Le hasard des dates, à la fin de la semaine dernière. À la télévision, devant la statue monumentale de Lincoln, celui qui allait être investi le lendemain comme nouveau président des États-Unis, descend les marches du mémorial. On passe à l’exposition de la galerie Clairefontaine, espace 2, avec au rez-de-chaussée des photographies autour de la révolution cubaine ; sur l’une d’elles, le même mémorial de Lincoln, et à la place de Trump, personne d’autre que Fidel Castro. C’était en 1959, peu de temps après qu’il eut pris le pouvoir dans l’île ; venu à Washington, il ne put rencontrer Eisenhower, parti jouer au golf. Vint le moment des premières mesures d’étranglement économique, avant le blocus proprement dit. Deux images, de quoi faire réfléchir sur le cours des choses, sur l’état du monde où nous vivons. Et à tout un chacun de se faire sa propre idée.
Les photographies, à la galerie Clairefontaine, ramènent aux années de la victoire de la révolution. À la ferveur des combattants, Fidel Castro en tête, lui, mort tout récemment, ne veut pas de monument, ce qui n’empêche pas son effigie d’être omniprésente ; il y a son frère Raoul, ses compagnons Che Guevara et Camilo Cienfuegos, ces deux-là à jamais esquissés dans leur portrait place de la Révolution, en face du mémorial José Marti. On retrouve les images entre autres de l’orateur, enthousiasmant sans doute, et en contrepoint le mannequin de Batista pendu, pour être brûlé après. C’est de l’histoire ancienne, elle revit là, et c’est autant de documents qui nous saisissent, nous interpellent.
Il y a eu une libération, c’est certain, une dictature a pris fin, l’espoir était donné de voir Cuba cesser d’être un énorme bordel. À qui, à quoi la faute que les promesses n’aient pas été tenues, du moins dans la mesure où on l’attendait. Jusqu’à aujourd’hui, en 2016, quelque 10 000 interpellations et arrestations. On se rappelle, obsédante, l’interrogation, la constatation, elle est dans les Justes, de Camus, qui résume tout le drame, la tragédie du vingtième siècle (pas question ici des régimes, des idéologies qui avaient inscrit d’emblée la mort sur leur bannière) : On commence par vouloir la justice et on finit par organiser une police.
À regarder ces photographies, tout était là pour aider à la mythification. Et la mort des uns comme la longévité des autres y ont contribué. Ils avaient vite franchi la porte du musée. Face à la célébration, il y a La Havane, la réalité tout simplement, tout banalement (mais elle n’est pas banale justement). C’est le premier étage de la galerie qui la déploie, et ce n’est pas celle des cartes postales, des couleurs, des maisons en mauvais état, des vieilles voitures américaines, brillant dans le soleil des Caraïbes. Yvon Lambert a eu combien raison de choisir le noir et blanc pour cette réalité-là, celle des petites gens, de la vie de tous les jours. Dans autant de scènes qui s’apparentent des fois au théâtre ; seulement, c’est d’autre chose qu’il s’agit, de moments captés dans des existences qui se révèlent pareilles aux nôtres, plus difficiles, certes, avec leur part de joie, de peine, de loisir et de labeur.
Les photographies d’Yvon Lambert sont parues (en plus grand nombre) dès 2007 dans un livre, chez Husson, intitulé Lézardes, suivant le titre de l’un des textes de Karla Suarez (native de La Havane) qui les accompagnent. Titre qui en dit long, et réfère à d’autres fentes ou fissures que celles des ouvrages de maçonnerie dont la solidité est compromise. Tel texte est d’une grande violence, la lézarde met à nu, ce n’est rien de moins que la vie qui est dès lors en question, en danger. Yvon Lambert, lui, suggère, une poésie certaine vient de son attention aux gens, à leurs sentiments, leurs gestes, au regardeur d’aller plus loin, plus profond.
La photographie qui ouvre le livre, elle figure de même au début de l’exposition, montre le Malecon, boulevard où se font les rendez-vous, les rencontres, désert toutefois, comme derrière un rideau d’éclaboussures d’eau. Souvent, il est ainsi comme un voile posé devant le réel, reflets d’une vitre, rais de lumière. Ce qui ensemble met les personnes, si proches, tant soit peu à distance ; les enfants, les jeunes femmes, esquissant un pas de danse par exemple, se livrent ailleurs dans toute la spontanéité qui est la leur. De la musicalité, oui, il en ressort de ces photographies, du rythme, et cela ne tient pas seulement de la contrebasse transportée sur un vélo.
De rares photographies, dans le livre, ont à faire avec la politique. Il arrive que sur un écran de télévision, Fidel Castro, en uniforme d’apparat, soit en train de faire un discours, mais c’est l’aménagement de l’intérieur qui arrête, qui attache, avec l’homme, le jeune homme qui tire un rideau. Le hasard, toujours, a voulu qu’Yvon Lambert fût présent à Cuba au moment du transfert de la dépouille mortelle du Che. À la télévision, on a pu suivre l’ultime voyage de Fidel Castro d’un bout à l’autre de l’île. On regarde les photographies d’Yvon Lambert, peu de temps après un séjour à La Havane, peut-être que la conclusion s’impose, Lazaro, le nom du personnage n’a pas été choisi au hasard par Karla Suarez, regardant sa mère, « en réalité c’est une vieille femme, mais elle était toujours aussi forte et lucide ».