« Qu'est-ce que je disais ? » demande la femme, de dos sur scène. On ne voit que son buste, ses épaules, ses cheveux, illuminés par les spots, le reste de son corps reste dans le noir. Quelques notes de piano, hésitantes, comme pour faire écho à cette quête de sens, cette hésitation dans le fil de l'histoire qu'exprime notre interlocutrice.
Parce qu'elle sera l'interlocutrice du public, Isabelle Bonillo, cette « femme tendre qui a peur de disparaître ». Son drame, c'est sa peau qui ne cesse de se multiplier, de devenir de plus en plus encombrante. Alors elle a peur de se noyer un jour sous des amas de peau. Jusqu'à ce qu'un homme mystérieux (Alain Holtgen) lui livre le secret d'un incroyable remède pour lutter contre ce rare mal : ce n'est qu'en racontant des histoires d'amour, des histoires intimes de façon si détaillée que l'audience en ressente des frissons, qu'elle peut endiguer sa maladie.
Alors elle raconte avec beaucoup de délicatesse et de détails des histoires d'hommes et de femmes qui s'aiment, de préférence leur rencontre, le premier baiser, celui qui trace « une petite ligne de bonheur » ou cette première nuit d'amour, où on « s'aime avec la peau », une lettre d'amour de 64 (!) pages écrite avec « la peau qui suinte ». Elle incarne tour a tour la maîtresse de Siegfried, de Jan, d'Edmond ou de Marguerite. Puis sort de son rôle, interpelle le public : « Est-ce que je suis assez précise ? », « Qu'est-ce que cela vous fait, que je vous raconte tout ça ? »
Plus qu'une pièce intimiste, plus qu'une suite de mélodrames fleur-bleus, La peau d'Elisa de la dramaturge canadienne Carole Fréchette est une pièce sur le théâtre, sur le poids des mots et le choc des images qu'il peut faire naître. Du méta-théâtre. « Lorsque le miracle se produit, lorsque ceux qui sont dans la salle et ceux de la scène accordent entièrement leurs respirations, cela procure un sentiment de plénitude incomparable, qui n'appartient qu'au théâtre, une émotion faite d'exaltation et de compassion pour l'expérience humaine », disait l'auteure lors de la journée mondiale du théâtre en 1999 (cité dans la feuille de programme).
Dans La peau d'Elisa, elle en fait peut-être un peu trop, casse trop souvent l'ambiance, l'intimité des scènes par la distanciation, les questionnements directs face public. Comme s'il fallait un mode d'emploi pour comprendre la construction de la pièce.
Car l'hommage au théâtre et, plus encore, à la langue, l'image du verbe comme antithèse du corps étaient si beaux. Ce n'est d'ailleurs probablement pas un hasard que Marie-Claire Junker ait choisi de mettre en scène cette pièce : son premier métier est maquilleuse, celle qui cache ou mag-nifie la peau des autres, et qui ici, au théâtre, a la possibilité de donner corps par le verbe, de faire corps avec le public. Et puis, il s'agit aussi d'une suite de saynètes intimes, un peu comme la dernière pièce qu'elle avait écrite et mise en scène, la saison dernière au Centaure, Le premier mardi de chaque mois, nous sommes heureux. Un peu comme si elle partageait avec Carole Fréchette le doute, la quête de l'émotion dans ce qu'elle écrit.
Les longs monologues ne sont pas une tache aisée pour l'actrice principale, qui est quasiment seule sur scène durant une heure et demie (avec juste quelques brèves apparitions de l'homme, Alain Holtgen, qui prend cela très au sérieux, met toujours son air grave d'enterrement), d'autant plus qu'elle est obligée de sortir de ses personnages à plusieurs reprises, de re-prendre le fil de l'une ou l'autre histoire. Isabelle Bonillo s'en sort, une fois de plus, avec brio, en cherchant l'émotion là où la pièce lui laisse assez de liberté pour jouer. Le décor, d'ailleurs, ne facilite pas les choses, au contraire - on a connu Soivi Nikula plus inspirée.
Alors, on sort de là avec un sentiment mitigé, comme si, quelque part, Carole Fréchette avait eu du mal à se décider entre écrire tout court et écrire pour le théâtre. Car par moments, même avec des histoires charnelles, racontées avec moult détails intimes, on a du mal a percevoir des êtres humains derrière la langue, derrière l'artifice. Comme si, à trop montrer ses coulisses, le théâtre perdait un peu de sa magie.
La peau d'Elisa de Carole Fréchette, mise en scène par Marie-Claire Junker, avec Isabelle Bonillo et Alain Holtgen, décor de Soivi Nikula, lumières de Véronique Claudel, décor sonore de Jacques Herbet, jusqu'au 19 mai les mercredi, vendredi et samedi à 20 heures ainsi que les jeudi et dimanche à 18.30 heures, relâche lundi et mardi ; au Théâtre du Centaure, « am Dierfgen », 4 Grand-Rue à Luxembourg ; réservations : tél. 22 28 28