Il n’a pas fallu aller chercher très loin pour trouver les images idoines : bunker, forteresse … et l’on restera là. Seulement, petit accroc poétologique, elles ont un côté guerrier, alors qu’il devrait quand même être davantage question d’art, malgré les autres objets appelés eux aussi à être casés ou cachés dans les salles « impénétrables » (dixit son directeur) du Freeport Luxembourg qui a ouvert ses portes (façon de parler, pour un lieu qui a plutôt pour vocation de les garder fermées à plus que double tour) la semaine passée. Et la question se pose, alors l’art, qu’est-ce qu’il a à faire dans cette galère de béton, de façon toute moderne non plus arrimée à un port, mais à un aéroport.
Pour le savoir, il fallait écouter un ministre, même si la culture ne fait pas partie de son portefeuille, mais l’économie. « Un tableau est un tableau », l’a-t-on entendu dire à la télévision, phrase à l’emporte-pièce, assez globale en tout cas pour se ranger à la suite de telles autres, qu’elles soient de Magritte ou de Stella. Encore faut-il interpréter, et là les choses se corsent dès lors que notre homme ajoute que les artistes auraient triste mine s’il n’y avait pas la spéculation pour donner de la valeur aux œuvres. Ce qui, en passant, revient à oublier que les artistes profitent par exemple très peu de la plus-value faite au fil des ventes aux enchères ; le marché de l’art et la finance n’ont jamais été favorables à pareil transfert (amplement mérité pourtant).
« Un tableau est un tableau », si l’on creuse un peu, la formulation n’est pas si anodine que ça. Cela signifie-t-il que le tableau, une fois passé par les détecteurs du Freeport, reste un tableau, et le ministre, lui, par ce jugement passer allégrement du côté des réalistes, rejoignant par exemple le philosophe de la culture George Steiner, l’auteur de Real Presences, livre paru en 1989, qu’on peut lire comme un réquisitoire contre la déconstruction. Pour Steiner, né en 1929 à Paris, de parents juifs viennois, une œuvre (que ce soit un livre, un tableau, peu importe) n’a besoin de personne, existant par elle-même, et dans un autre entretien, il est allé jusqu’à affirmer que Hamlet est plus réel que nous tous.
À l’inverse, à considérer ce qui a été dit de la spéculation (en ajoutant de notre côté qu’elle n’est pas seulement opération financière, mais encore réflexion, recherche théorique et abstraite), on conclura au conceptualisme du ministre, ce qui revient à privilégier la construction de l’esprit où le tableau ne vivrait donc de bon que sous notre regard. Nous ferions en quelque sorte de cet ensemble de cadre et de toile un véritable tableau. Nouvelle querelle des universaux transférée de la philosophie (depuis Platon jusqu’à Abélard et plus loin) à l’esthétique.
Ceci n’est pas une pipe, de la sorte Magritte s’est immiscé dans cette querelle. C’est vrai, ce n’est que l’image d’une pipe. Qu’en est-il de ce point de vue du tableau du Freeport ? Au mieux, une belle au bois dormant qui attend son prince charmant ; ou pour rester dans les images du commencement, un otage qui attend qu’on paie la rançon pour sa libération.