Elles les voient tous les jours et les connaissent bien. Il y a ce garçon qui n’a qu’un seul parka qu’il porte presque toute l’année, de septembre à mai, mais dont il soigne péniblement la propreté. Ou ces autres élèves qui ne peuvent pas partir en colonie de vacances parce qu’ils n’ont pas les équipements nécessaires, ne serait-ce que des chaussures de marche – une seule paire doit faire l’affaire toute l’année. Letty Reichling et Anouk Reuter sont assistantes sociales au Service de psychologie et d’orientation scolaires du Lycée technique du Centre et constatent une augmentation de la précarité matérielle de leurs élèves : un tiers d’entre eux, quelque 500, font une demande de subsides, dont 400 ont été accordés cette année, calculé selon l’indice social dépendant du revenu annuel net du ménage et du nombre d’enfants à charge. Ils reçoivent alors une aide de rentrée de 300 euros pour acheter des livres en octobre, plus une deuxième tranche de 300 à 600 euros en avril. Les enfants peuvent en outre manger pour un euro par repas à la cantine – une aide substantielle pour les familles pauvres, surtout celles qui ont plusieurs enfants à charge. « Cette aide est vraiment utile, constate Letty Reichling, parce que comme ça, les enfants mangent chaud et équilibré au moins une fois par jour. »
Lorsqu’elles sont au courant de situations de déprivation matérielle grave et de leurs conséquences, les assistantes sociales peuvent faire beaucoup pour les amoindrir ou fournir des aides ponctuelles, par exemple en ce qui concerne le logement. Mais souvent, les familles pauvres sont trop timides ou trop fières pour avouer qu’elles n’arrivent pas à assurer telle ou telle dépense. Par exemple en ce qui concerne les soins dentaires ou les lunettes – il faut beaucoup d’insistance d’un médecin de contrôle pour les convaincre que le problème d’un enfant ne sont pas ses capacités intellectuelles mais le besoin de lunettes, dont l’acquisition constitue une dépense considérable, hors de portée pour un budget déjà serré.
« De prime abord, on ne voit pas lequel des enfants qu’on croise dans la rue a des problèmes matériels, constate Paul Heber, le responsable de la communication du Comité luxembourgeois pour l’Unicef. On ne peut pas dire qui ne peut pas se payer une sortie au cinéma avec les copains ou inviter les enfants pour une fête d’anniversaire. Avec notre étude et notre travail, nous essayons de rendre attentif à ce phénomène qui est impalpable, invisible. » Dans le rapport Les enfants et la récession – Impact des la crise économique sur le bien-être des enfants dans les pays riches (Bilan Innocenti 12), l’Unicef tire un bilan alarmant de la dégradation de la situation des enfants dans 41 pays développés : entre 2008 et 2012, en conséquence de la crise, 2,6 millions d’enfants (en-dessous de 18 ans) furent entraînés vers la pauvreté, qui touche désormais 76,5 millions d’enfants dans ces pays. Au Luxembourg, le revenu disponible des familles s’est détérioré de manière significative, tombant au niveau d’il y a dix ans. Selon l’Unicef, 26,3 pour cent des enfants luxembourgeois vivent désormais au-dessous du seuil de pauvreté (contre 19,8 pour cent en 2008), soit dans des ménages dont le revenu ne dépasse pas les soixante pour cent du revenu annuel médian.
Alors tout de suite, il y a ceux qui pointent du doigt le fait qu’avec un tel revenu, aux alentours de 1 500 euros par mois pour une personne seule, on serait considéré comme riche en Grèce ou au Portugal – mais ce procès d’intention est de mauvaise fois, parce qu’un œuf, un pain, les pâtes, une paire de chaussures et surtout les loyers sont autrement plus chers au Luxembourg que dans ces pays-là. L’office statistique Statec dresse un portrait tout aussi noir dans son rapport Travail et cohésion sociale publié il y a un mois : 28 pour cent des ménages résidents y déclarent avoir des difficultés pour joindre les deux bouts ; pour les monoparentaux avec au moins un enfant à charge, cette perception, certes subjective, passe à plus de soixante pour cent. Plus de onze pour cent des travailleurs, donc de gens qui ont un emploi, sont encore sous le seuil de pauvreté, ils sont des working poor. La charge du logement est toujours perçue comme importante, des logements souvent petits, humides, voire insalubres, dans des contextes faits de nuisances sonores. Ces familles ne peuvent souvent pas partir en vacances, ne peuvent pas manger de repas à base de viande ou de poisson (ou équivalent végétarien) tous les deux jours ni faire face à une dépense imprévue.
« Les enfants se comparent toujours aux autres enfants, et voient ce que leurs copains de classe ont et pas eux, souligne Sandra Visscher, directrice d’Unicef Luxembourg. Ils ne vont pas se comparer à un enfant en Grèce ou en Afrique… » Elle s’inquiète surtout pour les conséquences psychologiques que la pauvreté et les soucis que se font les parents sur leurs difficultés matérielles (et que les enfants vont forcément ressentir), ont sur leur développement ou leurs résultats scolaires. « Il ne faut pas seulement se fixer sur les statistiques, qui ne sont qu’un outil de mesure, mais il faut voir les réalités qu’elles représentent. » Pour Sandra Visscher, l’évolution de ces taux est alarmante, surtout dans un pays riche comme le Luxembourg, qui devrait être exemplaire dans son combat : l’augmentation du taux est de 33 pour cent en quatre ans, calcule-t-elle, soit une augmentation de 8 000 enfants ayant glissé sous le seuil de pauvreté, portant leur nombre total à 32 000 enfants pauvres au Luxembourg. « Nous travaillons sur la base de la Convention des droits de l’homme, souligne Sandra Visscher, et ils sont clairement en danger ici : tous les enfants n’ont pas les mêmes droits au Luxembourg. »
Un constat que partage l’Ombudscomité fir d’Rechter vum Kand (ORK). « Dès que des enfants sont en jeu dans des contextes de pauvreté, les situations deviennent dramatiques, le résume René Schlechter, son président. Souvent, les familles bataillent et bataillent, mais elles n’ont rien à quoi s’accrocher et elles glissent toujours plus bas sur la pente. La précarité n’est souvent que gérée par des mesures tout aussi précaires. » Le comité voit au quotidien des familles qui ne peuvent pas payer des factures médicales parce que, illégales, elles n’ont pas de papiers, pas d’adresse officielle et pas de couverture sociale. Ou des parents en situation financière et légale précaire qui, en cas de divorce, commencent à ne plus pouvoir ou vouloir payer l’appareil dentaire de l’enfant, ou son équipement scolaire, et encore moins un logement décent. Souvent, il s’agit de familles récemment immigrées, parfois au chômage, qui vivent dans les logements exigus, à cinq ou six dans un appartement avec une chambre. Les normes des services sociaux imposant une chambre par enfant, il est alors impossible de les reloger, surtout les familles nombreuses, parce que de tels logements ne sont tout simplement pas disponibles sur le marché social.
« Au Luxembourg, la situation de l’enfant est toujours vue à travers le prisme de ses parents, toutes les aides qu’il peut recevoir dépendent d’eux », affirme Françoise Gillen, juriste à l’ORK. Or, pour le comité, il est évident que l’enfant n’a pas choisi sa famille, ni leur projet de vie (migration, mariage, divorce) et devrait en premier lieu être considéré seul, comme autonome, pour voir comment l’aider. « L’essentiel pour les enfants dans des situations précaires, c’est que tout soit fait pour qu’ils ne se sentent pas exclus. Parce qu’il ressentent immédiatement qu’ils ne sont pas comme les autres, même si leurs parents essaient de cacher leurs difficultés aussi longtemps que possible. » Alors pourquoi les classes de lycée doivent partir au ski, dont beaucoup d’enfants ne peuvent pas se payer ni le voyage, ni l’équipement, et seront en plus vite stigmatisés comme pauvres lorsqu’ils ne savent pas skier, alors que la cohésion du groupe serait autant soutenue par une semaine à l’Œsling ?
« Pour les familles sans argent, c’est simple, constate aussi Christiane Giovannoni, coordinatrice d’ATD Quart Monde, elles ne peuvent aller nulle part. Elles ne partent jamais de chez eux, même pas quelques jours dans la région. Les parents ne peuvent pas faire découvrir le monde à leurs enfants. Avec comme conséquence qu’ils ont, de génération en génération, une vision du monde qui est empreinte de peur. Ils se disent : ‘Ce n’est pas mon monde à moi !’ » ATD Quart Monde est un mouvement qui va à la rencontre de personnes très pauvres, souvent précarisées depuis des générations et extrêmement isolées dans leur situation. Contrairement aux immigrés récents, pauvres en arrivant mais qui ont la volonté de s’en sortir, les personnes qui sont en contact avec ATD Quart Monde ont déjà perdu cet espoir, mais se battent pour leurs enfants, pour qu’ils aient une meilleure vie qu’eux. Selon le Statec, ils sont presque deux pour cent de la population à être dans cette situation de dénuement.
« Or, affirme la responsable de l’ONG, on reconnaît les discriminations raciales ou celles fondées sur le sexe, mais la société ne reconnaît pas les discriminations pour cause de pauvreté. » Pourtant, « il tient vraiment au cœur de ces familles de pouvoir avoir les moyens d’élever leurs enfants, elles ne veulent pas être considérées comme de mauvais parents ! » Le système administratif et ses normes sont souvent froids et cruels, Christiane Giovannoni raconte des cas de familles qui, lorsqu’elles cherchèrent l’aide des services sociaux pour une urgence financière ou médicale, se virent menacées soit d’expulsion de leur logement, soit, pire encore, du placement de leurs enfants. Au Luxembourg, le placement des enfants est une mesure trop souvent appliquée, ajoutant une souffrance supplémentaire à la déprivation matérielle. « Il est souvent impossible pour les familles de s’en sortir de telles situations, ne serait-ce qu’à cause du logement. » Bien qu’en théorie, le système social luxembourgeois devrait pouvoir remédier à l’extrême précarité des familles pauvres, en pratique, il s’avère quasiment impossible d’y avoir recours. Selon l’assistant social qui accompagne une famille, son réseau de contacts et sa motivation, le destin peut changer du tout au tout. Et Christian Giovannoni de raconter la peur qui domine toutes les démarches de ces familles : « Elles ne savent souvent pas bien où aller, elles cherchent un lieu où il n’y a pas de risques que la réalité soit pire qu’avant ! »
Cette appréciation que le système social d’un pays riche comme le Luxembourg a certes beaucoup de mesures d’aide en théorie, mais qu’en pratique, elles ne fonctionnent pas toujours, est partagée par toutes les ONG en charge de la défense des droits des enfants. C’est pourquoi, sans vouloir définitivement prendre position, elles voient les mesures d’économie ou de réforme annoncées par le gouvernement lors du dépôt du budget d’État, notamment la révision à la baisse des allocations familiales pour familles nombreuses ou la suppression des allocations de maternité et d’éducation, avec inquiétude. Ce sont des aides essentielles pour les familles en pauvreté, parfois même les seuls revenus des familles. Encourager les femmes à aller travailler, c’est bien, mais si elles ne trouvent pas d’emploi, leur situation reste précaire. Le gouvernement a annoncé des compensations pour les plus démunis, sans préciser jusqu’à présent de quelles aides il s’agirait.
« Ce qui nous inquiète le plus, affirme encore Paul Heber d’Unicef, c’est qu’au Luxembourg, l’écart entre les plus riches et les plus pauvres se creuse de plus en plus. » Si, d’un côté, le gouvernement cible les Ultra High Net Worth Individuals avec toutes ses politiques fiscales, que le nombre de millionnaires résidents augmente, et que de l’autre, plus d’un quart de la population ne peut plus tenir le rythme et perd les pédales, l’image de la société luxembourgeoise est de plus en plus sombre et inégalitaire. « Un pays qui affirme vouloir miser sur l’avenir, qui est de tous les discours en ce moment, continue Sandra Visscher, doit avant tout miser sur les enfants ! Avec les ressources qu’il a, le Luxembourg devrait pouvoir opérer une redistribution sociale équitable de ses richesses. Dans ce contexte, nous ne sommes que l’avocat de ces enfants que l’on ne voit pas. »