d’Land : J’aimerais revenir avec vous sur l’histoire de l’Université du Luxembourg. Une histoire à la fois longue (des cours supérieurs existaient depuis le milieu du XIXe siècle, un centre universitaire depuis les années 1970) et courte, puisque l’université fête ses dix ans cette année. Quel est votre souvenir le plus marquant dans le projet de créer une université ?
Erna Hennicot-Schoepges : Le souvenir le plus marquant est le moment du vote sans opposition au parlement et la loi entrant en vigueur après la dispense du second vote constitutionnel par le Conseil d’État. J’ai en effet été très soucieuse de l’organisation du débat parlementaire et feu. Nelly Stein, qui était la présidente de la commission parlementaire, y a apporté son concours par une programmation exemplaire des réunions de commission. Après seize réunions de commission c’était donc un soulagement immense quand le projet était voté. Ceci me laissait le temps de faire élaborer les règlements d’exécution et de mettre l’université sur les rails avant les élections de 2004. J’ai en effet été témoin de maints projets, bien intentionnés et votés, qui sont restés lettre morte, puisque suite au changement politique survenu ils n’ont pas été exécutés, à tort ou à raison.... Je savais que si l’université n’était pas consolidée, mon successeur (possible ou probable à cette époque déjà) pourrait en faire autant.
Un autre fait émouvant était le décès du recteur François Tavenas que j’avais nommé. Il venait de terminer son premier plan quadriennal, il me l’a dit lors d’une rencontre dans mon bureau le jour avant son décès. Le recteur Rolf Tarrach a réussi par un engagement sans faille et une grande sensibilité à reprendre le flambeau. Le succès de l’université est certainement aussi son mérite.
On peut noter la synchronicité, vers 1999/2000, de deux dossiers : la disponibilité des friches industrielles à Esch-Belval et la possible création d’une université. D’un côté, les partis politiques se positionnent par rapport à la création d’une université et le ministère de la Culture, de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche publie son Livre Blanc ; de l’autre, le gouvernement réfléchit au futur d’un site de 120 hectares et le ministère de l’Intérieur publie son rapport sur les friches industrielles. Est-ce que revalorisation des friches industrielles à Belval a eu une influence sur –voire accéléré – la création de l’université ?
Les deux dossiers ont été élaborés dans leurs ministères respectifs. Le dossier des friches industrielles était un dossier géré par le ministre de l’Intérieur, Michel Wolter. La technicité de ce dossier en faisait un vrai défi, et l’avoir terminé en un temps relativement court relève de la performance politique et administrative. Un des experts auxquels nous avions demandé de nous guider depuis 2000 dans la création de l’université, le recteur Roger Downer, venait de l’université de Limerick en Irlande, une friche industrielle, transformée en université – très performante d’ailleurs ! Ma proposition de faire de Belval un site universitaire était acceptée spontanément par mes collègues ministres. Il fallait cependant savoir que la question du siège était aussi une question politique, et je ne voulais pas qu’elle devienne en fin de compte un élément de discorde entre parties. Je plaidais pour l’approche pragmatique : Belval serait un lieu idéal pour les institutions de recherche, restait à voir par la suite comment les facultés allaient se développer. Souvent les questions de « siège » ont envenimé des dossiers de telle façon, qu’à la fin du compte on en discutait davantage que de l’objet principal. La solution retenue est certainement porteuse d’avenir.
Jean-Claude Juncker a toujours été ouvertement opposé à la création d’une université. En 1997 il dit être « contre l’inceste académique » – reprenant l’idée d’un risque « d’union consanguine » exprimée en 1965 par le ministre Pierre Grégoire. En 1999, il dit ne pas vouloir une « université entière au Luxembourg ». Comment avez-vous réussi à convaincre le Premier ministre ?
Je ne crois pas l’avoir convaincu entièrement. Par ailleurs, sa crainte avait une grande part de vérité : si l’université devait conduire au nombrilisme renforcé des universitaires autochtones, elle aurait raté son but principal. Renforcer l’excellence doit forcément nous conduire bien au-delà de nos frontières, géographiques et mentales. Aller au-delà de soi, se dépasser tous les jours par l’effort continu me semblait le meilleur moyen d’aller à l’encontre de l’autosatisfaction déjà très présente à ce moment-là. Voilà pourquoi j’étais radicalement contre une université de la grande région, car j’estimais que nous n’aurions rien à gagner à transiter seulement dans les quattropoles. D’ailleurs, le critère de mobilité tel qu’il a été retenu me semble pauvre et trop peu valorisant, nous devrions oser aller au-delà de 150 kilomètres alentours. Mais il est vrai qu’au niveau de l’Union Européenne, la mobilité des universitaires a subi des revers très fâcheux pour une monde professionnel globalisé ! Le modèle d’une université de recherche autonome et indépendante, celle qui était prévue dans le premier projet de loi déposé, était pour moi un élément important de « Standortpolitik ». Avoir notre université, avec ses institutions de recherche performantes et assez bien financées, était pour l’avenir industriel et culturel du pays d’une importance capitale. Cette finalité a finalement trouvé de nombreux adeptes.
Le critère de mobilité, que vous venez de mentionner, est finalement devenu un des principes fondateurs de l’université et se trouve inscrit dans le texte de loi. Je me demande donc si ceci a pu en quelque sorte neutraliser et désamorcer l’argument qu’une université au Luxembourg pourrait nuire à la mobilité des étudiants luxembourgeois ? Et, en même temps, si c’était pour vous un contre-argument face à ceux qui craignaient un nombrilisme ?
La mobilité des étudiants était à cette époque un débat européen. Les chiffres à l’époque disaient que les professions d’universitaires, comme par exemple les ingénieurs, travaillaient à 80 pour cent « mobilité », fut-ce qu’ils voyagent beaucoup, pour des contacts avec les entreprises, voire parce que, pour entretenir ces contacts, le multilinguisme et l’ouverture au monde sont de rigueur. Nos universitaires avaient de ce fait un avantage par la mobilité acquise par leurs études dans les universités à l’étranger, la contrepartie est cependant une perte de matière grise importante et à long terme problématique, étant donné que de nombreux chercheurs et universitaires luxembourgeois ne retournent plus au pays. Le seul vrai programme européen de mobilité, le programme Erasmus, touchait quelque trois pour cent des étudiants universitaires. Par ailleurs, cette mobilité n’a pas été systématiquement incluse dans le système des universités, donc, il s’agit la plupart du temps d’un an d’études en plus.
À cette époque, nous avions entamé les débats avec Campus Europae, une initiative venant d’Allemagne qui visait à promouvoir la mobilité. J’avais compris au fil des nombreuses discussions avec des professeurs d’universités étrangères dans ce cadre, que l’agencement des curricula pour permettre une mobilité au sein d’un même cycle d’études ne pouvait que passer par les universités elles-mêmes. Nous étions précurseurs pour une idée qui a été suivie depuis par quelques autres universités européennes. Elle est très ambitieuse et demande un engagement important pour conclure les accords interuniversitaires.
Si le débat que vous mentionnez a été amorcé à l’époque par cette mesure, je constate toutefois que la façon dont la mobilité est agencée est perfectible.
Déjà en 1999, dans leurs programmes électoraux respectifs, plusieurs partis politiques (LSAP, DP, Déi Gréng, déi Lénk) se déclarent favorables à la création d’une université en vue des élections législatives. Le CSV, cependant, ne mentionne pas la création d’une université dans son programme. Vos idées n’ayant donc pas toujours été « compatible CSV », avez-vous jamais, si je peux dire, « flirté » avec l’idée de changer de parti à cette époque-là ?
Ce n’était pas la première fois que j’ai outrepassé le programme de mon parti ! Lors de l’introduction de l’éducation précoce en 1998, cette mesure n’était pas non plus prévue par le programme électoral du CSV. Elle a été combattue avec autant de passion à l’époque, et se révèle aujourd’hui bénéfique pour le système, autant de devenir obligatoire... Les programmes électoraux ne tiennent parfois pas compte de changements qui surviennent avant la prochaine échéance électorale. J’étais encore à cette époque la présidente du CSV, aucun autre parti ne m’aurait permis de faire ce que j’ai pu faire – en dépit de la frustration qui m’est restée. J’ai été sanctionnée en 2004 par l’électeur et les dirigeants de mon parti m’envoyaient au Parlement Européen, alors que j’aurais aimé travailler encore à la mise sur pied de l’université.
Il y a dix ans, quand la loi est finalement passée, de nombreuses personnes ont loué votre courage et persévérance. D’autres personnes ont critiqué la façon dont l’université a été conçue. On a pu lire par exemple dans la presse d’un manque de « transparence » et que le texte de loi « a été gardé farouchement secret jusqu’au dépôt à la Chambre des Députés » ; on aurait préféré un « exercice de conception plus mûrement réfléchi et surtout concerté avec les premiers concernés ». Comment répondez-vous à ces critiques ?
Je ne cherchais pas à cacher quoi que ce soit ! J’avais organisé un débat sur la recherche en 1997 avant l’élaboration de la loi créant le Fonds national de la recherche. Ce débat réunissait les universitaires et les chercheurs en un grand forum de quelque 300 personnes. La loi du FNR (loi du 31 mai 1999) a été un succès et elle a prouvé ses effets par la suite. J’ai procédé de la même façon pour l’université : le séminaire de Mondorf était le forum qui réunissait les principaux acteurs des milieux universitaires. Le Livre blanc élaboré par mon ministère en 2000 a été largement discuté, j’étais interpellée au Parlement par le député Ben Fayot, donc la discussion avait bien lieu dans l’enceinte parlementaire ainsi qu’avec les universitaires et les chercheurs.
Évidemment maintes prises de paroles prêchaient à l’époque pour des chapelles propres. L’université de recherche n’est pas du goût de tout le monde, c’est pourtant celle qui fait avancer le pays ! Trop de temps a encore été perdu pour rapprocher les institutions de recherche de l’université et de rompre avec cette attitude du « chacun pour soi ». L’astuce d’avoir transféré en 1999, après les élections, l’enseignement supérieur du ministère de l’Éducation nationale en une nouvelle entité gouvernementale mettait le projet à l’abri de certaines revendications. La résolution votée par la Chambre des députés après le débat d’orientation de 1993 a clairement postulé que les professeurs de l’enseignement universitaire « doivent répondre sans exception aux critères de qualification requis à l’étranger pour pouvoir enseigner à l’université ». (cit. doc. parlementaire 3776). Il y avait dès lors un consensus politique sur le statut des enseignants !
Un des enjeux semblait justement de pouvoir créer une université qui soit indépendante – à la fois par rapport à sa propre histoire et par rapport aux structures ministérielles...
Il est évident qu’une université se construit dans le temps. L’Université du Luxembourg devrait garder son autonomie et son indépendance, se méfier d’une bureaucratisation excessive, être rapide dans ses prises de décisions et surtout viser comme seul et unique critère l’excellence. Mon ambition avait été de rendre superfétatoire un ministère de tutelle, l’enjeu de l’orientation de la recherche étant un enjeu national, qui dépasse les compétences d’un seul ministère. Mais en voilà un autre débat pour l’avenir !