Les gestionnaires de fortune parlent un langage feutré. En-dessous des euphémismes, le noyau de leur message se réduit à l’accumulation des richesses à travers les générations. La Compagnie financière de gestion (dépendant de la Banque de Luxembourg) « accompagne une clientèle fortunée dans la valorisation, la structuration et la transmission des différentes composantes de son patrimoine ». Belair House (qui fait partie du Groupe Bil) veut assister des familles « in the A to Z of protecting and growing their assets, generation after generation. » Sur les abribus, dans les pages des quotidiens et sur les écrans d’Utopia, le grand public découvrait il y a quelques mois la nouvelle campagne de KBL et l’amoncellement des problèmes haut de gamme de sa clientèle : « mon voilier à Monaco », « mon projet immobilier à Bruxelles », « la start-up de mon fils à Munich », « le MBA de ma fille à Londres », « ma résidence secondaire à Cannes ».
De paradis fiscal régional (la Suisse pour les pauvres) à centre pour ultra-riches rivalisant avec Londres et Genève. En vérité, peu croyaient que la place bancaire réussisse le saut dans la cour des grands. Beaucoup prédisaient la chute dans le vide. En 2013, McKenzie présageait la mort de trente à quarante petites banques. (L’étude commanditée par le ministère des Finances disparut illico dans les tiroirs). L’avocat fiscaliste Alain Steichen jugeait que seules 60 à 70 banques subsisteront dans les années qui viennent ». Quelques mois plus tard, le Statec estimait la saignée des dépôts à au moins quinze milliards d’euros. Des banques ont fermé, des clients sont partis, or les effets compensatoires ont été sous-estimés. C’est du moins ce qu’indiquent les derniers chiffres de l’ABBL, de la CSSF et de la Banque centrale du Luxembourg. Dans l’annus horribilis de l’échange automatique d’informations, les actifs sous gestion sont passés de 307 à 318 milliards d’euros, et fin juin 2015, les résultats des banques avaient augmenté de 2,8 pour cent par rapport à l’année précédente. Les Cassandres se sont-ils trompés ? Cela dépend à qui vous posez la question. Car, sur le terrain, il y a eu des gagnants et des perdants.
Pour ceux qui accueillaient les évadés fiscaux allemands, les temps sont durs. Les desks allemands se sont réduits comme peau de chagrin. Des décennies durant, les banquiers avaient patiemment tissé des relations avec des conseillers fiscaux de l’autre côté de la Moselle pour que ceux-ci passent discrètement leur carte de visite aux clients. Le 7 avril 2013, lorsque Luc Frieden annonça – malgré lui – la fin du secret bancaire, la valeur de ces réseaux s’effondra. Ironiquement, l’exode des clients conduisit à des pics d’activité. Les banquiers durent dépenser beaucoup de temps et d’énergie pour gérer la liquidation des portefeuilles, creusant leur propre tombe comme des forçats. Deux phénomènes, pourtant liés, étaient ainsi désynchronisés : la fin du secret bancaire et le début des licenciements. Pour la délocalisation des systèmes informatiques, la même mécanique perverse joue : les uns viennent apprendre les techniques auprès de ceux qu’ils rendront bientôt superflus. (Pour décourager les sabotages sous forme d’arrêts maladie, des majorations de salaires sont prévues.)
Le nombre de banques allemandes a fondu : 72 en 1995, 63 en 2000, 37 en 2013, 28 en 2015. Le rapport sur les eurobanques allemandes de PWC se lit comme un long avis mortuaire. Un « Konzentrations- und Schrumpfungsprozess » s’exprimant par des fermetures (HSBC Trinkaus, BHF Bank AG, Landesbank Berlin, Frankfurter Volksbank International), des restructurations (HSH Nordbank, LBBW, Bank Sal. Oppenheimer, Nord/LB, Postbank), et des délocalisations (Banque LB Lux, Commerzbank). La Commerzbank avait joué sur le temps, tentant de faire disparaître les évadés fiscaux derrière des sociétés-écrans panaméennes, aggravant ainsi les infractions commises par leurs clients. En février 2015, le country manager de la Commerzbank Luxemburg donna une interview au Wort dans laquelle il expliqua que sa banque allait devoir se soumettre à une « cure d’amaigrissement » en délocalisant les entités de back office, où travaille la moitié du personnel, vers la Pologne. Parmi les employés luxembourgeois, certains seraient prêts à accepter les conditions de travail dans les pays de l’Est, déclarait-il… Puis d’ajouter : « Die meisten Mitarbeiter aber wohl eher nicht. » Les banques allemandes sont en voie de « succursalisation ». Elles perdent ainsi l’autarcie et l’indépendance conçues à la fin des années 1990 pour les isoler contre les attaques du Bundesministerium der Finanzen. Le secret bancaire est mort et 64 banques luxembourgeoises placées sous la supervision de la BCE dans le cadre de l’Union bancaire. À quoi bon dès lors maintenir une coûteuse SA au Luxembourg ? Seule la DZ Privatbank, qui emploie 850 salariés au Luxembourg, fait exception : c’est à partir du Luxembourg que sont gérées les succursales allemandes et suisses de la banque privée.
Un très grand client pour un millier de petits clients, l’arithmétique est vite faite : le départ des évadés fiscaux laissera des cicatrices. Fin 2014, l’Aleba avait fait une compilation de tous les plans sociaux depuis 2008. Le syndicat était arrivé à 57 plans sociaux et 2 739 licenciements. La vague des plans sociaux n’est pas passée. De nombreuses banques opèrent des licenciements « en douce » passant par des « company agreements ». Court-circuitant les syndicats, les directions discutent des départs en interne, en tête à tête avec les délégués du personnel. Quant aux résultats de ces négociations, elles sont confidentielles et peu filtre dans la presse. D’après les chiffres de la BCL, alors que les PSF et les Soparfi, eux, sont en ascendance, les banques connaîtraient leur sixième année consécutive de baisse de salariés. Mais, jusqu’ici, elle est moins grave que prévue ; le nombre d’emplois dans les banques est passé de 27 208 à la fin 2008 à 25 657 au 30 juin 2015. (Les employés du private banking sont passés de 6 783 en 2013 à 6 495 en 2014.)
Hans Hrechdakian, le directeur de la Bemo Europe, est optimiste. La banque, détenue majoritairement par les Obegi, une famille d’entrepreneurs libanais, vient de débourser plus de cinq millions d’euros pour acquérir la moitié d’un étage de bureaux, boulevard Royal. Ce sera le nouveau siège social du groupe Bemo, transféré de Paris à Luxembourg, et une quinzaine de personnes y travailleront d’ici la fin de l’année. (La banque vise le millier de clients.) La fin du secret bancaire ne cause pas d’insomnies à Hrechdakian. « La considération fiscale n’est pas importante pour nos clients », dit-il. Pour la simple raison que dans les pays du Proche-Orient, ils ne paient pas d’impôts (comme à Dubaï) ou très peu (comme au Liban). « D’autres considérations sont plus importantes, poursuit-il, dont la sécurité. Comme c’est une région d’insécurité, il est normal que nos clients recherchent un pays sûr pour une partie de leur patrimoine. »
La biographie de Hrechdakian en porte l’empreinte : né en 1954 à Alep, de nationalité belge, il grandit à Beyrouth qu’il est forcé de quitter avec son petit frère pour les États-Unis lorsqu’éclate la guerre civile. « Le premier réflexe de nos parents était de nous envoyer à l’étranger, en un lieu sûr. » Durant sa carrière professionnelle, il aura vendu des pesticides aux Saoudiens, se sera occupé de HNWI pour Merrill Lynch à Londres, avant de rejoindre la Barclays à Monaco (son CV énumère entre autres le « yacht financing »), avant de s’investir dans le marketing et la distribution de prêt-à-porter. En 2010, il finit directeur général de la Bemo. Un profil professionnel qui donne une indication de la nouvelle caste de banquiers internationaux que recherche la place financière aujourd’hui.
Autre argument de Standuert avancé : la succession. Hans Hrechdakian attend avec impatience la fondation patrimoniale, qu’il voit comme un trust « solide, sûr et européen ». Lors de son passage boulevard Royal, le président de la Bemo, Riad Obegi, avait loué le Luxembourg comme « Silicon Valley de l’innovation juridique. » Si la formule paraît hyperbolique, dans son essence elle dit vrai. En 2012, lors du Lëtzebuerger Juristendag, l’avocat Patrick Kinsch avait fait une esquisse du droit comme facteur de production : « La compétitivité du Luxembourg et le moteur de sa croissance ne vient pas (ne vient plus, et ne vient pas encore ?) de la vente de produits industriels, mais de la vente de produits normatifs particulièrement adaptés à la demande internationale – avec, bien entendu, les prestations de back office correspondantes. Cela est vrai dans les domaines les plus divers : droit et secrets bancaires ; droit fiscal ; droit des OPC ; droit des sociétés, des médias et communications… » Voilà ce qui explique le dynamisme (voire le clientélisme) dans ces domaines, qui contraste avec la lenteur dans les sphères comme le droit privé, jugées moins stratégiques.
Lorsqu’éclata l’affaire « Luxleaks », la place bancaire venait à peine de faire son deuil du secret bancaire. Les banquiers tentaient de se démarquer des Big Four en prétendant que le secteur bancaire et le secteur de la structuration internationale n’avaient rien à voir ensemble. Une séparation en partie artificielle. Car, dans la pratique, le bénéficiaire économique d’une holding et le HNWI d’une banque privée luxembourgeoises est souvent la même personne. Lorsque vous demandez à Hans Hrechdakian quels sont les principaux instruments financiers dans la tool box luxembourgeoise, il cite en premier lieu les Soparfi. « Nous-même sommes détenus par une Soparfi ; la famille Obegi est une Soparfi ! » Le Soir et L’Écho avaient été parmi les seuls titres à analyser le système de l’optimisation fiscale par le biais de leurs bénéficiaires économiques (comme la famille de Spoelberch ou les Wittouck et Ullens). Or même les riches familles du Moyen-Orient – ne payant pas d’impôt dans leur pays d’origine – doivent d’abord extirper les revenus de leurs participations européennes avant de les acheminer vers leur patrimoine privé. Pour diriger ces flux aux ramifications transfrontalières, le passage par le dédale d’entités luxembourgeoises (avec une holding regroupant les participations en guise de fil d’Ariane) reste la méthode de choix.
Quasi tous les family offices accrédités par la CSSF sont également actifs dans la domiciliation de sociétés boîtes aux lettres. L’éclosion tardive (et, pour l’instant encore timide) des family offices a eu un effet disruptif sur les vénérables institutions de la place bancaire. Dans leurs brochures, les family officers luxembourgeois se décrivent comme « architectes » ou « chefs d’orchestre » des patrimoines. Ils ont subverti la verticalité du modèle d’affaires des banques qui, du développement d’un produit à son marketing, contrôlaient la chaîne de haut en bas. Les employés des family offices sont souvent des ex-cadres de banques, des transfuges qui risquent d’entraîner avec eux une partie de la clientèle. Ainsi, les trois associés qui avaient fondé Arche, un des premiers family offices certifié par la CSSF, étaient-ils des ex-dirigeants de la Banque Privée Edmond de Rothschild. Une fois de l’autre côté (celui des clients, disent-ils), les ex-banquiers négocient avec les banques, juristes et auditeurs pour avoir le meilleur deal possible. Elles aident les HNWI à composer leur wealth management à la carte. Rien à voir donc avec les anciens évadés low-cost qui mangeaient les plats rustiques mis sur la table (le plus souvent des obligations), sachant qu’en dessert il y aurait toujours le secret fiscal. (À côté de ces multi-family offices, on trouve également des dizaines de single family offices. Il s’agit de conseillers – souvent des avocats – qui s’occupent d’un seul HNWI et s’improvisent bonne à tout faire.)
« Ils réduisent les revenus de la banque, tout en concentrant l’accès aux famille HNWI », dit Hans Hrechdakian à propos des family offices. Car les grandes fortunes ont un tout autre pouvoir de négociation (notamment sur les marges) et évitent de se retrouver entre les mains d’une seule banque. « Ils préfèrent rester indépendants ; ce qui est bon pour nous et difficile pour les banques », résume l’avocat fiscaliste Alain Steichen. François Pauly, le président de la Bil, reçoit un vendredi matin dans son bureau, un duplex encastré au dernier étage de la citadelle Bil qui surplombe la vallée de la Pétrusse. Le rôle de la banque risque de se réduire en simple utility, craint-il : « Le conseil est très important et complexe. Or qui fera l’advisory ? Le fiscaliste ? L’avocat ? Avec le banquier qui, à la fin, ne ferait que la transaction ? » Pour ne pas se faire shunter, la Bil a établi l’année dernière son family office à elle (Belair House), suivie peu après par la BGL. « Le banquier privé venu de Metz, de Trèves ou d’Arlon n’est pas forcément celui qui pourra traiter avec le principal exportateur turc de cacahouètes », dit François Pauly.
D’après la BCL, les dépôts des ménages provenant de la zone euro sont passés de 19,3 milliards en juin 2013 à tout juste seize milliards d’euros cet été. En parallèle, les dépôts venant du « reste du monde » (telle est la classification générique de la BCL) ont augmenté de 13,2 à 16,3 milliards euros. (Les dépôts ne sont que la partie émergée des patrimoines. Le Statec estime que seulement un quart des actifs dans le portefeuille d’un client non-résident serait constitué de dépôts, le reste étant investi dans des produits financiers divers et variés.) Dans les banques luxembourgeoises, le pour cent le plus riche – les clients qui ont plus de vingt millions d’euros en actifs – pèse 51 pour cent du total ; douze mois plus tôt, ils ne représentaient encore « que » 46,5 pour cent.
De la résidence fiscale des HNWI, les banquiers privés n’aiment pas trop parler. Il s’agit d’un sentier discret, qui, pour l’instant, n’attire pas trop l’attention des autres pays, n’attise pas la jalousie des Luxembourgeois, et dont il faudrait préserver la discrétion. Pourtant, l’évolution des dépôts des ménages résidents en donne un indice : plus 2,3 milliards entre juin 2013 et juin 2014, plus 1,7 milliard entre juin 2014 et juin 2015. (En deux années, les dépôts des résidents seront passés de 27,3 à 31,3 milliards d’euros.) Cet enrichissement subit ne saurait s’expliquer par le seul « on-shoring » de pactoles suisses pour échapper à l’échange automatique d’informations. (À l’avenir, les résidents luxembourgeois seront mieux protégés par le secret bancaire autochtone que par celui de la Suisse.) Il paraît plus probable qu’il s’agisse de nouveaux résidents fiscaux. « J’ai l’impression, dit le président de la Bil, que la tendance pointe vers une situation où la fortune, la famille et le travail seront regroupés dans une même juridiction. Ceci pour profiter des lois de la meilleure manière et le plus sûrement. Si on ne regroupe pas tout, on risquera de provoquer les autorités dans les deux pays. »
Les nouveaux résidents russes pourront louer les services de Ziffer Lu, une fiduciaire créée en 2010 et qui s’est improvisée family office. Elle s’occupe de l’administration de sociétés (incorporation, domiciliation, comptabilité) et de la relocalisation de leurs bénéficiaires économiques. (Le Grand-Duché, via ses entités à vocation spéciale, est le troisième investisseur mondial dans la Russie.) Aux nouveaux résidents fiscaux qui ont décidé de se rapprocher de leurs structures luxembourgeoises, Ziffer fournit des services de conciergerie qui vont de la connexion Internet à des adresses de shopping, en passant par les noms de docteurs russes. Parmi les candidats à l’exil fiscal, on trouve également beaucoup de Français : « Les élites françaises, estime un opérateur de la place financière, ne font pas confiance à l’État français. La France sera la prochaine Grèce, et les gens avec de l’argent le savent. Ils préfèrent prendre un second pied-à-terre. »