Si on demande à Jean-Claude Juncker ce qu’il faut retenir de son bilan politique, il répondra avoir arrêté aux frontières du Grand-Duché la vague néolibérale, dont la chronologie se recoupe avec ses trente ans au gouvernement. Ce qu’il ne dira pas, c’est que, paradoxalement, pour y arriver, les gouvernements CSV-LSAP successifs ont tiré profit du projet libéral dans son agencement européen : l’introduction de la libre circulation des capitaux en l’absence d’harmonisation fiscale. Le Luxembourg n’a donc pas fait barrage à la déferlante libérale, il l’a canalisée pour en distiller quelques gouttes à son profit. En se dotant de niches fiscales, le gouvernement a su attirer les flux de capitaux qui, avec l’arrivée des salariés frontaliers, ont permis de financer l’État social et, indirectement, par une baisse de l’imposition du travail (qui, de 38 pour cent en 1985, passera à 32 pour cent en 2004) et des cotisations sociales des employeurs (reculant de 16,3 pourcent en 1970 à 12,8 pour cent actuellement), ont permis d’assurer des salaires nets élevés. Par un triple double jeu d’échelle, un très petit pays a récolté beaucoup de recettes en taxant très peu une très grande masse de capitaux.
Longtemps cette formule (baisser les impôts pour faire rentrer plus de recettes) a fait merveille. En décembre 2001 encore, à six jours de Noël, la Chambre des députés vota avec les voix de l’opposition socialiste une réduction d’impôts massive. Ce jour-là, emballés par quinze années de croissance économique ininterrompue, avoisinant des taux tels que les connaît aujourd’hui la République populaire de Chine, les députés ont réduit le taux d’impôt sur les sociétés de 30 à 22 pour cent, la taxe d’abonnement de 0,06 à 0,05 tout en prévoyant quelques exonérations fiscales pour les Soparfi et le régime des sociétés mères et filles. Les arguments avancés à la tribune de la Chambre des députés étaient résumés par une métaphore sportive de Claude Wiseler : dans un contexte de compétition et de mobilité fiscales, le Luxembourg était condamné à rouler « en tête du peloton ».
Maillot jaune de l’optimisation fiscale ; l’histoire était trop belle pour durer. Car, pour filer la métaphore, en cyclisme comme en fiscalité, la tolérance des autorités de contrôle internationales pour les substances de dopage a baissé. Depuis l’éclatement de la crise financière, le G20, l’OCDE et la Commission européenne ont érigé l’introduction d’une « taxation juste » en priorité politique. Après l’évasion fiscale, les pratiques d’ « optimisation fiscale » des grandes multinationales se retrouvent aujourd’hui dans le collimateur. Comme le précise le communiqué final du sommet du G20, réuni à Saint-Petersbourg début septembre : « Les bénéfices devraient être taxés là où sont réalisées les activités économiques qui les génèrent ». De quoi inquiéter les acteurs de la place financière luxembourgeoise bien situés pour savoir que, ce qui est en jeu, c’est l’essence même de leur fonds de commerce : « Avant, la base de discussion, c’était la légalité, aujourd’hui, le débat est devenu normatif, moral », se désole Georges Bock, managing partner chez KPMG. La pression interne croît aussi, car en l’absence d’une forte croissance économique, la stratégie du moins-disant fiscal commence à buter sur ses limites budgétaires. Face à une dette publique qui enfle, la question des recettes préoccupe tous les États européens, et le Grand-Duché ne fait pas exception.
Coincés entre le diktat de la compétitivité fiscale, la peur du déficit budgétaire et la pression internationale, les partis politiques visant l’entrée au gouvernement avancent sur le fil du rasoir, dès qu’il s’agit de parler de l’imposition d’entreprises. Plus les questions se précisent, plus les réponses des candidats se font évasives. La faute reviendrait au peu de données statistiques qui rendent incalculable tout pronostic sur les effets de réformes fiscales éventuelles, disent-ils. « Nous ne pouvons pas faire exploser des grenades fiscales sur une place financière déjà précarisée », prévient Claude Meisch (DP). « On peut penser faire un plus de 100 euros en recettes par un impôt sur du capital planqué au Luxembourg qui, en fin de compte, après que le capital a pris la fuite, se révèlera être une perte de 1 000 euros ». « La discussion se mène en plein brouillard ; nous n’avons pas de données fiables » dit de son côté François Bausch (déi Gréng). Pour y remédier, le programme des Verts propose de mandater la Luxembourg school of finance – pourtant l’équivalent académique de l’ABBL – de se pencher sur la question fiscale. Lucien Lux (LSAP) donne la faute de ce déficit d’informations au ministre des Finances : « De par mon expérience de rapporteur, j’ai pu constater à quel point le matériel de données fourni par le ministère des Finances était pauvre. Si on devait discuter d’une réforme fiscale sur ces bases, on serait mal barrés. En même temps, j’ai pu rencontrer de nombreux fonctionnaires travaillant dans l’administration fiscale qui m’ont assuré qu’ils envoyaient de nombreuses données au ministère et qui se demandent pourquoi on n’en fait rien. » Le député – et ancien premier conseiller de gouvernement au ministère des Finances – Gilles Roth (CSV) s’en défend : « La transparence, très bien ; mais il existe aussi un secret fiscal ! Si on dit maintenant qu’il faut un screening, je trouve que c’est à côté de la plaque. Le screening est fait annuellement, cela s’appelle le budget. »
En matière fiscale, le programme du LSAP compte parmi les plus vagues, se contentant de revendiquer « plus d’équilibre entre l’imposition des entreprises et celle des personnes ». Si on a voulu noyer dans le flou programmatique les dissensions internes, c’est raté, car pas plus tard que lundi soir, elles ont refait surface lors d’une table-ronde organisée par la Fedil. En parlant de l’imposition des entreprises, Etienne Schneider a tenu à se rapprocher de son audience, quitte à se démarquer de ses camarades : « C’est idéaliste. Des fois, il faut mettre des choses dans son programme électoral pour plaire à certains courants. Je pense qu’il faut être réaliste. Nous vivons dans un monde globalisé ». Lucien Lux dit se rappeler des « discussions homériques » au sein du groupe parlementaire, lorsqu’en 2001 il s’agissait de voter sur la baisse d’impôts proposée par le gouvernement : « À l’époque, il y avait ceux qui disaient qu’ils ne pouvaient pas ne pas la voter et ceux qui craignaient une paupérisation de l’État ». Dans cette configuration, Lux se donne le (beau) rôle de l’opposant de gauche : « Je suivais cette deuxième voie, mais les faits sont têtus ». Ce qu’Etienne Schneider « aurait en fait voulu dire » (selon Lux), c’est que « dans le monde tel qu’il est fait, il faut savoir vivre avec des réalités qui ne nous plaisent pas. »
Face au poids des réalités, déi Gréng, qui, indépendamment de la configuration du prochain gouvernement courent peu le risque de se voir confier les clefs du ministère des Finances, ont opté pour une vue internationaliste. Ils fustigent les « pratiques d’évitement fiscal des entreprises multinationales » et promettent de vouloir « abandonner la politique des niches fiscales et miser plus fortement sur la transparence fiscale et l’échange automatique d’informations au sein de l’UE ». François Bausch précise: « Nous ne pouvons pas continuer à vivre dans une société où les entreprises font des bénéfices incroyables sans quasiment payer d’impôts ». Le programme vert porte la marque du socio-économiste Mike Mathias, ancien permanent à l’ASTM et ancien secrétaire général du Cercle de coopération (commanditaire de l’étude de Rainer Falk censée déterminer si le secret bancaire était compatible avec la politique de développement) qui a rejoint, il y a peu, Claude Turmes comme attaché parlementaire. Pour Mathias, « si le Luxembourg continue à jouer bande à part en matière fiscale, il en payera le prix. Et celui-ci sera très élevé. Aux premières difficultés, ne nous attendons pas à la sympathie des autres États membres. Ce sera sec : Regardez ce qui est arrivé à Chypre. »
À l’opposé, le programme électoral du DP semble avoir été concocté directement dans les bureaux des groupes d’audit des Big Four. Fruit d’une série « d’entretiens d’experts » avec des acteurs de la place financière afin de détecter, selon Claude Meisch, « où se trouve le potentiel qui rendra notre paysage fiscal plus attrayant », le programme du DP continue à lorgner vers les avantages concurrentiels nés des hausses d’impôts ailleurs en Europe : « Alors qu’autour de nous, d’autres pays sont en train de dégrader leur environnement fiscal, nous devrions y voir une chance ». On trouve dans le programme du DP également quelques « gimmicks » fiscaux parmi lesquels les « intérêts notionnels » introduits en Belgique en 2006 et dont la mécanique a pu permettre à Arcelor Mittal de ne payer que 81 millions euros d’impôts sur 5,8 milliards de bénéfices réalisés entre 2008 et 2011, comme l’a révélé la presse belge. (Claude Meisch souligne que la proposition s’adresse avant tout aux PME et précise qu’il faudra prévenir les « conséquences négatives inattendues » qu’a connues la loi belge.) Interrogé sur la pression internationale qui risquera d’empiéter sur ces essais de séduction, Claude Meisch déplore les « égoïsmes » et les « arrière-pensées populistes » de certains gouvernements de l’UE « supportant mal que d’autres aillent mieux ».
Le programme fiscal du DP s’allie bien avec celui du CSV, qui note avec un laconisme propre au long exercice du pouvoir : « L’imposition des entreprises doit continuer à contribuer à la sauvegarde de la compétitivité (…) Nous n’allons pas décider de hausses générales de la charge fiscale sur les entreprises. » À première vue donc pas de surprise, mais la stabilité déclinée sur le thème de la fiscalité ; reste qu’un point dans le programme a de quoi surprendre. On propose aux entreprises un choix d’imposition en binôme. Elles pourront opter soit pour un taux d’imposition élevé combiné à une assiette fiscale (la part des bénéfices qui sera effectivement imposée) réduite, soit pour un taux faible assorti d’une assiette large. (Gilles Roth précise : « Il faudra que l’entreprise s’engage sur un modèle pour au moins cinq ans ».) Le système optionnel est-il une réaction à la pression européenne ? « Ces considérations ont joué un rôle dans nos discussions », répond, un brin sibyllin, Gilles Roth. « À Bruxelles, l’idée qui circule est celle d’élargir l’assiette fiscale. C’est aussi une question d’éthique fiscale, certains déduisant plus de leurs impôts que d’autres ».
Le CSV semble implicitement vouloir prendre ses distances avec le système des tax rulings, cette opération fiscale par laquelle l’administration et le contribuable (ou plutôt, son consultant) se mettent d’accord sur l’assiette fiscale à appliquer. Dans une interview accordée fin décembre 2012 au mensuel Forum, Jean-Claude Juncker avait déjà dit le peu d’amour qu’il portait à cette procédure qui « réveille le soupçon qu’on permette des déplacements dans l’intérêt du grand capital pour lui permettre de ne pas payer ce qu’il doit en impôts dans certains pays. » Car, depuis que France 2 a fait des rulings un sujet de reportage qui avait fait transpirer un ministre des Finances un peu trop sûr de lui et avait présenté au passage le préposé du bureau d’imposition sociétés 6, Marius Kohl, entretemps parti à la retraite, comme l’homme de l’ombre de la finance internationale, les rulings sentent le soufre.
Si, sur la place financière, on continue à en faire l’éloge en parlant, dans la novlangue typique du milieu, d’un « nouveau modèle de gouvernance fiscal » s’inscrivant dans « la culture du dialogue » luxembourgeoise, la Commission européenne, peu sensible à ces particularités culturelles, voit la chose d’un autre œil et est en train de vérifier si ces accords ne constituent pas des aides d’État aux entreprises camouflées, donnant des avantages sélectifs et créant des « distorsions de concurrence ». Autre problème : ces tax rulings sont sujettes au secret fiscal et se négocient dans une sorte de boîte noire. Si l’Administration des contributions directes travaille en interne à en rendre les procédures plus claires et à les uniformiser, celles-ci ne sont pas destinées pour l’instant à être rendues publiques. Impossible donc de déterminer le taux d’imposition effectif, réel payé par une entreprise.
Si Gilles Roth promet donc de « ramener le taux nominal au taux réel », l’opération pourrait s’avérer intéressante ; car on pourrait alors se faire une idée plus juste des taux effectivement payés par les entreprises enregistrées au Luxembourg. Le taux légal maximum d’imposition devrait rejoindre celui de la Roumanie et de la Bulgarie (dont les taux maximum ont dégringolé de 38 et 40 à 16 et 10 pour cent) ou de l’Irlande (dont le taux se situe actuellement à 13 pour cent).
L’idée d’un abaissement des taux d’imposition, combinée à un élargissement de l’assiette, serait aussi une manière de calmer la Commission européenne et de tirer le Luxembourg de la ligne de mire, tout en continuant à jouer pleinement le jeu de la concurrence – ou du dumping, c’est selon – fiscal. Sur le principe, le DP et le LSAP tombent d’accord avec le CSV : pour Lucien Lux, ce serait une solution « plus juste », pour Claude Meisch un taux bas « faciliterait la promotion du paysage fiscal à l’étranger ». (François Bausch ne tient pas non plus à s’exclure d’avance du consensus ; à la question s’il veut revenir sur les baisses d’impôts sur les sociétés décidées en 2001, il adoucit ses propos :« Il ne s’agit pas de hausser les impôts, mais de les répartir autrement, et de les rendre plus justes ».)
Après le secret bancaire, adieu, tax rulings ? Les fonctionnaires de l’administration fiscale, évacuant en moyenne 980 dossiers par an, n’y seront probablement pas opposés. Pas sûr, par contre, qu’elle soit du goût des Big Four ; car plus le système d’imposition se fera transparent, moins on aura besoin de leur expertise en « ingénierie fiscale » .