Visite Les data centers ne s’affichent pas ; ce sont des lieux anonymes et introvertis (voire souterrains), comme si le fait qu’« Internet » ait des points de chute géographiquement localisables, constituait un embarrassant aveu de vulnérabilité. À la Cloche d’Or, une descente en ascenseur, à vingt mètres sous la terre, amène au bunker de données de European Data Hub (EDH). On entre dans une cité autarcique de 15 000 mètres carrés répartis sur trois étages. L’esthétique est fonctionnelle et fluorescente, toute présence humaine répertoriée et surveillée. On est presque soulagé de trouver, au bout d’un couloir, les toilettes, rappels de contingences analogues. Pour se prémunir d’une défaillance technique, chaque machine, câble et tuyau a son double. Le data center est construit en miroir, et il est facile d’y perdre l’orientation.
Au cours de la visite de cette installation industrielle, on se rend compte que des termes comme « dématérialisation » ou « cloud » sont des abus de langage, des pensées magiques. Une ferme de serveurs de taille moyenne consomme autant qu’une ville de la taille de Dudelange. (Les progrès technologiques ont considérablement amélioré son efficience énergétique, qui, proportionnellement, est largement supérieure à celle de petits serveurs ou d’ordinateurs personnels.) On entre dans des salles bourrées de batteries bourdonnantes. On longe des couloirs où s’alignent des machines froides, acheminant de l’eau glacée vers les serveurs. On voit deux cuves de 50 000 litres de diesel chacune ; en cas de coupure d’électricité, elles fourniront assez de fioul pour faire carburer le centre de données cinq jours durant. (Les générateurs sont lancés une fois par semaine pour vérifier leur bon fonctionnement.) Derrière un grillage métallique, une salle louée par Wargaming, une des rares firmes de gaming à avoir maintenu une présence au Luxembourg (même si son siège se trouve en Chypre). Les portes sont peintes en rouge, à l’intérieur, sous une lumière bleuâtre, les serveurs. Un million de joueurs pourraient passer par ces serveurs à un moment donné, estime le directeur d’EDH, Patrice Roy.
Clinquant Luxembourg, pays des data centers. Il y en a actuellement 23, d’une capacité totale de quelque 46 000 mètres carrés. La majorité de ces mètres carrés est occupée par des data centers certifiés Tier IV ; le nec plus ultra en termes de sécurité et de redondance. Ce positionnement sur le haut de gamme exprime une stratégie gouvernementale, dans la lignée d’une culture du secret (notamment fiscal). S’y ajoutait une ostentation de nouveau riche : Au Luxembourg, on construit des data centers comme on aménage des cuisines ou des halls polyvalents. L’importance des investissements (environ cinquante millions d’euros pour certains data centers) explique que l’État ait été le premier (et reste aujourd’hui quasiment le seul) acteur économique à avoir voulu endosser ce risque. C’est que les fermes de serveurs sont un moyen, plutôt qu’une fin en soi. En érigeant, au bout des fibres optiques, des infrastructures Tier IV dernier cri, le gouvernement veut créer les conditions matérielles pour attirer les grands noms de l’économie numérique.
La question du taux d’occupation revient régulièrement. Le gouvernement ne veut se prononcer, bien que l’État soit l’actionnaire de EBRC et de Luxconnect, les deux principaux opérateurs de data centers. Le directeur de Luxconnect, Roger Lampach, estime qu’environ 75 pour cent du total des surfaces (de tous les data centers au Luxembourg) seraient occupés. Mais, précise-t-il, l’électricité utilisée ne serait qu’à quelque cinquante pour cent des capacités, ce qui semble indiquer que certains clients n’ont pas encore rempli de serveurs l’espace qu’ils ont loué. Yves Reding, le directeur de EBRC, évoque un remplissage « correct » ; un de ses cinq centres de données serait d’ailleurs « full, full », les autres en train de se remplir. Ainsi, par l’entremise des autorités publiques, EBRC a réussi à louer d’un coup la moitié de son nouveau data center à Betz-dorf. (EBRC héberge déjà les registre de gestion des extensions internet.eu.) En février 2015, le gouvernement signa un accord qui visait à renforcer entre autres le pôle informatique de la Commission européenne. Le Luxembourg acceptait de prendre en charge, pour une durée de sept à huit ans, les coûts d’hébergement des données (estimés à 56 millions d’euros).
Critiques Il y a une concordance évidente entre les avancées technologiques et l’émergence de la finance offshore. Dans Islands in the Net, l’anthropologue américain Bill Maurer pointe ainsi que « chief among offshore centers were places that had been nodes in the networks of the telecommunications corporate giant, Cable and Wireless : Bermuda, the British Virgin Islands, the Turks and Calicos Islands, Hong Kong, and Singapore. In putting the Caribbean at the forefront of advances in communications technology, Cables and Wireless also enabled the region to emerge as a key site for the transfer and translation for information, specifically, financial information. » Au Luxembourg, la chronologie est inversée : ce sont les banques qui ont façonné les data centers à leur image.
Ceci a positionné le Luxembourg comme destination de choix pour des clients aux données « critiques » : sociétés actives dans le commerce électronique, firmes pharmaceutiques, institutions supranationales, organisations militaires (l’Otan vient ainsi de transférer une partie de ses données à EBRC). Ces clients ne sont pas juste intéressés par la sécurité de leurs données sensibles ; ils réclament également une très haute disponibilité. Car une coupure d’électricité – et ne serait-ce de quelques secondes – peut avoir des conséquences néfastes. Patrice Roy cite l’exemple des salles de marché : un crash momentané des serveurs suffit à désynchroniser des systèmes financiers entiers, jetant le flou sur les transactions inscrites. Ces risques potentiels, et les coûts qui y sont liés, peuvent motiver les firmes à choisir à se loger dans un Tier IV, quitte à débourser quelque vingt pour cent de plus. (La consommation en énergie étant également plus abondante.)
Claude Demuth, le directeur de Lu-Cix, le groupement d’intérêt économique qui gère les points d’échange Internet, tente de resituer le développement des Tier IV dans son contexte historique. « Pour le marché national et les marchés financiers, c’est toujours le bon produit, estime-t-il. C’était notre unique selling point ; un message à faire passer à l’extérieur ». Or, ajoute-t-il, le marché aurait changé. Les prix mondiaux ont chuté et les clients font jouer la concurrence : « Ils savent qu’ils peuvent négocier ». Le standard technique s’orienterait de plus en plus vers le Tier III, le « cloud computing » favorisant des modèles interconnectés et décentralisés, passant par plusieurs data centers. Avec son nouveau centre de données DC1.3 à Bettembourg, Luxconnect a d’ores et déjà choisi de miser sur le modulable ; les locaux pourront être aménagés soit en Tier II, III ou IV.
New Kids on the Block La lourde et coûteuse armada de Tier IV serait-elle menacée d’obsolescence ? C’est en tout cas l’impression qu’on gagne en écoutant le pitch du cofondateur de la start-up Etix Everywhere, Charles-Antoine Beyney. « Le Tier IV, c’est magnifique.... Pour les ingénieurs et sur le papier, du moins. En réalité, cela ne sert strictement à rien ». Selon Beyney, les firmes ne seraient plus prêtes à payer le prix pour être hébergées dans des forteresses Tier IV. Elles y seraient simplement retenues par des contrats d’outsourcing (qui les lient pour sept ou huit ans). En critiquant les Tier IV, Beyney fait la promotion de son propre modèle d’affaires. Etix propose de monter en un minimum de temps des centres de données ready-made : petits, modulables et automatisés – « low-cost », disent ses concurrents –, leur construction ne coûterait en moyenne que deux millions d’euros.
Charles-Antoine Beyney en est à sa cinquième fondation d’entreprise ; mais, précise-t-il, « elles ont toujours été successful : j’en ai vendu trois et je suis propriétaire de deux. » Après avoir construit puis revendu (pour quinze millions d’euros, dit-il) son premier data center construit en région parisienne (entre Pantin et Bobigny), il lance Etix et se spécialise dans la construction et la gestion de « edge data centers », qu’il veut implanter dans des régions jusqu’ici délaissées par la concurrence. Etix se situerait « sur une courbe de croissance très agressive » ; c’est-à-dire que, pour l’instant du moins, la start-up brûle encore de l’argent. Si Etix opère des data centers aux quatre coins du globe, elle les surveille à distance, plus précisément à partir du 5, rue de Strasbourg. La firme vient d’y acquérir un immeuble entier qui accueille une soixantaine d’employés. (Ce qui, en soi, peut paraître ironique, car Etix n’a pour l’instant lancé aucune ferme de serveurs au Luxembourg.) Beyney dit avoir préféré installer le QG dans un « pays plus petit et plus malléable ». (Il connaissait le Luxembourg pour y avoir fondé sa première holding en 2008.) Parmi les critères qui auraient formé sa « grille de lecture », il cite la fiscalité, les connexions internet, la « multinationalité », la rapidité à obtenir des visas et la proximité par rapport au gouvernement. « Mieux vaut être un grand chez un petit, qu’un petit chez un grand ».
L’ambiance dans les bureaux de la start-up se veut décontractée. Au quatrième étage, le CEO trentenaire termine une partie de baby-foot. Au rez-de-chaussée, les employés peuvent improviser un power nap sur une des chaises longues surmontées d’une sorte de casque de coiffure surdimensionné. L’effectif total d’Etix est de 87 ingénieurs, commerciaux et développeurs, mais pourrait passer à 200 d’ici fin 2017 – il y a deux ans, la start-up fonctionnait encore avec sept collaborateurs. (Pour donner un ordre de grandeur, Luxconnect, qui agit comme « grossiste » louant de la surface aux opérateurs IT, n’emploie que 25 salariés, tandis qu’ERBC, qui offre toute la gamme des services, des infrastructures à la gestion, en compte 200.)
Prévisions Au Luxembourg, le refroidissement fiscal avait quelque peu calmé les attentes des opérateurs de data centers. Assez récemment encore, on vantait l’« écosystème » qui serait en train de naître autour du gaming. Lorsque le régime TVA sur le commerce électronique bascula, Zynga et Kabam partirent, prouvant que la promesse était bâtie sur une niche fiscale. (Yves Reding parle d’un créneau « non-durable, basé sur un truc artificiel », Patrice Roy dit s’en être « toujours méfié ».) L’IP-box, utilisée notamment par McDonalds, Skype, ainsi que par une ribambelle de patent trolls, a constitué une redoutable arme de défiscalisation massive ; dès 2011, trois ans après son introduction, le déchet fiscal s’élevait à 251 millions d’euros. En juillet 2016, le gouvernement l’abolit, en ménageant toutefois une charitable période de phasing-out (jusqu’en 2021) pour les firmes qui en profitaient déjà. Enfin, le projet de loi n°7024, qui propose de faciliter l’externalisation des données à l’étranger (d’Land du 16 décembre 2016), ne devrait pas contribuer à remplir les fermes de serveurs.
Mais on peut également déceler les signes précurseurs d’un boom à venir. Le 6 décembre, le ministre de l’Économie, Etienne Schneider (LSAP), annonçait sur Twitter un mystérieux « major investment project » que Google préparerait au Luxembourg. Si le monopoliste construit typiquement ses propres data centers, à la pointe de la technologie, il paraît improbable que Google érige un nouveau giga-centre – celui à Saint-Ghislain en Belgique aura coûté un demi-milliard de dollars – dans un pays où le prix foncier bat des records. (On voit d’ailleurs mal Google bétonner une partie de l’Ösling ou réchauffer de quelques degrés la Moselle.) Mais l’avenir des data centers résidera dans l’Internet des objets. Ce franchissement des dernières frontières de la financiarisation du quotidien fera naître une vague insensée de données personnelles. Or, comment stocker ce « new black gold » de manière sécurisée tout en garantissant la rentabilité de son exploitation ?