Le démantélement la semaine dernière par des policiers américains du marché noir en ligne Silk Road et l’arrestation de son fondateur à San Francisco ont été célébrés par les agences fédérales impliquées comme un coup significatif porté contre le crime organisé. Pourtant, même si Silk Road était la plus connue de ces plateformes du « Deep Web », avec près d’un million d’utilisateurs inscrits, ce raid n’empêchera pas les trafiquants de drogues ou d’armes ou les hackers mercenaires qui y offraient leurs marchandises et services en échange de bitcoins de trouver rapidement d’autres lieux pour y poursuivre leur commerce.
Des marchés de l’ombre alternatifs existaient déjà, avec des modèles d’affaires comparables, et sont en passe de prendre la relève. Black Market Reloaded recensait déjà cette semaine plus de 3 500 revendeurs de drogue, contre 13 000 sur Silk Road au moment de son démantèlement. Voulant sans doute profiter de l’aubaine de la chute de son rival, DeepBay a pour sa part annoncé une réduction de son taux de commission à trois pour cent. Sheep Marketplace semble moins bien placé que ces deux prétendants au titre de successeur de Silk Road, avec moins de 2 000 revendeurs de produits illicites listés.
Le FBI a indiqué avoir saisi lors de son raid quelque 3,6 millions de dollars en bitcoins, fruit semble-t-il des commissions prélevées par le site sur les transactions qui s’y déroulaient. Mais alors même que le fondateur du site, William Ulbricht, un programmeur âgé de 29 ans, se préparait à sa première comparution devant un juge, les utilisateurs de Silk Road ayant des transactions en cours sur le site s’échangeaient sur les forums des astuces pour récupérer les sommes en bitcoins engagées, certains affirmant avoir réussi à les transférer en lieu sûr. D’autres ayant réussi à localiser avec précision le site où les devises virtuelles saisies étaient stockées par le FBI en ont profité pour effectuer des donations symboliques de fractions de bitcoins, ce qui leur a permis de publier sur ce site, pour chaque donation, une apostrophe peu amicale à l’encontre des policiers.
Sitôt connue la nouvelle du démantèlement de Silk Road, le taux de change du bitcoin s’est replié de quelque 20 pour cent par rapport au dollar. Mais ce repli n’a pas duré, et la monnaie virtuelle s’est graduellement reprise. Cette affaire a permis de comprendre un peu mieux comment fonctionne le Deep Web, utilisé par des trafiquants mais aussi par des activistes politiques, et l’économie des bitcoins. Celle-ci a également ses pans légaux et illégaux ; elle semble résister efficacement aux pires aléas, mais, d’un autre côté, est loin de garantir l’anonymat recherché en principe par des personnes engagées dans des activités illégales.
Bien entendu, il n’y a pas lieu de faire l’apologie d’un marché noir comme Silk Road, qui au-delà des drogues servait apparemment au trafic d’armes et de pornographie infantile voire au recrutement de tueurs à gages. Mais la combinaison du Deep Web, qui fonctionne grâce à la protection (toute relative) que confère le logiciel d’anonymisation Tor (utilisé notamment par WikiLeaks) et des bitcoins, qui échappent (pour l’instant) au contrôle des États souverains et de leurs banques centrales, crée les conditions d’existence pour des places de marché alternatives comme Silk Road que les autorités, qu’elles soient nationales ou internationales, n’arriveront plus à endiguer – à moins de boucler le Net et d’y généraliser des contrôles draconiens. William Ulbricht, sous son pseudo Dread Pirate Roberts, claironnait que grâce à Silk Road la « guerre contre les drogues » chère aux autorités américaines était terminée et qu’Internet avait gagné. Ces affirmations ne serviront sans doute pas sa cause lorsqu’il sera traduit en justice, mais à voir comment d’autres places de marché comparables se préparent à monter en puissance. On ne peut s’empêcher de penser à la brèche ouverte par Napster dans les années 1990 en matière d’échange de fichiers, brèche qu’aucun raid policier n’a depuis réussi à colmater.