Protéger le stock, c’est bloquer le flux. Et vice-versa. Le gouvernement libéral de Xavier Bettel (DP) pourtant privilégie le flux, la transformation, la « modernité » comme le prônent ses hérauts à toutes les occasions. Ouvrir les fenêtres, provoquer des courants d’air frais, dépoussiérer, autant de métaphores utilisées par les quadras décideurs depuis l’été 2013 pour chasser les anciennes gardes et les vieux démons du CSV – et avec eux tous leurs traditionalismes et symboles. Cette idéologie, de prime abord saluée comme salvatrice dans un pays qui serait dominé par un esprit trop conservateur, se lit on ne peut plus clairement dans la politique culturelle et patrimoniale. Protéger les vieux murs, c’est freiner la ferveur entrepreneuriale des investisseurs, qui fleurent les gros profits sur la spéculation foncière.
À l’heure où nous mettons sous presse, la tour Hadir à Differdange, bâtiment moderniste et emblématique construit il y a cinquante ans en poutrelles Grey produites sur place, sera peut-être déjà à terre, le contrat de vente liant l’ancien propriétaire Arcelor-Mittal à la commune et imposant la démolition de la tour, entrant en vigueur aujourd’hui, vendredi 31 octobre. La ministre de la Culture Maggy Nagel (DP), la seule qui aurait encore pu stopper l’entreprise en acceptant que le bâtiment soit mis à l’inventaire supplémentaire, comme le préconisa un avis de la Commission nationale des sites et monuments, estime qu’il ne faut pas « faire perdurer l’agonie de la tour » et qu’elle fait confiance à la commune (libérale). Cette dernière, que ce soit l’actuel maire Roberto Traversini (Verts) ou son prédécesseur Claude Meisch (DP), invoque en public le projet de lycée qui serait compromis par la sauvegarde de la tour. Mais en réalité, le lycée sera construit sur le lopin adjacent ; la tour doit faire place à un projet immobilier privé appelé « entrée en ville » et qui sera fait des mêmes clapiers à appartements sans âme que ceux qui bordent désormais toutes les routes nationales. L’ancien doit faire place au « moderne », de toute évidence – alors qu’on aurait pu aménager de superbes appartements ou bureaux dans la tour à caractère unique.
Sur les dix mesures d’économie dans la culture présentées par Maggy Nagel lundi, quatre concernent le patrimoine – pour en tout 18 millions d’euros d’ici 2018, soit presque le total des 20 millions d’euros que la Culture est prête à économiser. L’allocation du Fonds pour les monuments historiques sera drastiquement revue à la baisse, moins de sites seront restaurés, le Service des sites et monuments historiques sera réformé, les promoteurs privés devront cofinancer les fouilles archéologiques d’urgence sur les grands chantiers, les activités de mise en valeur du patrimoine archéologique seront réorganisées... Autant d’indicateurs d’une mutilation de cet embryon de protection du patrimoine qui existait au Luxembourg. À part les châteaux et le patrimoine de plus de soixante ans, il se pourrait bien que tout doive désormais faire place à une architecture uniformisée à deux balles. L’intérêt privé des propriétaires fonciers et des entrepreneurs sera ainsi au-dessus de l’intérêt public d’une préservation d’une certaine identité de l’espace public, façonné tour à tour par l’agriculture, l’industrie, les institutions européennes et les banques.
Alors certes, les gouvernements précédents ont procrastiné. Octavie Modert (CSV) avait pour politique de laisser trainer les décisions, et trois majorités ont reporté le projet de réforme de la politique de protection du patrimoine pour laquelle un texte avait été déposé en 2000. Mais que les deux expériences de valorisation de sites historiques, le Musée Dräi Eechelen au Kirchberg et le Pomhouse à Dudelange, soient carrément fermés durant trois mois en hiver pour d’hypothétiques économies sur les frais de chauffage et de gardiennage n’est qu’un signe supplémentaire de mépris politique moderne pour les « vieilles pierres ».