d’Lëtzebuerger Land : Monsieur Hempel, vous êtes sociologue de formation et travailliez dans l’agence immobilière de votre père avant de devenir, il y a quatre ans, directeur de l’AIS. Quelles étaient vos premières impressions au contact avec ce segment du marché ?
Gilles Hempel : J’ai vu des situations que je n’aurais pas pu m’imaginer. Certains propriétaires sans scrupules profitent effrontément de la misère des gens en louant à des prix abusifs quelque trou. Les locataires sont sans défense. Ils n’ont pas d’autre choix que de se soumettre, il faut bien habiter quelque part.
Monsieur Breuer, vous êtes travailleur social et vous êtes souvent sur le terrain pour mener des enquêtes sociales pour l’AIS. Lorsque vous avez commencé vos rondes, qu’est-ce qui vous a le plus frappé ?
Sacha Breuer : Je reste stupéfait devant l’élitisme qui règne parmi les propriétaires. La sélection des locataires se fait sur des critères de plus en plus exclusifs. Des salariés avec un CDD, en intérim ou avec un revenu de remplacement ne sont plus acceptés. Ces derniers temps, même les retraites d’invalidité deviennent un critère d’exclusion.
Dans le cadre d’un reportage, j’ai visité un studio en ville loué à 750 euros, c’est-à-dire plutôt bon marché. Pour la visite, l’agence immobilière avait réussi en quelques heures à aligner trente employés de la place financière. Comment voyez-vous cette concurrence entre expatriés et immigrés, entre employés et ouvriers ?
SB : A priori, l’ouvrier n’aura aucune chance. Il est probable qu’il ne mettra jamais les pieds dans ce studio, ne serait-ce que pour une visite, à moins que le studio ne soit situé dans un quartier mal fréquenté. Vous dites que 750 euros est plutôt bon marché et, comparé aux autres prix qui peuvent être demandés, vous avez raison. Par contre si vous ne gagnez que 1 500 euros par mois, cela devient déjà très délicat. Au Luxembourg, il existe une clientèle très solvable, et le marché s’y adapte.
GH : C’est un problème d’offre et de demande. S’il y a beaucoup de demande pour peu d’offre, non seulement les prix grimperont, mais, en plus, le propriétaire pourra choisir parmi une foule d’intéressés. Et s’il aura à trancher entre un employé avec un bon salaire travaillant dans le secteur financier et un ouvrier en intérim payé au salaire minimum, son choix sera vite fait. Il est interdit de discriminer quelqu’un sur base de sa couleur de peau ou de son sexe. Mais les gens qui sont pauvres sont discriminés de manière systématique, aussi sur le marché immobilier. Bien sûr qu’on ne peut pas dénigrer tous les propriétaires, loin de là, mais ils s’adaptent aux prix du marché. Après tout, qui voudra louer moins cher que son voisin ?
Quelle est dans ce contexte la responsabilité des agences immobilières ?
GH : Il ne faut pas la sous-estimer. Pour valoriser leur travail, les agences se font complices du diable et cherchent à présenter au propriétaire le locataire rêvé : le plus beau et le plus riche. Les autres candidats, les propriétaires ne les verront jamais, ils seront filtrés d’avance, souvent sans que le propriétaire ait à donner de consignes. D’ailleurs, je ne sais pas si vous vous en êtes rendu compte, mais quand les agents immobiliers parlent de leurs « clients », ils parlent le plus souvent des propriétaires, alors que ce sont les locataires qui leur versent la provision…
Discriminés sur le premier marché, ces locataires sont donc obligés de passer sous le radar et de se tourner vers le marché parallèle, informel… Comment fonctionne ce segment du marché ?
GH : Il y a des gens qui achètent aux enchères des baraques vétustes et y installent une dizaine de chambres en demandant pour chacune un loyer de 700 euros. Vous pouvez calculer vous-même le bénéfice qu’ils se font.
SB : Certains marchands de sommeil, qui accueillent des gens discriminés sur le marché premier, aiment à se présenter en Robin des Bois. En réalité, s’ils louent aux pauvres, c’est à de très mauvaises conditions et à des prix abusifs. Du côté des locataires, on a parfois l’impression d’un syndrome de Stockholm. Lorsque nous essayons d’arrêter les pratiques de certains propriétaires, ils n’osent pas s’associer à nos démarches. C’est une question de rapports de force. Surtout les gens qui viennent d’arriver sont très réticents à revendiquer leurs droits. Ils préfèrent se faire tout petits. Dans ces conditions, il est assez facile pour les propriétaires de maintenir les rapports de pouvoir.
Dans ce rapport de force, le droit ne joue-t-il pas ?
GH : En fait, le locataire est très bien protégé au Luxembourg. Mais tout le problème c’est de devenir locataire. Le droit du bail vous garantit que vous ne pouvez être mis à la porte du jour au lendemain, mais il ne vous garantit pas le droit à un logement décent.
Les différentes communautés d’immigrés, qui fonctionnent comme réseaux d’entraide, structurent-t-elles également le marché parallèle des marchands de sommeil ?
SB : Sur les contrats on voit le nom du propriétaire, et tout le Luxembourg y est représenté. Il y a des gens avec un grand patrimoine, genre un complexe hôtelier au fin fond de l’Ösling dont les chambres, manque de touristes, sont transformées en petits studios pour continuer à générer un profit. Ou des personnes issues de l’immigration qui se posent en intermédiaire pour ceux qui viennent de débarquer. En fin de journée on en voit de tout.
Sociologiquement, comment se compose la clientèle de l’AIS ?
SB : Nous opérons selon des critères de revenu et de problématique de logement. Sous ces critères se rassemblent toutes sortes de profils. Nous voyons défiler un condensé de la société luxembourgeoise ; que ce soit par les nationalités, les carrières professionnelles ou les histoires familiales. La moitié est de nationalité luxembourgeoise, l’autre étrangère, idem pour le rapport hommes-femmes. Une spécificité sont les nombreuses personnes monoparentales, car ce sont elles qui sont le plus exposées au risque de pauvreté
Géographiquement, y a-t-il des hotspots sociaux ?
SB : En général, les demandes viennent de tout le pays, suivant la répartition démographique. Mais, il y a certains quartiers, certaines rues, voire certains immeubles où on se rend régulièrement, où la détresse du logement est chronique. Il y a des maisons desquelles on a reçu des demandes de la part de quasiment tous les ménages y habitant.
Pourquoi ces immeubles ne sont-ils pas fermés par les autorités ?
GH : Ce n’est pas notre mission de traîner les propriétaires devant la justice. Mais s’il s’agit vraiment d’un taudis, nous informons l’office social ou le service des bâtisses. Mais tant que l’immeuble ne sera pas entièrement vidé, le bourgmestre hésitera à le fermer. Car il devra alors en reloger tous les habitants, qui, souvent, se comptent par dizaines. Or, les communes manquent de structures d’accueil adaptées. Les taudis restent donc debout et opérationnels. Même si nous arrivons à en faire sortir un locataire, le lendemain sa chambre sera relouée au prochain.
Quels sont les cas typiques que vous rencontrez sur le terrain ?
SB : Il y a des « classiques » : le marchand de sommeil qui loue des chambres sans cuisine ni salle de bain dans une arrière-salle de café. On peut aussi y rencontrer des familles entières. Un autre cas fréquent est celui du logement en surpeuplement, devenu trop petit, la famille s’étant agrandie au fil du temps par l’arrivée de nouveau-nés ou par regroupement familial. Enfin, je visite beaucoup de logements insalubres, humides ou mal isolés. Il arrive aussi qu’on visite des logements qui, officiellement, n’existent pas, parce qu’ils se trouvent dans une zone commerciale, dans une zone verte ou dans un grenier agrandi qui n’est pas recensé par le cadastre vertical.
Quelle est la pire des situations que vous ayez rencontrée sur le marché immobilier ?
GH : C’était à Bonnevoie dans un immeuble un peu délabré : cinq personnes y vivaient sur onze mètres carrés. Une mère, un père et leurs trois enfants. L’intérieur avait l’air d’un camping-car avec un lit double et un lit à deux étages. Toute la vie se déroulait sur ces lits : On y mangeait, on y faisait les devoirs à domicile, on y dormait. La famille avait accès à une salle de bain commune qu’elle partageait avec dix autres ménages. Elle y a habité pendant quatre ans, avant que nous les sortions de là. C’était connu des instances concernées, mais tant qu’aucun logement social ne se libérait, ils y restaient. Et des cas comme celui-là, il y en a beaucoup.
SB : On avait reçu une demande d’une famille à Kayl. J’y suis donc allé en voiture pour une enquête sociale. Je pense être passé devant l’adresse quatre ou cinq fois ; je ne pouvais simplement pas m’imaginer que quelqu’un puisse y habiter. C’était une petite cabane en pierre au beau milieu d’un pré. C’était comme entrer dans un autre siècle : Le plafond mesurait environ un mètre soixante et on chauffait encore au charbon. Il s’agissait d’une famille luxembourgeoise qui y avait vécu pendant des années et n’arrivait plus à en sortir. Nous en avons été avertis lorsque les autorités sont intervenues et ont fait placer les enfants dans un foyer. Or, les parents ont été laissés à leur sort. L’administration s’est contentée de leur dire : « Si vous voulez que vos enfants reviennent, il faudra que vous vous trouviez un nouveau logement ». Il n’y avait pas de problèmes d’abus ou de violence, il y avait juste un problème de logement. Leur situation financière ne leur permettait pas de trouver quelque chose sur le marché régulier.
Au Luxembourg, on retire la garde des enfants à cause de la situation de logement ?
SB : Protéger les enfants de situations de mal-logement extrêmes, c’est le rôle du juge de la jeunesse, on ne peut pas vraiment leur en vouloir. C’est par la suite que le système échoue en n’offrant pas les solutions d’aide aux parents pour que la famille puisse se réunir dans de bonnes conditions.
GH : Et, puis, il y a comme un engrenage : lorsque les enfants sont placés, les parents perdent une partie de leurs revenus – puisque les enfants ne sont plus comptés dans le ménage –,et les chances de trouver un logement correct deviennent encore plus petites qu’avant. Tant que les enfants ne reviennent pas, les parents ne pourront financer un logement décent, condition pour accueillir leurs enfants. C’est là que nous intervenons.
L’AIS gère actuellement 122 logements, quel est votre objectif de croissance ?
GH : Notre objectif à moyen terme est de 500 logements. Nous venons de signer une convention avec la Ville de Luxembourg qui nous finance deux postes, ce qui porte nos effectifs à sept temps plein et demi. Cela nous a un peu débloqué et nous permettra de croître de cinquante nouveaux logements dans les prochains mois.
Qui sont les propriétaires qui contactent l’AIS ?
GH : Ils se divisent grosso modo en trois catégories : des personnes âgées qui déménagent dans une maison de retraite, des gens qui héritent d’un bien immobilier et des propriétaires qui ont fait de mauvaises expériences avec des locataires et qui préfèrent désormais passer par un intermédiaire. Ce qui les réunit, c’est qu’ils ne sont pas investisseurs. Ils hésitent sur ce qu’ils pourront faire de ce logement. Ce qui prévaut est une motivation sociale mêlée à un désir de confort. Les propriétaires sont d’abord reconnaissants que nous les délivrions de cette charge. En fin de compte, on discute très peu du loyer.
Les investisseurs immobiliers de leur côté sont plutôt réticents ?
GH : Les investisseurs s’attendent à un rendement. Pour eux, l’AIS n’est pas intéressante ; ils pourront avoir plus d’argent sur le marché.
Qu’en est-il des acteurs institutionnels, comme l’Église catholique, qui compte parmi les plus grands propriétaires fonciers du pays ?
GH : Nous louons actuellement un immeuble à une fabrique d’Église et un autre à une congrégation. Certaines fabriques d’Église sont en train de rénover les anciennes maisons paroissiales, dont nous gérerons quelques-unes. Mais on ne peut pas dire qu’il y ait un lien privilégié.
Sur quelle base le loyer est-il fixé ? Sur base des prix de marché ?
GH : Non, nous prenons en compte le revenu des bénéficiaires. S’il s’agit par exemple d’un deux-pièces, alors l’appartement sera très probablement mis à disposition d’une mère ou d’un père monoparental. Pour calculer le loyer, nous déterminons combien de son revenu le locataire futur pourra raisonnablement dépenser pour ce logement.
Par la suite, vous passez visiter les locataires dans leur nouveau logement. Quels sont les principaux changements que vous constatez ?
SB : L’amélioration de l’espace de vie amène des bénéfices à court terme comme les notes d’école des enfants qui s’améliorent assez rapidement. Quant aux adultes, ils ont la tête plus libre pour se consacrer à la recherche d’un (nouveau) travail. Tous ont un espace dans lequel ils peuvent enfin s’épanouir. À long terme, on voit que de nombreuses personnes réussissent à sortir de situations précaires ou de surendettement.
Tous les trois mois vous passez voir les bénéficiaires. Les gens ne ressentent-ils pas ces visites comme une forme de contrôle social ?
GH : Nous avons une responsabilité vis-à-vis du propriétaire auquel nous avons garanti que son logement sera tenu correctement. Nous devons donc nous assurer si c’est bien le cas. Mais il s’agit aussi de soutenir le locataire dans son projet de vie. Cela ne se limite donc pas à un contrôle. Beaucoup sont d’ailleurs habitués à être encadrés par des travailleurs sociaux. Et nous ne débarquons pas à l’improviste, mais sur rendez-vous pour des visites qui ne durent normalement pas plus qu’une demi-heure.
SB : C’est bien sûr toujours un sujet sensible. L’aspect surveillance est présent, mais de manière latente. Il est important de sensibiliser nos bénéficiaires que nous agissons surtout dans leur intérêt. L’intégration sociale est au centre de notre travail. Après trois ans, il faudra qu’ils puissent se débrouiller sur le marché.
L’accord de coalition dit vouloir « encourager » le modèle de l’AIS « au niveau régional et local ». Quelle forme cet élargissement prendra-t-il ?
GH : L’AIS signera des conventions avec différentes communes, qui aideront à financer l’embauche de nouveau personnel. Mais d’autres acteurs, comme les communes ou des ASBL, auront, elles aussi, la possibilité de créer des structures semblables à celle de l’AIS et de toucher les mêmes subventions. Il s’agit donc de développer et de multiplier le dispositif de l’AIS.
L’extension de l’AIS sera aussi une expérience politique, puisque qu’elle ne pourra se faire qu’en collaboration avec les propriétaires…
GH : Je pense que cette niche du marché est relativement grande. Jusqu’ici, nous n’avons pas eu de problèmes à trouver des propriétaires. Même sans faire des campagnes publicitaires, des propriétaires continuent de se manifester auprès de nous. Au Luxembourg, nous avons l’avantage qu’il y a très peu de personnes âgées touchées par la pauvreté, car elles sont majoritairement propriétaires de leur logement. Et tous les jours, une mamie déménage dans la maison de retraite.