C’est une babillarde, Léa. « Eng Babbel ! » auraient dit nos grand-mères. « Regarde comme mes cheveux sont longs ! Même qu’ils étaient encore plus longs, mais nous les avons coupés », se vante-t-elle. « Joffer ! Joffer !, regarde comme je sais bien dessiner des étoiles ! Je fais comme ça, et puis ce trait va là, et ensuite je remonte… Tu peux essayer aussi… » Pas timide pour un sou, Léa a six ans et sera scolarisée « dans la grande école » à la rentrée, « lorsque notre calendrier sera arrivé à sa fin ». Elle parle couramment luxembourgeois, bien qu’à la maison, elle parle portugais. Pour elle, changer de langue plusieurs fois dans la journée, voire dans la même phrase est tout naturel. « Pas comme elles ! » dit-elle en montrant du doigt ses petites amies Leonor et Cindy, à l’autre bout de la table, qui sont en train de chercher des perles à enfiler dans une petite boîte. Elles acquiescent de la tête ou haussent les épaules pour signifier qu’elles ont compris les questions qu’on leur pose ou pas. Elles n’ont fait connaissance du luxembourgeois qu’en étant scolarisées dans la Spillschoul de Niederkorn, elles sont aussi autrement plus timides que Léa.
« Entre septembre et décembre, je sais que je dois faire des pieds et des mains pour me faire comprendre », raconte Linda Reuter, la titulaire de la classe. Cette année, aucun des quatorze enfants de sa classe ne parle que luxembourgeois à la maison. Souvent, les enfants débarquent dans l’école luxembourgeoise sans comprendre un mot, ils ont été gardés par des nounous lusophones ou étaient à une crèche francophone. La majorité d’entre eux sont d’origine portugaise, mais les enseignantes de l’école fondamentale de Niederkorn se souviennent d’enfants slaves, hongrois, russes, finlandais, chinois... « Au début de l’année scolaire, on a toujours mal à la gorge à force de tout traduire dans toutes les langues possibles afin de se faire comprendre », affirme l’une d’entre elles dans un sourire.
Or, n’en déplaise aux éternels râleurs qui craignent une dégradation du statut de la langue nationale, l’école luxembourgeoise est un miracle d’intégration. Des enfants du monde entier parlent luxembourgeois en classe et dans les cours de récréation avec le plus grand naturel du monde.
À Niederkorn, ce vendredi après-midi-là, les fenêtres sont grandes ouvertes. C’est la première journée à peu près ensoleillée de ce printemps qui s’annonce. Le matin, Linda Reuter en avait profité pour sortir avec les enfants, leurs vêtements en portent encore les traces. Quelle meilleure preuve d’une journée de jeux heureuse que des vêtements bien souillés ? L’un après l’autre, les enfants sont arrivés en classe, parfois seuls, parfois avec leurs parents, qui les ont aidés à mettre les chaussons et à accrocher leurs vestes devant la porte. Des parents qui parlent portugais, monténégrin ou bosniaque avec leurs enfants, mais français ou allemand avec l’institutrice.
Qui, elle, commence l’après-midi avec une petite chanson chantée en ronde, les enfants se donnant la main ou faisant des gestes pour accompagner le texte multilingue avec lequel ils se disent bonjour dans toutes les langues, « Gudde Moien ! – Guten Morgen ! – Bonjour ! – Bom dia ! – Dobar dan ! », puis, en passant, apprennent à compter jusqu’à sept, comme les sept jours de la semaine, dont ils mémorisent également les noms. Parce que le samedi et le dimanche, il n’y a pas école ! Linda Reuter connaît les vertus des chansons comme moyen d’apprentissage, ludique et direct. À force de répéter les mots dans une chansonnette, ils les absorbent aussi.
Beaucoup d’enfants qui sont scolarisés au premier cycle, racontent les enseignantes, n’ont pas un problème de langue étrangère mais un problème de langue tout court : souvent, leur langue maternelle n’est pas consolidée du tout, ils manquent de vocabulaire et de compréhension. Parce que les parents ne sont pas là, enchaînant les boulots pour joindre les deux bouts ou les hobbies pour être compétitifs dans la société, les enfants sont scotchés à la télévision à longueur de journée ou ont une tablette ou un téléphone portable en guise de babysitter.
Cette vision pessimiste, les enfants de la classe de Linda Reuter n’en savent rien. Eux qui se battent pour pouvoir avoir la garde de Speedy, un paresseux en peluche que chaque enfant peut ramener chez lui à tour de rôle, le temps d’un week-end, et revenir avec des photos documentant tout ce que la famille a fait avec lui, qui seront collées et annotées dans un petit cahier de classe. Speedy crée du lien, les enfants l’adorent.
Adin était arrivé en classe avec son nounours jaune, auquel il parle en monténégrin, comme pour que la peluche le mette en confiance. Il regarde l’intrus avec beaucoup de circonspection, mais avec le temps, il l’oublie et joue avec ses copains. Tomas, Lucas ou Leandro s’acharnent à construire « la plus haute tour de Lego du monde, plus haute que le ciel », promettent les garçons. Ils arriveront à atteindre la hauteur de leur maîtresse, ce qui est déjà pas mal. Malik, un petit Bosniaque éveillé, a monté une piste de course automobile, Adin fait des va-et-vient, les deux garçons n’aiment pas parler de leur langue maternelle. Suraya est Capverdienne mais parle couramment luxembourgeois ; elle s’est installée avec Leonor et Cindy dans le magasin en classe, inconsciemment, les trois filles changent vers le portugais en jouant, peut-être parce que cela leur semble plus naturel ou plus facile. Quand l’institutrice le remarque, elle les invite à revenir au luxembourgeois, langue d’intégration. Non seulement parce que le ministère le demande ainsi, mais aussi et surtout pour ne pas exclure les autres enfants, qui ne comprennent pas le portugais.
Linda Reuter arrive avec un jeu de cartes et demande : « Qui veut jouer ? » Moi ! Moi ! Moi ! Un groupe d’enfants s’agglutine autour d’elle. Pour remporter des points, il faut jeter des dés avec des dessins d’animaux dessus – et aligner une série de dés avec le même animal que celui sur sur la carte. Vaca ! Cabra ! ou Galo ! s’exclament les enfants, Kou, Geess ou Gokel corrige Linda Reuter. Apprendre une langue se fait par assimilation et répétition. Mais ici, rien n’est dans la correction ou la punition, les enseignants sont pleins de compréhension et d’empathie, les enfants avancent très vite.
Or, si le Luxembourg est fustigé dans tous les rapports internationaux qui soulignent que le système scolaire reproduit les inégalités sociales au lieu de les abolir, cela est dû en grande partie aux parents – qui ne sont pas coupables de ne pas pouvoir aider davantage leurs enfants, seulement incapables. Il y a, à Niederkorn, des familles qui vivent en complète autarcie luso-lusophone : le père ouvrier travaillant pour une entreprise de construction dont le contremaître et les collègues lui parlent en portugais, la mère peut-être femme de ménage dans une entreprise dont les responsables sont également portugais ; les informations proviennent de la radio ou de la télévision portugaise ou d’un journal luxembourgeois en portugais, et même les courses peuvent se faire chez la Portugaise du village. D’autres familles viennent d’arriver et ne parlent pas un mot d’une des langues officielles du pays. Alors, pour les enseignants, cela veut dire qu’il faut traduire toutes les communications dans plusieurs langues et que, pour les entretiens de bilan, il faut avoir recours au système D – ou, pour améliorer la compréhension des deux côtés, demander la présence d’un médiateur interculturel du ministère, qui pourra assurer une traduction simultanée.
Sans dire un mot, Leonor vient avec une feuille A4 sur laquelle elle a fait un beau dessin, avec une princesse, un papillon et des cœurs. « Oh, hues du dat gemaach ? Wéi schéin ! » elle acquiesce. « Ass dat fir mech ? » Encore un oui de la tête et elle s’enfuit.