Vertiges Entre 2000 et 2008, sur le marché immobilier luxembourgeois, le taux de croissance annuel était de neuf pour cent. Les mois précédant le meltdown financier mondial, les prix immobiliers étaient entrés en surchauffe au Grand-Duché. 2008 marquera un refroidissement de courte durée. Les prix reculaient (très légèrement), avant de reprendre leur envol, d’abord lentement (deux pour cent par an), puis de plus en plus rapidement (entre quatre et six pour cent). Cette tendance à la hausse peut sembler inquiétante. La Commission européenne y voyait en 2014 « une source de préoccupation », le FMI évoquait en mars 2015 des « poches de risque ». Pour les Luxembourgeois, il y a comme un mauvais pressentiment que les prix immobiliers ne soient pas « réels », déconnectés des fondamentaux économiques.
Salaires Et, en effet, si on suit les indicateurs internationaux, des déséquilibres apparaissent. Ainsi au Luxembourg et à l’inverse de la tendance observée ailleurs en Europe, les prix immobiliers augmentent plus rapidement que les revenus des ménages. Dans la première moitié de 2015, la progression salariale n’a été que de 0,8 pour cent (0,4 pour cent pour les salariés du privé), alors que les prix de vente des logements affichèrent une augmentation de 5,4 pour cent.
Demande Dans sa Revue de stabilité financière de 2015, la Banque centrale du Luxembourg (BCL) utilise d’autres critères, plus adaptés, dit-elle, pour sonder le risque de bulle. Pour commencer par la fin, la BCL conclut que « les risques liés au marché immobilier semblent contenus » : « Le risque d’une brusque chute des prix (…) est probablement limité, du moins à court terme ». La hausse des prix, la BCL l’explique par d’autres facteurs dont ne tiennent pas compte les indicateurs standardisés. Encore et toujours l’exceptionnel décalage entre offre et demande, creusé par l’accroissement spectaculaire de la population et l’afflux continu de nouveaux salariés.
Cet afflux est lié en grande partie au merveilleux destin de la place financière. Entre 2001 et 2011, 37 000 nouveaux ménages sont arrivés au Grand-Duché, or seulement 27 000 nouveaux logements furent construits. (Ces quatre dernières années, le solde migratoire a même dépassé la barre des 10 000 par an.) Depuis 2008, le nombre de nouvelles constructions a chuté, ce qui explique que le Luxembourg est un des seuls pays en Europe où le bâti existant se vend quasiment au même prix que le nouveau bâti. (En Allemagne, l’immobilier « second hand » coûte la moitié d’une maison neuve).
Tant que l’économie luxembourgeoise se portera bien – ou, plus précisément, mieux/moins mal que celle des pays voisins – les prix de l’immobilier augmenteront. L’incessant alarmisme quant à la fragilité du secteur financier a conditionné les autorités politiques à exaucer les moindres vœux de l’éternel malade imaginaire. Mais, historiquement, la résilience du secteur financier reste stupéfiante. Pour le géographe Claude Gengler, devenu directeur du Quotidien en 2014, les Luxembourgeois veulent « le beurre et l’argent du beurre ». Ils n’auraient pas assimilé le fait que le pays a changé : « Nous ne pouvons pas, comme micro-État, compter parmi les dix ou douze premières places financières au monde, bénéficier de salaires et de pensions élevés (enfin, pour la plupart) et payer pas cher nos terrains à bâtir, nos maisons et nos appartements. »
En cas de scénario chypriote ou islandais, et donc de licenciements massifs, l’impact sur le marché immobilier pourrait en partie être amorti par le « facteur frontalier ». Dans les années 1930, des économistes luxembourgeois proches des milieux patronaux (dont Paul Weber et Carlo Hemmer) avaient théorisé le rôle de l'immigration comme « soupape de sécurité » du marché du travail en temps de crise. Les frontaliers ont repris ce rôle, y inclus pour le marché de l’immobilier.
Offre L’excuse la plus paresseuse pour expliquer le manque d’offre est l’exiguïté du territoire. Car si le Luxembourg compte 218 habitants par kilomètre carré, la Belgique en totalise 364, la Sarre 385 et les Pays-Bas 395. (Les surfaces bâties représentaient 8,1 pour cent du territoire luxembourgeois en 2000 et 9,7 pour cent en 2014). Les raisons du manque d’offre sont multiples : la longueur des procédures, la faiblesse de l’État comme promoteur immobilier, le refus de construire dans la hauteur en milieu urbain, la résistance des propriétaires de terrains potentiellement constructibles à vendre, l’absence d’une taxe foncière réelle et, plus généralement, le manque de volontarisme politique.
Ces facteurs peuvent être interprétés de deux manières : comme signe d’incompétence involontaire ou comme stratégie politique qui vise à maintenir à son niveau élevé le patrimoine des électeurs (qui, à 83 pour cent, sont propriétaires), les marges de bénéfice des grands promoteurs et les hypothèques des banques domestiques. Cette grille d’analyse avait été adoptée en 2013 par Forum. Pour le mensuel, le marché immobilier n’était en fait pas un marché, mais « ein Wirtschaftsbereich der von Einflusskartellen organisiert ist. » Et de noter que, pour l’État luxembourgeois, il serait « womöglich ,vernünftiger’ und systemstabilisierender die hohen Preise stillschweigend zu akzeptieren und die Wohnbevölkerung durch direkte Beihilfen zu unterstützen. » Dans cette optique, le décalage entre offre et demande serait donc systémique et devrait perdurer, maintenant artificiellement les prix à un haut niveau.
Taux Alors que les prix montent et que les salaires stagnent, le financement passe par des prêts de plus en plus longs qui exposent les banques et font du Luxembourg une nation d’endettés. Au Luxembourg, écrit la BCL, les taux d’intérêts sur les prêts immobiliers « sont pratiquement les plus bas de la zone euro » (exception faite de la Finlande). La baisse du coût de financement – « beaucoup plus prononcée que dans les pays limitrophes » – combinée au faible rendement sur les comptes à vue ont poussé de nombreux ménages à s’engouffrer dans le marché immobilier ; depuis 2008, les crédits octroyés ont connu une croissance annuelle oscillant entre six et huit pour cent.
Traditionnellement, les Luxembourgeois juraient par le taux variable, véritable institution nationale. Encore récemment, 85 pour cent des Luxembourgeois le choisissaient, contre treize pour cent en France. Le taux fixe était ultra-minoritaire. Ces derniers mois, les deux taux se sont rapprochés. En avril, le taux fixe était tombé à 1,86 pour cent, contre 1,77 pour le taux variable ; l’écart n’était donc plus que de 0,11 pour cent. Désormais, les résidents luxembourgeois empruntent quasiment autant en taux fixe qu’en taux variable. Depuis le début de l’année, c’est donc une petite révolution qui a eu lieu.
Longtemps peu enthousiastes à développer le taux fixe, un produit dont ils se méfiaient et qu’ils connaissaient peu, les banques tentent désormais de s’assurer contre le risque d’une insolvabilité future. Car si tout le monde parle tout le temps de l’index, ce sont les fluctuations d’un taux variable non-plafonné (et donc des mensualités) qui font et défont le pouvoir d’achat. La BCL met régulièrement en garde contre les « risques d’insolvabilité de certains ménages en cas d’une forte progression des taux ». Dans l’édition 2015 de sa Revue de stabilité financière, la BCL évoquait le scénario d’une augmentation soudaine des défauts de paiements provoquée par « une forte hausse du chômage suite à un ralentissement économique ». En 2014, la Chambre des salariés (CSL) avait noté de son côté que « dans le scénario d’une reprise de la croissance de la zone euro qui s’accompagnerait, à terme, d’une hausse des taux d’intérêts, le danger est que certains ménages ayant souscrit un crédit hypothécaire à taux variable puissent rencontrer des difficultés pour faire face à leurs engagements. »
Exposition Presque 90 pour cent des crédits immobiliers sont détenus par cinq banques, écrit la BCL, sans pourtant les nommer (très probablement il s’agit de la BCEE, BIL, BGL BNP Paribas, ING et de la Raiffeisen). En cas de défaut de paiement sur les prêts immobiliers, les banques domestiques se retrouveraient dans une mauvaise passe. Pressentant cette menace et traumatisée par les exemples irlandais et espagnol, la CSSF avait publié en 2012 une circulaire. Elle y écrivait : « Pour les établissements actifs sur le marché domestique, il existe généralement une exposition concentrée sur le marché immobilier luxembourgeois. Un retournement significatif de ce marché, très difficile à prédire par ailleurs, serait de nature à porter atteinte à la stabilité financière de ces établissements et à impacter négativement l’image de la place financière ».
S’adaptant à la régulation internationale, la CSSF demanda aux banques un changement de script. Elle les invita de ne plus incorporer les conséquences « d’un scénario de récession économique légère », mais d’un « scénario de récession économique sévère mais plausible ». Elle les exhorta à viser « un rapport sain entre le montant du crédit accordé et la valeur des garanties obtenues » et à veiller à ce que les clients apportent au moins vingt pour cent de capital propre. (Dans les mois précédant la publication, une banque comme l’ING avait fait publicité en promettant des prêts couvrant plus de cent pour cent du prix d’achat, incluant donc les travaux de rénovation.) Dans les départements crédits, on assure que la circulaire a provoqué une « prise de conscience ». Or, la décision de la CSSF qui vise à renforcer la stabilité financière des banques, a comme effet secondaire d’exclure de l’accès à la propriété immobilière les jeunes ménages à revenus faibles, dont le seul espoir d’accès à la propriété passait par un endettement massif et de longue durée.
Patrimoine Le Luxembourg est un pays de propriétaires autant que d’endettés. Le patrimoine du Luxembourgeois moyen est de 800 000 euros, un niveau très élevé qui le place en tête européenne. Sans surprise, plus de 80 pour cent de ce patrimoine est constitué d’objets immobiliers (trente pour cent du patrimoine proviennent de résidences loués). Et sans surprise non plus, 58 pour cent des ménages au Luxembourg sont endettés, en moyenne à hauteur de 140 000 euros. En Europe, seuls la Finlande, la Chypre et les Pays-Bas ont des taux d’endettement plus élevés. Le Statec notait en 2011 que les ménages résidents étaient propriétaires d’objets immobiliers d’une valeur de 28 milliards d’euros. Les quatorze milliards d’euros de crédits hypothécaires à rembourser représentent donc la moitié de la valeur des objets immobiliers détenus par les ménages.
Psychosomatique Au niveau de certains quartiers des phénomènes de surchauffe locale peuvent apparaître à la manière de boutons de fièvre. En cause, trois éléments interconnectés : des intermédiaires sous-régulés, des attentes hypertrophiées des propriétaires et la compétition entre expats pour trouver à se loger dans les « beaux quartiers ». Car les firmes internationales recommandant quasi systématiquement à leurs employés hautement qualifiés de s’installer du côté de Merl-Belair-Hollerich ou de Limpertsberg.
Les agences immobilières accueillent tous les ans un demi-millier de nouvelles recrues sorties d’une formation accélérée proposée par la Luxembourg School of Commerce. Les agents (souvent embauchés comme freelances) doivent se différencier, être plus agressifs que les concurrents, s’assurer des mandats. Ils sont donc disposés à suivre les vœux les plus excentriques des propriétaires. Quitte à ce que des objets massivement surévalués pourrissent des mois sur athome.lu, en attendant l’acheteur pressé ou mal informé. « Den Dommen kënnt ëmmer », est une maxime qu’on entend chez de très nombreux agents. Les voisins ont vent des prix et s’en inspirent : ils se formeront une idée démesurée de ce que vaudrait leur bien immobilier. Et, peu à peu, vendeurs et acheteurs s’habituent à l’exceptionnel.