Les conséquences de la réforme des aides financières pour études supérieures et de l‘abolition des allocations familiales au-delà de 18 ans se font peu à peu sentir. Et le mécontentement augmente

La main dans le sac

d'Lëtzebuerger Land du 02.09.2010

Schématiquement, sans même exagérer, les fils et filles des beaux quartiers, dont les parents sont directeurs d’une banque, d’une fiduciaire ou tous les deux enseignants en fin de carrière auront désormais droit à une bourse annuelle non remboursable de 6 500 euros pour leurs études, alors que le cadet d’une famille nombreuse aux revenus modestes se verra désavantagé par rapport à l’ancien système qui permettait d’additionner les différentes aides, sociales et fiscales. Dans l’ancien système, les familles bien loties n’avaient droit qu’à un prêt, remboursable. Désormais, l’argent de poche leur tombe du ciel, sans qu’ils n’aient rien demandé.

Dans son avis (pour lequel elle a dû s’autosaisir) sur le projet de loi n°6148, la Chambre des salariés avait calculé plusieurs modèles des conséquences de la loi – pour une famille avec un revenu annuel imposable de 40 000 euros et trois enfants, dont deux feraient des études universitaires, il lui vaudrait une diminution de 24 pour cent ou 5 500 euros au niveau des allocations – et en était arrivé à accuser la « profonde injustice sociale et inacceptable » du nouveau système. Les travailleurs frontaliers dont les enfants ont atteint 18 ans viennent, eux, de recevoir la lettre de la Caisse nationale des prestations familiales (CNPF) les avertissant que les allocations familiales allaient s’arrêter net le 30 septembre si leur enfant n’est plus scolarisé dans le secondaire ; exit aussi l’allocation de rentrée normalement versée en août.

Dans leur budget disponible, cela se fera sentir : moins 162 euros maintenant, auxquels s’ajoutent 186 euros mensuels d’allocations familiales pour un enfant. Plus la perte du boni pour enfant. Selon les estimations de l’OGBL, un ménage de travailleurs frontaliers risque ainsi de perdre plus de 3 100 euros sur l’année. Si, durant les discussions à la Chambre des députés, avant l’été, cela semblait peut-être encore théorique, c’est maintenant que le nouveau système se met en place – et que ces injustices deviennent flagrantes. Bien que le gouvernement aime à prôner une « politique sociale plus sélective », dans les faits, c’est le contraire qu’il met en œuvre. Et les concernés viennent de s’en rendre compte.

Durant l’été, les syndicats ont organisé la riposte. Un tract commun des cinq syndicats OGBL, LCGB, Aleba, FNCTTFEL et Syprolux revendiquant des « droits égaux pour toutes et tous les salariés ! » et « une révision fondamentale de cette loi », regrettant que, après l’introduction des chèques service, non exportables, et suite à ces nouvelles mesures, « la politique familiale remplit de moins en moins son caractère universel » et demandant à ce que le principe du « mêmes cotisations, mêmes droits » reste garanti au Luxembourg. Le même tract appelle à une manifestation de protestation contre « cette politique familiale peu sociale et discriminatoire », le 16 septembre à 17 heures place Clairefontaine. Parallèlement, une pétition avec ces revendications circule dans les entreprises, pétition qui est encore en cours jusqu’au 10 septembre, mais que Nico Clement, responsable pour la grande région du OGBL, qualifie déjà de « grand succès », estimant qu’elle a recueilli plusieurs milliers de signatures. Même si, comme le confirment les délégués dans les entreprises, il est difficile de la faire signer par les salariés résidents, qui ne se sentent pas directement visés par ces mesures.

« La société est désormais divisée, regrette Jean-Claude Reding, le président de l’OGBL, J’ai toujours averti les responsables gouvernementaux, notamment le ministre de l’Enseignement supérieur François Biltgen (CSV), en amont de la réforme, que cela allait mener vers des tensions dans la population. C’est ce que nous constatons maintenant. » Le fait que le Premier ministre Jean-Claude Juncker (CSV) ait réagi de manière aussi irritée, voire agressive à la question lors de son dernier briefing, le 3 août, accusant les syndicats d’exacerber les oppositions entre nationaux et frontaliers, prouve alors peut-être qu’il se sentait pris la main dans le sac.

Car même si, selon les estimations des syndicats, seuls quelque 6 000 ménages sur les 150 000 frontaliers qui viennent quotidiennement travailler au Luxembourg, seraient directement concernés par la perte des allocations familiales, ils réagissent tous ensemble de manière épidermique, se sentant « symboliquement » visés par ces mesures d’austérité. Ils n’ont certainement pas tout à fait tort, depuis plusieurs années, les politiques des grands partis, qu’ils soient de la majorité, CSV et LSAP, ou même de l’opposition, comme le DP, fustigent l’explosion des sommes des prestations sociales et familiales exportées par les frontaliers. Il y a six ans déjà, l’actuel président de la Chambre des députés, Laurent Mosar, alors encore simple député et rapporteur du projet de budget d’État 2005, y avait mis un accent de son rapport.

Or, les travailleurs frontaliers ne se sont jamais imposés : ils suivent seulement l’appel du marché de l’emploi et occupent ces postes dans l’économie que les nationaux désertent ou pour lesquels ils n’ont pas les qualifications nécessaires, notamment dans l’industrie et les services. Ils cotisent ici et contribuent ainsi en plus à financer le système social luxembourgeois. Que le grand-duché rembourse depuis mai trois mois d’indemnité de chômage aux administrations pour l’emploi étrangères pour tout travailleur frontalier ayant été licencié au grand-duché n’a d’ailleurs rien à voir avec de la générosité de la part des politiciens luxembourgeois, comme veut le faire sous-entendre Jean-Claude Juncker, mais c’est une obligation imposée par un règlement européen. Et si l’État luxembourgeois a versé, entre 2002 et 2010, 155 millions d’euros à la Belgique, ce n’est pas non-plus une largesse de grand seigneur, mais une compensation pour les moins-values de ces communes en impôts, que les frontaliers payent au Luxembourg – alors que les frais pour les infrastructures, routes et écoles, incombent aux communes dans lesquelles ils résident.

Mais revenons à la réforme des bourses d’études. Car, malgré le discours officiel de la majorité se réjouissant d’un « changement de paradigme » dans la politique de soutien aux études supérieures, qui considérerait désormais l’étudiant comme un « jeune adulte responsable et indépendant de ses parents », le projet de loi n°6148 est « avant tout une mesure d’économie » comme l’avait souligné le rapporteur Lucien Thiel (CSV), le 13 juillet, au tout début du débat à la Chambre des députés. Qui concéda que la réforme donnait l’impression que le gouvernement voulait assainir ses finances sur le dos des frontaliers – avant d’affirmer qu’il revenait en fait à chaque État d’assumer les frais d’études de ses ressortissants.

Selon les calculs qu’il présenta, l’État fait 74 millions d’euros d’économies en supprimant les allocations familiales et de rentrée au-delà de 18 ans (mesure qui vaut aussi pour les nationaux), mais dépenserait en contrepartie 55 millions d’euros en bourses d’études pour quelque 8 000 étudiants (17 700 euros maximum en bourses et prêts par étudiant, plus diverses aides spéciales). Déduction faite des 17 millions versés en bourses avant la réforme, cela ferait une économie de 36 millions d’euros – soit grosso modo dix pour cent de la somme que le gouvernement veut économiser à court terme sur le budget d’État.

À la tribune de la Chambre des ­députés, seuls Claude Adam (Déi Gréng) et André Hoffmann (Déi Lénk) critiquaient cette inégalité par rapport aux frontaliers, qui, contrairement aux nationaux, ne se voient pas accorder de dédommagement pour la perte des allocations familiales. Le président du LCGB et député CSV Robert Weber, sans prendre la parole, a voté contre le projet de loi, avec Les Verts et La Gauche. À la même occasion, les députés ont unanimement adopté une motion demandant à ce que les conséquences de la réforme soient analysées avant la fin de l’année académique.

Or, depuis l’entrée en vigueur de la loi, le 28 juillet, et notamment depuis que les frontaliers ont reçu le courrier de la CNPF, la pression monte : suite au lobbying des syndicats, tous solidaires (à l’exception de la CGFP), qui ont été relayés par les organisations-sœurs à l’étranger, plusieurs réactions politiques ont déjà paru. Ainsi, la sénatrice libérale belge Dominique Tilmanns estime que la suppression des allocations familiales pour les travailleurs frontaliers est contraire à l’esprit européen et demande à la ministre belge Joëlle Milquet à ce que le point soit discuté au niveau du conseil des ministres européens, présidé par la Belgique. Et le maire de Thionville, Bertrand Mertz, pour sa part a adressé une lettre de protestation à Jean-Claude Juncker.

Malgré tout le discours politique sur la valeur de la solidarité et de la ­collaboration grand-régionales, voilà les Luxembourgeois démasqués comme un peuple égoïste, qui, en temps de crise, n’hésite pas à prendre des mesures protectionnistes. Et qui, malgré les déclarations solennelles sur l’importance de l’intégration européenne, n’a pas de mal à développer un système social à deux vitesses.

Parallèlement au jeu politique et à la pression publique du 16 septembre, l’OGBL a en outre déposé, début août, une plainte pour non-respect du droit communautaire auprès de la Commission européenne, notamment les règlements sur la libre-circulation des travailleurs et l’égalité de traitement. Jusqu’à présent, le syndicat n’a pas encore reçu de réponse, même pas sur la recevabilité, mais il est bien décidé à poursuivre la procédure jusqu’au bout, qui serait une plainte à la Cour de justice des communautés européennes – sachant toutefois que cela pourrait prendre plusieurs années. Or, si les politiques nationaux s’orientent visiblement davantage aux intérêts de leurs électeurs qu’aux idéaux égalitaires – les frontaliers ont bon dos pour eux, parce qu’ils ne votent pas –, les sanctions contre une posture aussi sectaire ne peuvent venir que de l’extérieur.

La principale critique du Conseil d’État et de la majorité des députés concernait la vitesse avec laquelle le projet de loi a été forcé à travers les instances pour être adopté avant l’été, et pouvoir entrer en vigueur avec cette rentrée académique. « Mais je crois que le gouvernement a prioritairement voulu faire rapidement des économies, » suppose Jean-Claude Reding. Les services de l’OGBL constatent plus généralement un durcissement de toutes les administrations en rapport avec les versements de prestations sociales.

Ainsi, depuis le début de l’année, la CNPF a en outre arrêté le versement de l’allocation de naissance, 1 740 euros en trois tranches, aux frontalières, raconte Nico Clement, des travailleurs allemands s’en sont plaints lors d’une réunion avec le DGB mardi à Sarrebruck. Selon les règles en vigueur, cette prime est théoriquement réservée aux résidents, mais elle était néanmoins généreusement attribuée aux frontaliers. La ligne est donc désormais claire : rigueur et austérité. L’un dans l’autre, cela commence à faire beaucoup de perte du pouvoir d’achat.

Toutefois, si les mesures les plus drastiques concernent actuellement encore les frontaliers, ce serait une erreur de croire que ce sont les soucis des autres et que les Luxembourgeois l’auraient échappée belle : le projet de loi n°6166 sur les mesures fiscales relatives à la crise financière et économique vient d’être déposé au Parlement et sera un des premiers dossiers à évacuer à la rentrée. Il comporte les autres mesures décidées avant l’été : introduction d’une contribution de crise, augmentation de l’impôt de solidarité, baisse du forfait kilométrique... devant générer quelque 350 millions d’euros de recettes fiscales supplémentaires pour le budget de l’État.

josée hansen
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