Star toujours Il pleut averses. La ville est bouchonnée ce lundi soir, 14 octobre. Le Forum Geesseknäpp-chen a encore l’air bien vide à l’heure où sont censés arriver les mandataires. Pour ce dernier de quatre grands rendez-vous Juncker on Tour, le parti s’attendait à plus de monde et semble inquiet que la salle ne se remplisse pas. À Diekirch, à Grevenmacher et à Esch-sur-Alzette, le public fut bien plus nombreux, plus que le double, voire le triple, des 300 fidèles qui s’étaient déplacés lundi. C’est la troisième fois consécutive que le CSV mise tout sur son candidat tête de liste, son Premier ministre à la popularité incontestée, qui frise les 90 pour cent d’adhésion dans les sondages. Enfin, qui « frisait », puisque dans les derniers sondages, le Politmonitor TNS-Ires-RTL-Luxemburger Wort, de septembre 2013, les personnes interrogées le trouvent bien plus compétent (82 pour cent) que sympathique (73 pour cent, derrière Xavier Bettel, DP, et même Jean Asselborn, LSAP).
Jean-Claude Juncker est, sans conteste, « l’homme à abattre » dans cette campagne électorale. Là où Etienne Schneider, son challenger, joue les modernisateurs, la jeunesse pétillante d’idées, lui et son parti représentent l’immobilisme – « stabilité » selon leurs propres termes –, le renfermé, la gangrène de « l’État CSV ». Après les affaires consécutives Wickrange/ Livange, Cargolux, Frieden (entrave à la Justice) et Juncker / Srel, l’opposition politique a voulu sentir le vent tourner, le LSAP et les Vers surtout, le DP un peu moins, se mirent à rêver d’une coalition à trois, sans le CSV (26 sièges sur 60 actuellement). La bête est affaiblie, dans un guet-apens, réussira-t-elle à en sortir la tête haute dimanche ?
Vers 19h40, Luc Frieden, ministre des Finances, candidat tête de liste dans la circonscription Centre, prend le micro. Les sièges sont plus ou moins tous occupés désormais, ça a l’air assez plein, le brouhaha se calme. Présentation des candidats, quelques mots, une photo, applaudissements polis. Frieden insiste sur le côté « responsable » du CSV, qui concilierait éducation et emploi, économie et politique sociale... « L’avenir du Luxembourg doit être aussi beau que le fut le passé du Luxembourg, » essaie-t-il de s’élancer dans une rhétorique plus imagée, mais plus personne ne l’écoute : les équipes de tournage des télévisions étrangères traversent le couloir central en courant : il est 19h50, la star arrive. Entouré de quatre policiers, qui inspectent les lieux d’un regard vif, et accompagné de son désormais fidèle assistant Ady Richard (ancien du Wort), Jean-Claude Juncker fait une entrée de rock-star. Au premier rang ont pris place les actuels mandataires, les dirigeants du parti, les candidats, quelques elder statesmen (Jacques Santer, Jean-Louis Schiltz, Marie-Josée Jacobs...) et même la commissaire européenne Viviane Reding. Si on ferme ainsi les rangs, c’est que la situation est grave.
« Je reste ! » Qu’il le veuille ou non, Jean-Claude Juncker rejoue à chaque échéance aussi un peu la même mélodie : celle des sirènes de Bruxelles qui l’appelleraient vers d’autres cieux, mais auxquelles il résiste parce qu’il aime le Luxembourg et les Luxembourgeois. Comme en 2004 lorsque, quelques jours avant les élections, les Jacques Chirac et les Gerhard Schröder lui téléphonaient avec insistance avant « et même tout de suite après les élections » pour lui proposer de devenir président de la Commission européenne. Cette fois, c’est le Spiegel allemand qui lui livrait le même argumentaire : une semaine plus tôt, le 7 octobre, le magazine publiait, sous le titre « Pilgern nach Luxemburg », un reportage sur les tentatives de politiciens chrétiens-démocrates allemands de l’amadouer pour qu’il accepte de poser sa candidature pour devenir tête de liste pour la droite européenne et viser ainsi à nouveau la présidence de la Commission – faisant par là barrage aux socialistes et au très populaire Martin Schulz. « Et bien, je vous dis que cette fois-ci aussi, je veux rester au Luxembourg ! lance-t-il d’emblée au public au Geesseknäppchen. Je veux rester ministre d’État ici ! » Applaudissements enthousiastes. « Et même, ajoute-t-il après une pause, je peux tout à fait siéger durant cinq ans en tant que député, ce n’est pas un déshonneur ! »
La presse internationale ne comprend pas ce choix. Arrivés en nombre, les correspondants bruxellois des médias européens sont là pour lui, comme à chaque échéance. « Juncker est un des seuls visages de l’Europe, explique l’un d’eux. C’est difficile de parler d’Europe à notre public, mais Jean-Claude Juncker l’incarne, il représente quelque chose. » Après le discours de presque deux heures, ils se ruent sur lui avec leurs caméras et micros pour lui demander encore une fois, en allemand ou en français, les raisons de son choix. Les quatre policiers surveillent la scène, qui a tout de retrouvailles en famille. On se tutoie, on se fréquente. Jean-Claude Juncker est pour eux un proche, un familier. Cette proximité dont il a le secret est une des raisons pour sa visibilité sur le plan européen. « Juncker hat unsere Währung gerettet » (Juncker a sauvé notre monnaie) affirmait aussi Viviane Reding dans une interview au Luxemburger Wort samedi dernier, 12 octobre. Et : « Grâce à Jean-Claude Juncker, le Luxembourg est sans cesse au centre de la politique européenne et peut contribuer de cette manière à déterminer la prise de décision. » Pour bien prouver cette autorité, le dépliant publicitaire du CSV Op de Punkt d’octobre, distribué en toutes boîtes, le montre bras dessus bras dessous avec l’homme le plus puissant du monde, Barack Obama, souriant tous les deux, et, avec quelque distance, la femme la plus puissante d’Europe, Angela Merkel.
Le fonctionnement de l’État Si le CSV est sur la défensive aujourd’hui, si les élections anticipées sont organisées, cela n’est pas dû à la crise économique, pas même à sa gestion par le gouvernement, mais à une crise de confiance dans les institutions de l’État. Après les affaires des derniers mois, notamment celle qui touchait le fonctionnement de la Justice, son indépendance et les accusations émanant du Parquet que Luc Frieden, durant son mandat en tant que ministre de la Justice, aurait essayé de décourager l’enquête autour des attentats à la bombe des années 1980 – le Bommeleeër –, puis celle entourant le Service de renseignement devenu fou et le peu de contrôle exercé par le ministre de tutelle Jean-Claude Juncker himself sur ce centre névralgique de l’État de droit, le CSV est vulnérable du côté du fonctionnement de l’État. L’État serait, selon les reproches du LSAP, du DP, des Verts et de La Gauche notamment, gangrené par des décennies de règne ininterrompu d’un même parti (depuis 1979), qui a placé ses hommes et femmes de confiance à tous les postes stratégiques, dans les administrations et dans toutes les institutions.
Pour preuve cette lettre qui a fuitée de Jeannot Waringo, le directeur de l’Inspection générale des finances, qui a compilé l’augmentation des dépenses du ministère de l’Économie – tenu par les socialistes depuis 25 ans –, afin de servir le candidat CSV dans cette campagne. Jean-Claude Juncker esquive le reproche dans tous les médias : c’est la chose la plus normale qui soit que de demander des informations à son administration assure-t-il. Lundi pourtant, au Geesseknäppchen, il commencera son discours – après la petite excursion sur la politique européenne –, avec la réforme de l’État et de ses institutions, en premier lieu la Constitution, grand œuvre du CSV. Il y a plus sexy, plus fédérateur comme thème. Mais Jean-Claude Juncker a ce don rare de s’adapter instantanément à son auditoire : la moyenne d’âge du public est très élevée. Un tiers des électeurs du scrutin de dimanche ont soixante ans et plus, note le Statec (dans : Regards sur le profil des électeurs, n° 15, octobre 2013) et la circonscription centre est la plus âgée (34,8 pour cent).
Ordre et respect Ces électeurs-là veulent un État stable avec des institutions immuables et un CSV conservateur qui les défende. Jean-Claude Juncker chantera donc les louanges de la monarchie et du grand-duc – « nous nous battrons contre le démontage du grand-duc » scande-t-il, affirmant qu’il reste le chef de l’État et joue un rôle plus important que celui de prince charmant auquel le réduiraient les socialistes. Mais il défendra aussi la langue luxembourgeoise (« avec laquelle on peut aller bien loin »), la nationalité (« que nous n’allons pas brader »), la religion à l’école primaire (oubliant au passage de rappeler que le CSV promet de l’abolir dans l’enseignement secondaire), le droit du travail, les bonnes manières, l’ordre et le respect (pour la police) – autant de valeurs de droite, en contrepoids à des tendances « modernes » qu’offrirait la concurrence. Pour peu, on s’attendait à un cri de révolte contre le « littering » qui fait si souvent scandale dans la capitale. Au Life Bar, devant les jeunes, son discours aura été tout autre, tout comme il le fut en face-à-face direct à Etienne Schneider, mercredi soir sur RTL Télé Lëtzebuerg.
La dichotomie mouvement / immobilisme que le candidat socialiste Etienne Schneider et son parti ont développée dans cette campagne – eux étant les réformateurs – fonctionne à contre-sens au Geesseknäppchen. Ici, les militants sont pour cette « stabilité » prônée par le CSV, une continuité qui les rassure. Alors s’il faut accepter le mariage homosexuel comme concession – il s’agit avant tout de respecter l’amour entre deux personnes, leur explique Jean-Claude Juncker –, ils auront peut-être un « congé pour grands-parents » en retour. Ici, Jean-Claude Juncker se montre humain, prenant la défense des petites gens et des pays pauvres, prêt à avouer ses erreurs – par exemple celle de ne pas avoir accordé plus d’importance au contrôle du Srel. Mais il souligne aussi la nécessité de son engagement européen pour défendre le Luxembourg, voire aussi l’Europe dans le monde, ou la priorité qu’il accorde aux affaires d’État plutôt qu’au « prix des trottoirs et aux coqs sur les églises »
À sa descente de scène, après des salves enthousiastes d’applaudissements, et après avoir donné ses interviews, Jean-Claude Juncker est accueilli avec une bière fraîche par le secrétaire général du parti et maire de Bettembourg Laurent Zeimet (ancien du Wort). Qui sait que le score du CSV dimanche dépend toujours majoritairement de l’enthousiasme et de l’adhésion pour le Premier ministre. Juncker on Tour aurait aussi constitué la pièce maîtresse de la campagne si les élections s’étaient tenues à l’échéance régulière, affirme-t-il. Mais Laurent Zeimet souligne que le CSV ne se laisse en aucun cas enfermer dans un camp de droite, voire plus, même s’il s’affiche fièrement comme un parti conservateur.
Les indécis Les électeurs luxembourgeois sont non seulement en décalage avec la population générale – ils ne représentent que 57,4 pour cent de la population totale de plus de 18 ans, toujours selon le Statec –, mais en plus assez réticents au changement : 51 pour cent d’entre eux affirmaient dans le sondage Politmonitor évoqué plus haut qu’un gouvernement sans le CSV serait plutôt une mauvaise nouvelle. Ils se décideront assez tard, dans les derniers jours avant scrutin, pour leur choix, et le font prioritairement sur des thèmes durs comme l’emploi, les retraites, l’éducation et l’économie. Cette semaine, c’était comme si la stratégie de la tension du LSAP, du DP et des Verts était retombée. Même si les Verts continuent encore à plaider pour une coalition à trois, sans le CSV, le DP n’exclut plus de régner avec le CSV. Personne ne semble plus douter que le CSV risque de perdre des voix dimanche, y compris le cercle fermé du parti (qui affirme ne pas disposer de sondages pour des raisons de coût cette fois-ci), leurs estimations allant de quatre à cinq sièges. Mais il demeurerait largement le plus grand parti et garderait encore 21 sièges sur 60. Le LSAP, deuxième parti actuellement, en a treize et risque d’en perdre deux au profit de Déi Lénk. Ensemble, ils ne seraientt déjà plus qu’une toute petite majorité de 32 sièges.
Dans ce contexte de désescalade et après une campagne extrêmement intense et éprouvante, le face-à-face à la télévision mercredi prenait des airs d’armistice : Etienne Schneider et Jean-Claude Juncker avaient l’air de si bien s’entendre, d’être si largement d’accord sur presque tout qu’on se demandait presque pourquoi on allait voter dimanche.