Un seul On estime qu’en 92 ans qu’il a vécus, Pablo Picasso aurait produit quelque 50 000 œuvres, de tous genres, de toutes tailles et de toutes techniques – et de qualité inégale. Le Musée Picasso, qui rouvrira ses portes fin octobre à Paris, en possède 5 000. Le Luxembourg en possède un ! Un seul Picasso, une huile sur toile d’un mètre trente sur presque deux mètres, Paysage de Cannes au crépuscule, datant de 1960, vers la fin de la vie de l’artiste et dont tout le monde s’accorde à dire que ce n’est pas une œuvre majeure. En plus, le tableau a atterri là par un de ces enchaînements de hasards de d’actes manqués dont la politique (culturelle) luxembourgeoise à le secret : Exposé au Musée national d’histoire et d’art (MNHA) au Marché-aux-poissons à la fin des années 1990, il y a été endommagé accidentellement par une égratignure. Faute d’assurance convenable, le musée aurait été forcé non seulement de faire réparer, mais aussi de dédommager le propriétaire, une galerie suisse. On entend la somme de 500 000 euros demandées en dommages et intérêts par cette dernière. Afin d’éviter cette dépense somptueuse, le gouvernement a donc décidé d’acheter le tableau – dans la plus grande discrétion. Il aurait dépensé six millions de dollars à l’époque, beaucoup trop selon des observateurs, avec l’objectif de le revendre assez vite aux enchères à un meilleur prix. Or, comme il n’a pas pu atteindre ce « meilleur prix », le ministère des Finances, nouveau propriétaire de l’œuvre, décida de la garder – jusqu’à nouvel ordre. Exposé pendant des années au MNHA, où « notre Picasso » déclencha régulièrement des « oh ! » et des « ah ! » enthousiastes du public, il est désormais en dépôt à Genève, et attendait paisiblement la fin des travaux de rénovation du MNHA afin d’y retrouver sa place au printemps. Pour le directeur Michel Polfer, il fait désormais partie du patrimoine.
Protect your assets Or voilà qu’en temps de crise arrivent les rapaces. Dont un « expert indépendant », Guy Decker, qui avait déjà fait l’entremise lors de l’acquisition, par la Ville de Luxembourg, de la sculpture Mother and child de Henry Moore il y a une quinzaine d’années. Une œuvre qui avait coûté 88 millions de francs (2,18 millions d’euros) à l’époque et fut accompagnée de son lot de polémiques, sur son authenticité et son prix. Il y a deux ans et demi, ce même « expert » (dont on retrouve la trace en rapport avec des scandales dans la presse internationale) avait écrit, aux ministres des Finances et de la Culture, Luc Frieden et Octavie Modert (tous les deux CSV) respectivement, qu’il pourrait organiser la vente du tableau. Luc Frieden n’était pas contre, Octavie Modert n’a jamais répondu à la lettre. Août 2014, nouveau gouvernement, nouveaux ministres, tous les deux libéraux cette fois, Guy Decker revient à la charge, propose à nouveaux ses services – et les nouveaux ministres ne sont pas foncièrement opposés à l’affaire. La radio 100,7 révéla l’idée vendredi dernier, et depuis lors, l’homme a fait le tour des médias, faisant valoir que le prix d’acquisition de six millions de dollars avait été beaucoup trop élevé et que lui estime pouvoir en tirer entre trois et quatre millions d’euros selon des expertises qu’il aurait recueillies en salles de vente à l’étranger. Trois ou quatre millions sur lesquels l’homme toucherait une commission, qui peut varier entre cinq et dix pour cent de la valeur. Jusqu’à 400 000 euros ? Pas mal, pour deux lettres et quelques coups de fil.
No Go Contrairement au projet, il y a quelques années, de la Cour grand-ducale de vendre les bijoux de famille afin de toucher le pactole, une idée qui avait provoqué tellement d’opposition dans la population qu’elle dut être abandonnée, le projet de vendre ce tableau fait peu de vagues sur la place publique. Quelques commentaires sur les forums et l’un ou l’autre directeur de musée qui s’inquiète – sinon l’affaire ne provoque qu’indifférence. Dans une lettre adressée lundi 13 octobre au ministre des Finances, pourtant, l’association des Amis des musées se dit « abasourdie par la nouvelle » de cette vente envisagée, met en garde devant les « abus imprévisibles » que créerait un tel précédent et rappelle qu’il s’agit d’une « question d’ordre moral ».
Et c’est bien de cela qu’il s’agit : d’une question morale. Comme la censure, la vente d’œuvres d’une collection publique, donc du patrimoine culturel d’un pays, est communément considérée comme une ligne rouge à ne pas franchir. Même si seule la France a une loi sur l’inaliénabilité de ses collections, le principe est aussi vieux que l’idée même du musée et date de la fin du XVIIIe siècle. Vouloir vendre des pièces d’une collection est vulgaire, dans le sens de « sans élévation morale, bas, commun, grossier, trivial » comme le définit le dictionnaire. Vendre une des rares pièces qui ait quelque valeur pour avoir de la menue monnaie dans le budget, ça fait vraiment les héritiers qui viennent faire les fonds de tiroir de tante Germaine tout juste décédée.
Le « cluster art et finance » fait pshit ! Ayant d’abord confirmée son intention de vendre le tableau vis-à-vis de la radio 100,7, le ministre des Finances ne voulait par la suite plus commenter l’affaire jusqu’au dépôt du budget d’État, mercredi. Finalement, il n’en a soufflé mot et dit vouloir encore réfléchir. Mais rien que l’intention choque à un moment où le gouvernement veut faire croire en une diversification économique avec un « cluster art et finance », organisé autour du Le Freeport au Findel. Tout pourtant indique qu’il s’agit moins de valoriser la volet art que le volet finances dans cette équation. « Un tableau est un tableau », avait affirmé le ministre de l’Économie Etienne Schneider (LSAP) à la télévision lors de l’ouverture du port franc, et que les artistes dépendaient de la valeur spéculative de leurs œuvres pour vivre.
En quinze ans d’acquisitions, le Mudam a pu acheter quelque 600 œuvres avec son budget d’acquisition d’un peu plus de 620 000 euros par an (soit neuf millions en quinze ans), des œuvres qui sont pour la plupart très contemporaines, d’artistes vivants, du très jeune art – faute de moyens d’accéder aux œuvres modernes de la deuxième moitié du XXe siècle. Dans ces conditions, vendre le seul Picasso d’une collection publique luxembourgeoise exposerait forcément le grand-duché à la risée du monde artistique international, confirmant que dans nos contrées, on préfère investir dans le contenant plutôt que dans le contenu, dans les pierres plutôt que dans l’art.
Le Premier ministre Xavier Bettel (DP) est un grand amateur d’art. Il achète lui-même des œuvres de pop-art dont il a décoré ses bureaux – il s’agit, en grande partie, de sa collection privée. On s’était attendu à un peu plus de sensibilité à la question culturelle de la part d’un gouvernement qui crie sa « modernité » sur tous les toits.