière dont se prennent les décisions au sein des couples, très peu d’entre elles ont abordé la question de la répartition des rôles des conjoints dans le domaine financier.
Mais des travaux intéressants ont été menés récemment sur un thème très voisin, car les sociologues et psychologues cherchaient à savoir si les conjoints conservent aujourd’hui une plus grande autonomie dans la gestion de leurs revenus.
L’institut français de la statistique (INSEE) a ainsi publié début novembre, sous le titre « Partage des revenus et du pouvoir de décision dans les couples : un panorama européen », les résultats d’une vaste étude menée sur quinze pays, dont le Luxembourg.
L’enquête permet de distinguer trois grands systèmes d’organisation des revenus des couples. Le premier, la mise en commun totale, signifie que tous les revenus sont considérés comme des ressources communes. « L’argent du ménage » est accessible aux deux conjoints et disponible aussi bien pour les dépenses communes que pour leurs dépenses personnelles. Dans le deuxième système, chaque conjoint conserve une partie de ses revenus pour en disposer comme il le souhaite. Il existe donc une distinction entre une ressource commune, à laquelle chacun des conjoints a accès, et l’argent personnel de chacun. Enfin, dans un dernier cas, les conjoints maintiennent leurs revenus totalement séparés et il n’y a pas de notion d’argent commun.
Ces trois catégories ne rendent cependant pas compte de la complexité des arrangements concrets au sein des couples : par exemple, en cas de mise en commun partielle, la contribution versée par chacun peut donner lieu à des comptes plus ou moins formels et précis, et quand les revenus sont totalement séparés, l’un des conjoints peut néanmoins prendre en charge toutes les dépenses communes.
Dans les quinze pays européens étudiés, les couples déclarent en majorité que tous leurs revenus sont mis en commun, mais avec des différences notables : en Finlande, cette pratique concerne seulement 53 pour cent des couples, et 63 pour cent en France, contre environ 90 pour cent en Espagne, au Portugal et en Pologne et presqu’autant en Italie. La proportion s’établit entre 70 et 75 pour cent dans la plupart des autres pays, comme le Luxembourg.
La mise en commun partielle concerne généralement de 17 à 23 pour cent des couples, mais elle en touche environ trente pour cent en Suède, en Finlande et au Royaume-Uni, contre seulement dix pour cent dans les pays du sud de l’Europe et en Pologne, un peu plus en Belgique.
Quant aux couples qui déclarent garder leurs revenus totalement séparés, leur part n’est le plus souvent que de cinq à dix pour cent, niveau atteint au Luxembourg. Elle est même négligeable dans le sud de l’Europe et en Pologne. Les exceptions sont l’Autriche et la France, avec respectivement 19 et 16,5 pour cent
Plusieurs facteurs sont favorables au « pot commun » intégral. Le mariage en premier lieu. Sauf en Europe du sud et en Pologne, où la mise en commun totale semble être une norme habituelle de la vie en couple, quelle que soit sa forme, elle est toujours nettement plus élevée chez les couples mariés. La France et le Luxembourg sont deux des pays où ce facteur joue le plus, avec deux fois plus de « bourse commune » dans ces foyers. Qu’ils soient mariés ou non, les couples récents (durée de vie à deux inférieure à cinq ans) sont moins nombreux que la moyenne à mettre leurs revenus totalement en commun (phénomène très marqué en France, au Danemark et en Allemagne).
La présence d’enfants a un impact moindre que le statut marital, mais augmente significativement la probabilité de mise en commun totale dans la plupart des pays étudiés, que le couple soit marié ou pas. Au Luxembourg près de 80 pour cent des couples avec enfants contre soixante pour cent des autres font pot commun, un des écarts les plus importants en Europe.
Inversement, les couples recomposés (ceux où au moins l’un des conjoints est dans une seconde union) sont moins enclins à mettre leurs revenus totalement en commun. Pour Sophie Ponthieux, l’auteur du document, « l’expérience d’une union précédente qui ne s’est pas avérée durable peut rendre les conjoints moins confiants dans la stabilité du lien conjugal et les conduire à une organisation plus autonome de leurs revenus respectifs, en conservant au moins en partie leurs revenus séparés ».
On observe également, dans la moitié des pays, un effet de génération : les personnes de 50 à 64 ans ont plus grande probabilité de faire totalement « pot commun » que les moins de quarante ans.
Toutefois au Luxembourg, en France, en Autriche, en Italie et en Pologne, ce lien avec l’âge n’apparaît pas et au Portugal et au Royaume-Uni, il tend même à jouer dans l’autre sens !
L’activité des personnes ainsi que leur niveau d’études jouent un rôle important. Dans les couples où les deux conjoints travaillent, surtout s’ils sont à temps complet, la mise en commun totale est moins fréquente que dans les foyers avec un seul emploi. Le Luxembourg fait partie des pays, avec l’Irlande, le Royaume-Uni et les Pays-Bas, où les différences entre ces deux catégories de couples sont particulièrement prononcées (85 pour cent de bourse commune quand il y a un seul revenu, moins de soixante pour cent quand il y en a deux).
Quand au moins un des conjoints détient un diplôme du supérieur, la mise en commun totale est moins répandue que si aucun des deux n’atteint ce niveau : la différence est faible en Allemagne, en Suède, au Portugal et en Pologne mais assez marquée au Luxembourg (80 pour cent de bourse commune quand il n’y a pas de diplôme, un peu plus de soixante pour cent avec au moins un diplôme). À noter qu’au Grand-Duché, la mise en commun totale est cependant plus fréquente quand c’est l’homme qui possède la formation élevée, tout comme au Royaume-Uni, aux Pays-Bas et en Belgique.
La proportion de ménages mettant totalement leurs revenus en commun est d’autant plus faible que leur niveau de vie est élevé, ce qui est cohérent avec l’éducation et l’activité : les couples les plus éduqués ont des revenus d’autant plus confortables qu’ils sont aussi plus souvent bi-actifs. Dans ces catégories sociales, les conjoints « accordent plus d’importance à leur indépendance mutuelle ou à des valeurs d’égalité ou d’autonomie ». Inversement pour les couples dont les revenus sont très faibles, la mise en commun les revenus s’impose davantage comme une nécessité.
L’influence du niveau de vie sur la mise en commun est très inégale entre les pays : elle est forte en Autriche, en Allemagne, en Italie, en Irlande et en Finlande, avec des écarts importants entre les couples modestes et aisés. Elle est faible ou inexistante en France, en Pologne, au Portugal, au Royaume-Uni et en Suède.
Deux grandes conclusions semblent pouvoir être tirées de l’étude. Les comportements internes des couples seraient indépendants des modèles institutionnels souvent utilisés (conservateur, social-démocrate, libéral) mais davantage influencés par des normes culturelles ou sociales. On remarque en effet que le « pot commun » est surtout répandu dans les pays européens de tradition catholique (Pologne, Espagne, Portugal) où le mariage est une valeur forte, même si les autres facteurs qui le favorisent ne semblent pas dépendre de la géographie.
En second lieu, « la conception unitaire du ménage » (où les décisions sont supposées prises par un décideur unique) est battue en brèche à la fois par la proportion non négligeable de couples qui ne mettent pas les revenus totalement en commun, et par celle des couples qui, tout en pratiquant cette mise en commun, conservent leur autonomie dans les décisions de dépenses pour soi. Comme l’avait noté Aldo Naouri, c’est la preuve que « l’indépendance financière et le couple peuvent faire bon ménage ».