Wording Alors que le gouvernement renégocie le contrat de concession avec RTL Group, la bataille principale pour le hub médiatique luxembourgeois se joue à Bruxelles. « Un fournisseur de services de médias audiovisuels […] est réputé être établi dans l’État membre où opère la majeure partie des effectifs employés » ; c’est le genre de phrase qu’on n’aime lire ni chez RTL Group ni au Service des médias et des communications du ministère d’État. Le nouveau critère de la « majorité » – qui vient remplacer celui, très flou, de « partie significative » – se trouve dans la proposition pour la nouvelle directive Services de médias audiovisuels (SMA). Celle-ci donne un cadre européen aux contenus audiovisuels : protection des mineurs, bannissement des « discours haineux », encadrement du placement de produit, promotion des « œuvres européennes ». Elle définit également les critères de rattachement des sociétés de médias aux compétences d’un État membre et de son autorité de contrôle.
Aujourd’hui, 68 programmes de télé et seize sites de vidéos à la demande (VOD), opérant sous licence grand-ducale, sont contrôlés par l’Autorité luxembourgeoise indépendante de l’audiovisuel (Alia). Il s’agit de stations destinées aux spectateurs hongrois (RTL+), néerlandais (RTL 4, RTL 7), belges (RTL-TVi, Club RTL), des chaînes par satellites yougoslaves (fournies par Adria News), japonaises (NHK World TV) et quelques chaînes pornographiques (Libido TV, Jacquie et Michel). Sans oublier des sites VOD : Post TV, Tango TV, vod.lu ou encore I-Tunes, qui quitte officiellement le Grand-Duché ce mois-ci. Quant aux chaînes de web porno et payantes, produites par la holding luxembourgeoise Docler (LiveJasmin, Jasmin TV), elles ne sont pas contrôlées par l’Alia ; selon le Service des médias et des communications, il s’agirait de « plateformes de streaming ».
Précédent Pour le modèle d’affaires luxembourgeois, l’introduction du critère de « la majorité » constituerait un précédent périlleux. « Le Luxembourg s’efforce à maintenir le critère actuel de la ‘partie significative’ des effectifs, explique le Service des médias et communications dans un mail au Land. Il s’agit d’un critère qui a bien fonctionné dans le passé et a créé de la sécurité juridique dans le secteur. Changer ce critère crée de la confusion et rajoute une complexité importante. » Sans surprise, la position gouvernementale est alignée sur celle de RTL Group. Lyn Trytsman-Gray, la vice-présidente des affaires européennes (donc lobbyiste en chef de RTL Group à Bruxelles) répond par un mail au Land : « Under the Commission’s proposal, it would be difficult to identify where a majority of staff in certain company units operates, especially for those functions that are commonly outsourced in member states (e.g. IT, marketing) or where the service is offered for functions that are spread across territories. » (D’après les données fournies par RTL Group au Statec en 2016, la firme emploierait quelque 630 personnes au Luxembourg.)
Actuellement à Bruxelles, tout est encore en flux. Au Conseil et au Parlement, de nouveaux brouillons apparaissent et disparaissent au fil des réunions. A priori, le critère cruellement quantifiable pourrait apparaître secondaire. Après tout, il ne jouera que si l’endroit où se prennent les décisions éditoriales ne concorde pas avec le siège de la firme. En principe, si RTL-TVi, RTL 4 ou RTL+ veulent annuler une émission, ses dirigeants devront le décider lors d’une réunion au Luxembourg. (Même si la directive ne précise pas la nature des décisions concernées, un flou que critiquent les autorités belges.) Mais, à long terme, craint-on dans une organisation patronale comme la Fedil, le criterium de la majorité menacerait le sacro-saint PPO : le principe du pays d’origine.
PPO En matière audiovisuelle, le Luxembourg a longtemps été perçu comme une île aux pirates. Dans son grand classique, The International Money Game (1976), le professeur d’économie à l’Université de Chicago Robert Aliber avait comparé l’émergence de l’euromarché à celle de Radio Luxembourg. Comme la finance, la radiodiffusion a longtemps constitué un secteur hyper-régulé par l’État ; et comme la finance, elle était dotée d’une capacité inhérente à transcender les frontières nationales. Dans The Offshore World (2003), le politiste Ronen Palan revient à cette analogie : « Radio Luxembourg served […] as a vivid example of the sort of arrangement that lies at the heart of the offshore economy. Strictly speaking, the stations were legal; they simply took advantage of principles enshrined in international law. […] Notwithstanding the small size of its territory, it was entirely within its sovereign rights in allowing a huge radio transmitter to be erected. »
En 1989, l’année du triomphe du néolibéralisme, la Communauté économique européenne passe sa première directive audiovisuelle, intitulée « Télévision sans frontières ». Les pays de la CEE s’engageaient à assurer sur leur territoire la liberté de réception pour les programmes audiovisuels produits par d’autres États membres. La vision « pirate » du Luxembourg est devenue la norme européenne. Les directives de 1997 et de 2007 maintiendront ce principe du pays d’origine sur lequel se base le modèle d’affaires luxembourgeois. En clair, les firmes audiovisuelles ne sont soumises qu’aux règles du pays où est établi leur siège. Lors des travaux préparatoires pour la nouvelle directive, on a encore pu entendre des échos de dissidence. Ainsi, dans son avis sur la directive paru il y a trois mois, l’autorité de contrôle belge évoque « les acteurs [qui] agissent sous couvert de la législation d’un autre pays », contournant ainsi « la législation du pays auquel ils s’adressent principalement ». Les autorités belges gardent en mauvaise mémoire la rentrée de RTL-TVi sous licence luxembourgeoise en 2006. Un départ qui, d’après eux, aurait été motivé par la volonté de se soustraire aux règles belges sur les espaces publicitaires, la violence et les investissements dans la production locale.
Aux conseils des ministres de ces derniers mois, le ministre des Communications et des Médias Xavier Bettel et le secrétaire d’État à la Culture Guy Arendt (DP) ont rappelé leur « attachement » à cette « pierre angulaire d’un marché unique audiovisuel ». Mais le professeur en droit des médias et des télécommunications à l’Uni.lu, Mark Cole, n’est pas alarmé. En matière audiovisuelle, le PPO reste la doxa officielle européenne, constamment invoquée par la Commission, le Parlement et le Conseil. Aucun État membre ne songe sérieusement à le remettre en question. « Si on y grattait, tout s’effondrerait ; on pourrait recommencer à zéro », dit Cole. Au contraire, ajoute-t-il, le principe du pays d’origine est même étendu aux plateformes de vidéos à la demande.
Levelling up Le Luxembourg n’a pas su retenir les grandes plateformes de VOD : En 2015, Netflix est parti pour les Pays-Bas, ce mois-ci, I-Tunes part officiellement pour l’Irlande. La relation ne fut jamais solide ; aucun des deux mastodontes n’a développé sa présence luxembourgeoise au-delà d’un stade embryonnaire. Leur venue était due à une hérésie fiscale : le PPO appliqué à la TVA pour le commerce électronique. Les consommateurs européens de logiciels, e-books, jeux, films et autres « services fournis par voie électronique » ne payaient pas la TVA dans leur pays de résidence mais dans celui où se trouvait l’« établissement stable du fournisseur ». Ex nihilo, les pays à fiscalité indirecte faible étaient dotés d’une nouvelle force d’attraction, surtout aux yeux des multinationales américaines. En 2015, la parenthèse ouverte en 2003 se refermait.
L’explosion des géants mondiaux du VOD comme Netflix, I-Tunes ou Amazon Prime a chamboulé les habitudes de visionnage, du moins celles des jeunes. (En moyenne par contre, le temps passé devant la télé est resté étonnament constant depuis 2012.) Ces VOD, « non linéaires » et non régulées, ont un avantage compétitif sur les chaînes traditionnelles, « linéaires » et régulées au niveau européen. La Commission avait deux options : le levelling up ou levelling down ; réguler les non-linéaires ou déréguler les linéaires. RTL Group aurait favorisé la seconde option : « Effective deregulation of out-dated provisions will enable fair competition and give broadcasters like RTL the flexibility to adapt and thrive in a highly competitive market », explique Lyn Trytsman-Gray. De nouveau, la position gouvernementale semblait alignée sur celle de RTL Group. En mai 2016, devant le conseil des ministres, Xavier Bettel mettait en garde « contre l’introduction de nouvelles règles qui risqueraient d’étouffer les producteurs européens ».
La Commission a choisi l’autre voie, celle d’une régulation des fournisseurs de vidéos à la demande. Les plateformes de VOD devront dorénavant intégrer au minimum vingt pour cent d’œuvres européennes dans leur catalogue et les mettre « en avant ». Le Parlement européen tentera probablement d’élever le taux à trente pour cent, puisqu’il s’avère que Netflix, I-Tunes & Cie atteignent d’ores et déjà cette part ; il suffit qu’une œuvre soit cofinancée par une firme de production en Europe pour passer comme « européenne ». Par principe, RTL Group est contre une politique des quotas : « The focus should not be on an arbitrary percentage, écrit Trytsman-Gray. Consumer demand drives EU content production, not quotas. » Quant aux plateformes de partage de vidéos, comme Youtube, Vimeo ou Dailymotion, « qui n’assument pas de responsabilité éditoriale » vis-à-vis de leur stock colossal (« édité » par des algorithmes opaques), la Commission propose de les réguler, mais a minima. Elles devront faire plus pour protéger les mineurs et lutter contre le hate-speech.
Hate speech & product placement Alors que les recettes publicitaires sont en chute libre, RTL Group plaide pour une flexibilisation du « placement de produit » et du « parrainage », deux techniques en vogue : « Experience has shown acceptance of product placement and it should not be prohibited. Viewers should be informed of the product placement only once (e.g. in the beginning of the programme) », écrivait RTL Group à la Commission européenne durant la phase de consultation. La dernière directive de 2007 avait interdit le placement de produit « en principe »… tout en prévoyant une ribambelle de dérogations. Ces exceptions, aucun État membre n’a osé les laisser de côté lors de la transposition en droit national, dit Mark Cole. « Personne ne voulait créer un désavantage compétitif pour l’implantation de sociétés de médias, respectivement pour le traitement de leurs propres sociétés ».
La nouvelle proposition de directive autorise expressément ce « mode de communication commerciale audiovisuelle », mais en définit les limites. Par un double inversement, on passe du pareil au même : d’un « c’est interdit, mais… » à un « c’est permis, mais… ». Le placement de produit sera ainsi banni des programmes d’information, des programmes religieux et des émissions regardées par un public d’enfants. Sur un point, la Commission a par contre dilué sa position : Elle a biffé le passage interdisant qu’un produit ne soit « mis en avant de manière injustifiée » ; cette formulation (« undue prominence ») aurait prêté à confusion et serait difficile à appliquer, écrit-elle. Or, dans un milieu médiatique gangrené par les advertorials, le content marketing et d’autres formes de publi-reportages et de fake news, le Parlement européen aura du mal à avaler la pilule amère.
Les autorités de contrôle devront surveiller que les programmes diffusés ne contiennent « aucune incitation à la violence ou à la haine envers un groupe de personnes ou un membre d’un tel groupe, défini par référence au sexe, à l’origine raciale ou ethnique, à la religion ou aux convictions, au handicap, à l’âge ou à l’orientation sexuelle. » Sachant que l’Alia doit surveiller des chaînes turcophones, croatophones et magyarophones, elle pourra à l’avenir être confrontée à quelques sérieux problèmes linguistiques.
La nouvelle directive se situe dans « une démarche d’harmonisation minimale ». Libre aux États membres d’aller au-delà pour favoriser la production audiovisuelle nationale. Dans cinq pays européens – parmi lesquels nos voisins allemands, français et wallons – les sites de VOD doivent contribuer à des fonds de films via des systèmes de taxes perçues sur leur chiffre d’affaires national. D’autres pays, dont le Luxembourg, pourront continuer sur la voie minimale tracée par la directive ; et tenter de creuser des avantages compétitifs qui deviennent de plus en plus marginaux.