Le Luxembourg a finalement émis son premier sukuk souverain le 30 septembre 2014. Certes, Londres a devancé de peu le Grand-Duché en émettant le premier sukuk souverain européen le 22 juin 2014. Mais le Luxembourg peut néanmoins se targuer d’être le premier pays de la zone euro à avoir eu recours à ce type de produit pour financer sa dette publique. C’est un argument marketing que les délégations luxembourgeoises sillonnant le monde pour promouvoir la place financière auront sans doute déjà utilisé lors de leurs visites dans les pays du Golfe.
Il y aujourd’hui plusieurs centaines de professionnels de la finance travaillant au Luxembourg et qui sont de religion musulmane. Un certain nombre d’entre eux souhaiterait voir se développer dans ce pays une industrie de la finance islamique. Ils auraient pour avantage compétitif leurs connaissances de la langue arabe et de la culture musulmane. Les plus religieux y voient une façon d’allier leur foi avec leur pratique professionnelle.
Chaque année, le Luxembourg accueille trois ou quatre évènements regroupant les professionnels du secteur. Il s’est constitué en 2013 une Association des professionnels musulmans du Luxembourg. Il est possible qu’un jour les pays voisins constatent avec surprise et un brin d’envie le développement de cette niche de la finance au Luxembourg. Or, si cela advient, cette position enviable n’aura nullement été le fruit du hasard.
L’histoire de la finance islamique n’est pas sans enseignements sur la façon de faire de notre pays pour tirer son épingle du jeu dans le concert des nations. Rappelons que le Luxembourg doit initialement sa prospérité à son incroyable succès dans la sidérurgie. C’est ainsi qu’en 1914, le Luxembourg était le cinquième producteur de fer derrière les États-Unis, l’Allemagne, l’Angleterre et la France.
Alors, comment se fait-il que le Luxembourg soit un précurseur en Europe pour la finance islamique ? Comme presque toujours, les entreprises, les aventures humaines sont fondées sur des rencontres. Et on peut sans doute dire que nous devons ce qu’est aujourd’hui la finance islamique au Luxembourg à la rencontre entre Dr ZetiAkhtar Aziz, gouverneur de la Banque Centrale de Malaisie, et Yves Mersch, ancien gouverneur de la Banque centrale de Luxembourg (BCL) et aujourd’hui membre du directoire de la Banque centrale européenne (BCE).
C’est qu’en bon Luxembourgeois, M. Mersch a sans doute compris, bien avant tout le monde, et en tous cas bien avant les Français, que si la grande part des milliards résultant d’excédents pétroliers entre les mains de musulmans se trouvaient dans le Golfe, la finance islamique, elle, s’inventait et se développait en Malaisie.
Quand en l’an 2000, Dr Akhtar Aziz devint la première femme gouverneur de la Banque centrale de Malaisie, M. Mersch était le premier gouverneur de la toute jeune BCL. En effet, celle-ci avait été fondée deux ans plus tôt, donc en 1988. Ceci était la conséquence de l’introduction de l’euro. Jusque là, le Luxembourg faisait monnaie commune avec la Belgique et n’avait pas de banque centrale.
Les deux personnages se sont sans doute rencontrés la première fois à la Banque des règlements internationaux (BRI) de Bâle. Cette institution, surnommée la banque centrale des banques centrales, héberge le Comité de Bâle, auteur des accords dits de Bâle et dont Bâle III est le dernier en date.
Notons ici que le Luxembourg était depuis 1974 un des treize membres fondateurs du Comité de Bâle. Il se trouvait là aux côtés des principaux pays industrialisés occidentaux du «Groupe des Dix». Ce Comité ne sera élargi à 27 pays qu’en 2009 alors que nous sommes en pleine panique provoquée par la crise bancaire mondiale. La Malaisie n’est pas devenue membre de ce club fermé pas plus que l’Autriche, la Finlande ou la Norvège. C’est dire que le Luxembourg a une place dans la finance internationale qui est infiniment plus importante que le nombre de ses habitants.
En 2000, quand Mme Aziz et M. Mersch se rencontrent, ils sont deux gouverneurs de banque centrale fraichement nommés et ils ont des intérêts convergents. Mme Aziz cherche des alliés puissants au lendemain de la crise asiatique de 1997 et M. Mersch est à l’affut de nouvelles opportunités pour le Luxembourg en utilisant la bonne vieille recette dite de la « niche de souveraineté ».
Le pays a commencé à utiliser sa souveraineté pour son intérêt et celui du grand capital dès 1929 avec la loi sur les holdings dites de 1929. C’est le succès que rencontra ce premier outil d’optimisation fiscale qui permit la mise en place des fondations de toute l’infrastructure juridique et de l’écosystème de fiscalistes internationaux et de comptables parlant plusieurs langues que nous connaissons aujourd’hui. Ceux-ci trouveront un allié de poids en la personne d’un gouvernement «business friendly» prompt à adapter les lois pour plaire à ses gros clients. La place financière luxembourgeoise n’est donc pas sortie du néant dans les années 80 mais elle était fondée sur cinquante ans d’expérience et de « track record » de fiabilité et de discrétion.
C’est ainsi qu’en 2002, la Bourse de Luxembourg est la première en Europe à coter un « sukuk », une obligation « shariah compliant ». Le pays adapte son cadre légal et règlementaire pour accueillir les produits de la finance islamique. L’Institut de formation des banques de Luxembourg (IFBL) organise une formation et décerne un diplôme en finance islamique. Les fonds d’investissement conformes à la Shariah s’installent avec les autres fonds.
Rappelons que le Luxembourg est la deuxième place financière du monde pour la domiciliation des fonds d’investissement après les États-Unis. Selon l’Association luxembourgeoise des fonds d’investissement (Alfi), il y avait en 2013 au Luxembourg 41 fonds islamiques avec quatre milliards d’actifs sous gestion, soit 1,6 pour cent du total des actifs des fonds au Luxembourg qui est de 2 500 milliards d’euros. Quatre milliards, c’est beaucoup et peu à la fois comme c’est d’ailleurs le cas pour la finance islamique au niveau global. Précisons ici que la finance islamique avec son total de 1 800 milliards d’actifs ne représente que 0,8 pour cent du total de la finance conventionnelle.
En 2011, le Luxembourg est le pays hôte du huitième sommet de l’Islamic Financial Services Board (IFSB), premier pays non majoritairement musulman à avoir cet honneur. L’IFSB est à la finance islamique ce que le Comité de Bâle est à la finance conventionnelle. L’IFSB fixe les principes et standards à suivre pour les banques, les assurances et les marchés de capitaux actifs en finance islamique. Il cherche par ces règles à assurer la stabilité de l’industrie de la finance islamique. La BCL est la seule banque centrale occidentale membre de l’IFSB. Cet organisme a été fondé en 2002 sous l’impulsion de Mme Aziz et la BCL en devient membre en 2009. En 2010, la BCL est la seule institution originaire d’un pays non majoritairement musulman parmi les fondateurs de l’International islamic liquidity management corporation (IILMC). Cette institution, également basée à Kuala Lumpur, vise à créer un pool de liquidités au niveau international qui permette aux institutions islamiques de se refinancer sur le marché international avec des produits conformes à la Shariah.
Quand M. Mersch est nommé membre du Comité Exécutif de la BCE en décembre 2012, un membre du personnel de la BCL me confiait son inquiétude quant à la poursuite par le Luxembourg de son agenda de finance islamique. Selon mon interlocuteur, le nouveau gouverneur de la BCL, Gaston Reinesch, transfuge de la Société nationale de crédit et d’investissement n’aurait que peu d’intérêt pour la finance islamique. L’émission du premier sukuk souverain luxembourgeois le 30 septembre 2014 montre que le Luxembourg reste déterminé à être présent dans la finance islamique. On attend maintenant l’ouverture de la première banque islamique. Un projet est depuis plusieurs années dans les cartons mais tarde à se concrétiser. La Commission de surveillance du secteur financier (CSSF) s’est préparée à accueillir ce type d’institution en recrutant des professionnels de la finance islamique.
On voit de ce qui précède que le Luxembourg est engagé depuis 2002 dans la finance islamique et que cet engagement survit aux changements de personnes et de gouvernements. On peut donc raisonnablement compter sur le Luxembourg pour être un acteur de la finance islamique dans les années qui viennent.
Maintenant qu’on a dit ça, le citoyen est en droit de se demander : « Et alors ? ». Oui, et alors ? Qu’est-ce que ça change ? Certes, on entend dire « finance islamique », « shariah », « sukuk » dans les gazettes. Mais, pour la plupart des gens, quel impact ? Quels emplois ? Je connais pour ma part une poignée de professionnels qui travaillent dans le domaine. Sont-ils à plein temps ? Perçoivent-ils un revenu décent de leur activité de finance islamique ?
Voici quelques pistes de réflexion pour une finance islamique qui fasse (vraiment) une différence. Les critiques de la finance ou de l’économie sont généralement confrontés à la question suivante : est-il seulement possible de faire autrement ? Alors, comment la finance islamique pourrait-elle faire une différence ?
La doctrine islamique sur l’argent et la fortune se fonde sur trois piliers : un interdit, l’intérêt sur les prêts ; une obligation, le prélèvement d’un impôt annuel sur la fortune de 2,5 pour cent ; et une incitation, donner généreusement de son surplus. Or, les banquiers ont travaillé activement à proposer des produits contournant l’intérêt monétaire formel. Ces produits offrent le plus souvent des rendements réels supérieurs aux produits conventionnels et seraient moins risqués. C’est la quadrature du cercle en somme et on comprend que toutes les grandes banques du monde s’intéressent à la finance islamique. Mais, très peu de gens s’intéressent à la Zakat, l’impôt sur la fortune. Et quant à la générosité, soyons sérieux. Nous avons affaire à des banquiers tout de même.
Notre proposition pour une finance islamique digne de son nom et qui ferait vraiment une différence serait d’instituer le prélèvement obligatoire de la Zakat sur les fonds domiciliés au Luxembourg. Ainsi, les investisseurs seraient assurés non seulement que leur argent est investi en respectant les règles éthiques de l’islam mais qu’eux-même sont bien en règle avec le paiement de leur Zakat.
Sur les quatre milliards domiciliés aujourd’hui, le prélèvement annuel serait de cent millions. Cette somme serait confié à une « Maison de la Zakat » qui aurait pour mission de distribuer l’argent dans le courant de l’année. Pourraient bénéficier des largesses de ce fonds tout résident luxembourgeois adulte dont les dépôts sur ses comptes bancaires ne dépasseraient pas de façon permanente le seuil à partir duquel on devient soi-même imposable à la Zakat. Ce seuil est indexé sur l’or et l’argent et au cours actuel, se situe aux alentours de 3 000 euros.
Ce fonds lutterait ainsi contre la pauvreté, celle des familles mono-parentales, des nouveaux arrivants, cette pauvreté invisible mais bien réelle du Grand-Duché de Luxembourg. La Maison de la Zakat pourrait aussi prêter sans intérêt à des personnes qui voudraient se mettre à leur compte pour échapper au chômage.
Cet impôt est un outil de redistribution de la fortune du haut vers le bas, une mesure de justice sociale. Le terme « Zakat » a une connotation de purification. La fortune devrait être purifiée par ce prélèvement pour être légitime.
Les investisseurs bénéficieraient au sens spirituel du bien qui aura été fait aux pauvres du Luxembourg grâce à leur investissement. Cela compenserait partiellement l’avantage fiscal que la délocalisation de leurs avoirs leur procure. Tout le monde pourrait mesurer l’impact de cette redistribution à la lecture du rapport annuel que la Maison de la Zakat rendrait public.
Il doit être bien clair que la Zakat n’est pas optionnelle. Son prélèvement devrait être inscrit dans la régulation luxembourgeoise des fonds qui voudraient se targuer d’être islamiques et être domiciliés au Grand-Duché.
En islam, l’incitation à la générosité se retrouve dans le concept de l’aumône perpétuelle. Le donateur perçoit le bénéfice spirituel de sa bonne action au-delà de la fin de sa vie et ceci tant que son aumône produit ses effets. Le plus classique exemple de ce type d’aumône est le don pour l’acquisition d’un lieu de culte. La prégnance de ce concept chez les musulmans explique qu’une bonne dizaine de milliers de lieux de culte aient pu être financé en Europe lors des quarante dernières années pour un montant cumulé de plusieurs milliards d’euros. La capacité de donner des musulmans est bien réelle.
L’industrie de la finance islamique changerait réellement quelque chose dans la vie de beaucoup de gens en leur permettant l’accès à la propriété de leur logement principal à prix réduit. Tout le monde s’accorde à dire que le Luxembourg en a bien besoin. La piste de réflexion que nous proposons serait la suivante. Les banquiers islamiques pourraient proposer à leurs riches clients de donner ou de léguer une partie de leur patrimoine à des fondations charitables qu’on appelle Waqf en terre d’islam.
Ces fondations auraient pour objet d’acquérir du foncier constructible afin de sortir les terrains du marché. Elles mettraient les terrains à disposition de nouveaux accédants à la propriété pour que ceux-ci y construisent leur résidence. Le propriétaire du logement bénéficierait d’un bail emphytéotique de cinquante ans renouvelable une fois sur le foncier. Il paierait à la Maison de la Zakat un droit d’utilisation de la terre en fonction de ses possibilités (revenus-charges).
L’impact de cette solution est que l’accédant à la propriété n’aurait à financer que la construction. Et on sait qu’au Luxembourg, le terrain représente de quarante à soixante pour cent du prix du logement. La contribution annuelle pour le terrain varierait en fonction, non de la localisation, mais des moyens des habitants. Le logement pourrait s’hériter mais la contribution pour le terrain serait variable en fonction des revenus et charges des occupants.
Les logements vacants verraient leur contribution d’usage du terrain fortement augmentée pour en accélérer la mise à disposition. La mise en location serait fortement taxée par le biais de la contribution pour le terrain. Avec les contributions collectées, la fondation pourrait aider les familles les plus nécessiteuses par des subventions. On lutterait ainsi pour l’accession à la propriété qui, sans dette, est un facteur d’indépendance.
Explorer ces pistes ou d’autres feraient que la finance islamique apporte réellement quelque chose de différent. Car aujourd’hui force est de reconnaitre que la finance islamique se préoccupe plus de la forme (éviter ou contourner l’intérêt) que du fond. Peu d’acteurs, professionnels ou clients, s’encombrent de l’exigeante éthique islamique quand il s’agit de donner. Le dilemme sur l’être et l’avoir ne concerne pas que les musulmans d’ailleurs.